Fanatiques avoués du travail de Richard Corben, les éditions Delirium ont eu à plusieurs reprises l'opportunité de réimprimer quelques uns des chefs d'oeuvre de l'artiste. Les volumes de Eery, Creepy ou Monde Mutant côtoient les aventures de Judge Dredd ou de Button Man (L'Exécuteur) dans le catalogue de cette société, spécialisée dans la bande-dessinée underground. Le style inimitable de Corben obéit au principe fondamental de ce genre de comics à la marge de l'art séquentiel traditionnel, sapé de héros en capes et réfractaire aux codes de la ligne claire : repoussant pour certains, magnétique pour d'autres, le bonhomme fait partie de ces dessinateurs rares dont l'oeuvre fascine, quoi qu'aient pu en penser les élites en poste en des temps plus rigoristes.
Avec son coup de crayon unique en son genre, son usage si particulier des couleurs, et une pelletée de thèmes et d'obsessions récurrentes,
Richard Corben se sera taillée une place dans le panthéon des tous grands, à coups d'épées bâtardes, de poitrines volumineuses et de monstres difformes étrangement détaillés. Il y a deux ans, l'artiste se hissait jusqu'aux cimes des gaufriers en obtenant Grand Prix du
Festival International de la Bande-Dessinée d'Angoulême il y a deux ans. Une chouette opportunité de découvrir son travail pour toute une nouvelle génération de lecteurs, attendu que le bonhomme ne s'est toujours pas arrêté de travailler. Cette année,
l'édition française de Murky World, sortie d'une parution feuilletonnante dans les pages du magazine
Heavy Metal, vient saluer les quatre-vingt ans du vieux baroudeur, toujours aussi cramponné à ses thématiques fétiches.
La série Murky World s'intéresse à l'aventure de Tugat, couillon adroit de son glaive perdu au milieu d'une aventure sans début ni fin. Dans la brume du "Monde Trouble", son voyage est un aller-et-retour dans un ordinaire désaccordé : guerrier paumé, puis jeune homme embarqué malgré lui dans une vie d'esclave, le héros chemine de péripéties en péripéties dans un monde absurde aux contours difficiles à définir, et où le passage du temps métamorphose peu à peu son apparence, sans logique, et sans que le personnage ait le sentiment d'avoir appris grand chose en définitive. Le scénario de Murky World évoque le travail des frères Coen sur le passage du temps comme idée d'une boucle qui ne se conclut pas, et ne cherche pas à imiter la progression normale d'un scénario traditionnel. Lorsque Tugat commence son aventure, on sait peu de choses sur lui. Lorsqu'il la termine, on n'en saura pas beaucoup plus.
Le héros imite le modèle de Conan le Barbare, dans un environnement très largement inspiré par l'Âge Hyborien de Robert E. Howard. Esclaves, monstres menaçants, larges étendues désertiques, nécromanciens et tyrans tout puissants peuplent le paysage, avec un héros musclé et une armée de femmes tentatrices prêtes à jouer de leur charme pour obtenir quelque chose de lui. Grand fan de Howard, Richard Corben adaptera à plusieurs reprises les écrits de l'illustre auteur, considéré comme l'un des inventeurs de cette fantaisie barbare et brutale, moins chevaleresque et poétique que certaines autres représentations de l'imaginaire des rois, dragons et porteurs d'épées. A ceci près que Corben est aussi un expert de la parodie : loin de la grandeur de Conan, Tugat se présente comme un imbécile qui tombe systématiquement dans les mêmes pièges et accomplit peu de choses malgré son envie de bien faire.
Le monde qui l'entoure est ouvertement cynique, avec des portraits de salopards variés dans la tradition mordante des comics undergrounds. Sentences morales douteuses, exploitation de l'homme par l'homme et presque aucune figure fondamentalement positive, le Murky World fonctionne comme un petit théâtre de bizarreries découpées en épisodes narratifs très nets. Aux Etats-Unis, la publication dans Heavy Metal imposera à Richard Corben de retrouver ce style saccadé, fidèle aux revues d'autrefois, avec une insistance sur les contextualisations permanentes pour rappeler au lecteur ce qu'il était en train de lire le mois suivant. Cette narration donne un certain charme au volume, pour les amateurs des dingueries d'antan de Métal Hurlant ou de ces sagas déconstruites qui paraissent subitement plus denses une fois mises bout à bout.
Le monde de Murky World répond à toute la bibliographie de Richard Corben sur le plan thématique : un monde dur et violent où se bousculent toutes sortes de créatures, une humanité grinçante où chaque individu est égoïste et sans pitié, et une profusion de nudité dans les clous de sa bibliographie. L'artiste ne se sera jamais caché de son goût pour la sensualité, placardé par toute une série de tics visuels dans la représentation des corps féminins et une sorte de sous-texte largement explicite sur la masculinité frustrée de son personnage principal. A ce sujet, la traduction française d'Alex Nikolavitch assume l'hommage à cette fantasy plus brusque et moins élégante, en embrassant le ton quasi-parodique du texte original. Ca braille, ça jure, ça s'insulte et ça sort des gueuleries d'autrefois qu'une bande-dessinée plus normale n'assumerait peut-être pas. Sur ce fond violent et désertique, les dialogues et la narration servent de critère différenciant à une BD qui s'assume dans son esprit de sale gamin.
Au demeurant, Murky World évoquera davantage le travail de Corben sur Den ou The Bodyssey que les Monde Mutant ou Eery du catalogue Delirium. Pour les néophytes, l'intrigue évoquerait aussi Le Grand Pouvoir du Chninkel de Van Hamme, dans ses contours de roman philosophique sous acide ou de réflexion sur l'humain dans un environnement inhabituel. La brume, l'étrangeté du "Monde Trouble" et cette topographie en perpétuelle évolution, serait intéressante à analyser sur le plan implicite, pour cet auteur qui ressasse quelques unes de ses thématiques de coeur en mettant en scène un jeune homme en vieillissement accéléré, et qui ne semble pas avoir changé ou appris à séduire au fil de ce long voyage à travers la vie. Les portraits évocateurs de ces personnages, le rapport du héros au monde qui l'entoure, et la bizarrerie métaphorique du volume posent des questions sur le sens à trouver dans cet énième ajout à une bibliographie déjà très chargée. A voir comment Murky World sera intégré à la bibliographie complète de Corben avec le recul, une fois que le temps aura été pris.
Côté dessins, peu de surprises pour les amateurs : avec cet éternel grand-écart entre un réalisme des couleurs et des corps et un goût pour la caricature et les traits grossis ou silhouettes difformes de ses personnages, le style de Corben parait là-encore assez identique à ses premières démonstrations de force dans les années 1970. Un poil plus grippé dans les contours et les fonds, l'artiste reste assez surprenant du haut de sa longévité dans le métier, et bâtit son énième réinvention de la mythologie de Robert E. Howard dans le canon de sa bibliographie. Une franche réussite pour les fans de ce trait si particulier.
Murky World vient s'empiler sur la pile des grandes oeuvres de Richard Corben éditées chez Delirium pour combler un manque. Grande figure de l'underground américain, cet artiste, dérivé anglophone des satiristes et grands inventeurs fous de l'ère Métal Hurlant, poursuit ses longues décennies de carrière sans avoir rien perdu de son talent, et sans avoir jamais renoncé à ses obsessions de scénaristes. Produit à part, produit risqué, on saluera le courage de l'éditeur français qui continue d'importer des oeuvres de colosses souvent trop peu connus de notre côté de l'Atlantique, pour les amateurs de raretés, de folies violentes ou absurdes en reflet déformant de l'art américain généralement engoncé dans des codes plus proprets. Une bibliographie entière à découvrir, pour ceux qui seraient passés à côté.