La série The Goon d'Eric Powell fait partie des immanquables de l'indé'. Secret bien gardé d'un lectorat pas forcément obnubilé par les rendeurs de justice de la BD nord-américaine conventionnelle, ce personnage, accompagné par toute sa farandole de loufoqueries variées, fait partie des quelques inventions originales de ces dernières décennies à avoir réussi à construire sa propre mythologie. Powell fait partie de cette génération de descendants involontaires de Mike Mignola, avec un même goût pour les héros taiseux et carafés comme des armoires à glace, les monstres, et le cinéma d'épouvante des premières générations du parlant. Avec ses créatures tentaculaires, ses vampires, ses premiers morts vivants amateurs de cerveaux, et ses ébauches de science-fiction brinquebalante orchestrée sur la base de rouages, de mécanismes de savants fous inspirés par Frankenstein et le Docteur Moreau.
Mis ensemble, ces éléments qui convoquent le travail de Mike Mignola chez Dark Horse seraient toutefois incomplets sans la signature toute particulière d'Eric Powell dans les comics The Goon : l'humour. Un humour absurde, potache, de sale gamin amateur de violence gratuite ou de pitre s'amusant à mettre en mouvement un univers de conte macabre à cheval sur plusieurs imaginaires en glissant ici ou là quelques accents d'auto-parodie. Après Invincible, les éditions Delcourt publient une intégrale de la série The Goon, histoire de permettre à ceux qui seraient passés à côté de découvrir la bande-dessinée de Powell en un peu moins de volumes que les reliés déjà publiés en France. Une bonne opportunité de se marrer, et de se perdre dans les pages de ce monde particulier, presque unique en son genre.
The Goon suit le quotidien du personnage de The Goon, une vanne méta' inscrite dès l'origine de la série, attendu qu'il s'agit à la fois du nom et de la profession de ce héros bien particulier. En anglais, ce terme argotique désigne généralement les gros bras du crime organisé, les porte-flingues, les gorilles, les représentants d'une figure plus haut placée qui se chargent des sales besognes du patron. Dans une petite ville portuaire paumée aux mains des gangs, qui évoque les Etats-Unis des années trente avec ses gangsters en pardessus et ses agents du FBI à feutres ronds, c'est le Goon qui fait la loi pour le compte du clan Labrazio. Le personnage a sa propre petite clique, avec son meilleur copain Franky, acolyte assez violent et bête qui profite de sa position de bras droit du bras droit.
Sauf que The Goon n'est pas exactement une série mafieuse. Dans les interstices d'une guerre de territoire entre bandes rivales, la ville est aussi le sujet d'une infestation de zombies intelligents, menés par le personnage du Prêtre. Une figure de sorcier vaudou ombrageux qui espère bien arracher la cité aux mains des Labrazio et du Goon en particulier, à quelques bornes d'un savant fou inventeur de robots géants, d'un voisinage de vampires, loups garous et poissons humanoïdes doués de la parole, en résumé, un joyeux vivier de créatures piochées dans le catalogue des monstres d'Universal et mélangées à l'atmosphère d'une pauvre bourgade américaine de vieux pêcheurs, d'alcooliques et de fripouilles de toutes sortes. La série suit le combat entre le Goon et le Prêtre entre deux aventures plus potaches, plus anecdotiques, mais souvent bien cinglées et amusantes, Powell faisant dès le départ le choix de ne pas se prendre au sérieux.
L'atmosphère de la série The Goon marche comme une contre-lecture des oeuvres de Mignola. Il s'agira toujours de conflits dans des environnements obscurs, évoquant des références culturelles communes du cinéma fantastique, mais prises avec une légèreté et une envie de se défouler follement ludique et gamine. De simples blagues méta' en sous-texte aux dialogues absurdes, aux occurrences de bagarres et d'aventures musclées à coups de poing, de flingues ou de lancers de couteau. Un esprit à part qui joue sur deux dynamiques, attendu que la série a aussi ses moments de sérieux ou de drame, en aimant varier de temps à autres sur le mal être du personnage principal (en piochant là-encore dans les codes du film noir, avec ce héros à gueule cassé incapable d'oublier son premier amour, traumatisé par un voyage à Chinatown, et avec une origine de personnage maudit à la Tim Burton).
L'ensemble reste très généreux et se ponctue généralement de compléments annexes insérés par Powell, avec des histoires courtes, des blagues méta-textuelles sur le format de parution des comics (fausses publicités ou fausses revues de super-héros anticommunistes entre deux numéros). Le rythme est lui-aussi assez éclaté avec des aventures "bonus" ponctuant un arc de plusieurs épisodes, là-encore, dans un esprit à la Mignola : beaucoup des histoires publiées dans cette intégrale sont en fait des one-shots débarrassés de toute envie de fil rouge ou de narration de long-terme. La technique permet à Powell de faire vivre ses personnages dans un vaste univers en perpétuelle construction, sans obliger les gens à suivre une intrigue trop construite. Ce qui va forcément bien avec un bouquin aussi pensé pour l'humour, qui ne se complique pas la vie.
Au-delà de l'atmosphère et de l'écrit, la saga The Goon a aussi beaucoup profité du talent d'Eric Powell aux dessins. Dans ce premier volume, son talent pour les couleurs n'apparaîtra que dans la seconde moitié, avec l'assistance occasionnelle de Dave Stewart et de son propre frangin, Robin Powell. Agile de ses crayons, l'artiste évolue de premiers arcs travaillés et ciselés, où la générosité du dessin s'amuse à varier entre un trait simpliste et grotesque superposé à des personnages plus travaillés et vivants, vers un style plus proche du cartoon. Une fois le rythme de croisière trouvé, The Goon a une gueule de dessin animé grinçant, ce qui colle forcément aux dialogues de Powell et à son goût général pour les monstres et la série B auto-diagnostiquée. Par moments, l'auteur va s'autoriser des petites folies en peinture, à l'image de ses scènes de flashbacks, et poser sur ses personnages des contours plus nets ou plus léger en fonction des numéros.
La série The Goon a réellement une gueule bien à elle, avec des personnages aux silhouettes géniales et des tronches à la Richard Corben, un goût pour les vieilles mécaniques, les vieux flingues et les vieilles bâtisses en ruine, des découpages amples avec une action lisible et généralement peuplée de bonnes idées, et avec cette colorisation qui deviendra, plus tard, la signature du travail de Powell. Le style peint en nuances de vert, de gris, de jaunes, pour former une esthétique à part sur ces gueules de cartoons étonnamment travaillées, en ne trahissant jamais l'aspect loufoque et volontairement simpliste de certains passages, là-encore, dans l'idée de ne pas toujours se prendre au sérieux.
On se marre devant The Goon, et on apprécie de retrouver les premières aventures du héros musclé plus de vingt ans après sa première apparition. Etonnant mélange des genres, foutraque, bizarre, le guerrier à casquette tabasse du zombie, du monstre géant et ses propres copains de temps à autres (une araignée qui perd aux jeux de cartes et une otarie qui prédit l'avenir, entre autres bizarreries) avec humour et avec une certaine élégance, dans cet alignement des planètes entre le Tim Burton des débuts et le Hellboy pourfendeur de chiens géants et de scientifiques nazis des tout premiers temps. Avec son dessin génial et sa capacité à composer un monde riche, peuplé de trouvailles et de bonnes idées, en continuant de s'amuser comme un grand enfant dans une boutique de vieilles VHS de films d'horreur en noir et blanc, Powell aura réussi son pari. A noter les bonus ajoutés à cette intégrale, avec un carnet de croquis, quelques couvertures VO jamais publiées jusqu'alors et une bonne quantité de réinterprétations du Goon par les nombreux artistes qui auront rendu hommage au personnage. Petit monument, pour ceux qui rêvaient d'un Hellboy écrit dans le style de Tony Chu, ou d'un Lewis Trondheim aux manettes de Frankenweenie.