De moins en moins versée dans les formats courts, la Maison des Idées s'autorisait récemment une petite expérience : une histoire de quatre numéros, détachée de toute continuité. Ou plus précisément, située dans un environnement pensé pour évoquer une version antérieure de l'univers Marvel, à l'époque du manoir des Vengeurs, d'un quotidien "classique" pour les super-héros de la compagnie. A l'image de ce qui avait été proposé pour Symbiote Spider-Man, l'éditeur laisse à Alan Davis et Paul Renaud, responsables du scénario et du dessin de la mini-série Avengers/Defenders Tarot (ou simplement "Tarot" dans sa publication originale) un espace de liberté, pour s'amuser avec les jouets sans risquer de mettre le désordre.
Le titre se présente comme une aventure d'une nuit pour les deux équipes, avec quelques ruptures de réalité, un emballage intéressant, et un hommage général au bizarre des années Silver Age. Avec de superbes dessins et pas mal d'invités utiles ou dispensables, et quelques cahots de narration, pas exempte de défauts, sur la ligne d'arrivée. Comme toutes les bonnes histoires, celle-ci démarre par un sorcier nazi.
Tarot s'ouvre sur une séquence qui évoque le travail de Mike Mignola sur Hellboy : trois justiciers, Namor, Captain America et la Torche Humaine, pendant la Seconde Guerre Mondiale sur le point d'affronter le chef du département mystique du Troisième Reich. Le combat tourne mal et les trois héros risquent bien de ne pas s'en sortir. Soudain, Captain America se transforme en Hulk, sans explications, et tire ses camarades de ce mauvais pas. Retour au présent, avec l'équipe des Defenders en plein affrontement avec Cyrus Black pour récupérer un puissant artefact (le "Ichor"). Victorieux, les héros suivent la trace du signal énergétique émis par cet objet, et se retrouvent parachutés au manoir des Vengeurs. Sur place, le maléfique Diablo les attend, et va manipuler l'ensemble des guerriers protecteurs avec des cartes de tarot toutes puissantes. Les choses vont ensuite un peu plus loin.
La série Avengers/Defenders Tarot épouse les contours d'un style ouvertement poussiéreux. Les personnages parlent beaucoup, expliquent ce qui est en train de se passer. Leurs interactions sont cordiales, avec une certaine noblesse dans les échanges de dialogues et une bonne densité dans les événements compris dans chacun des numéros. Couplée avec les dessins de Paul Renaud, qui s'appuie sur d'anciens designs pour la plupart des personnages, cette écriture cherche manifestement à restituer l'atmosphère du Marvel de l'ère Lee et Kirby, du Marvel du Silver Age, où les personnages passent aisément d'une situation à l'autre, où un vilain à barbichette est capable de posséder les super-héros les plus forts le temps d'un arc ponctuel, et où le réalisme est laissé à la porte. Beaucoup de figures traditionnelles interviennent au fil de l'histoire, qui emploie beaucoup de concepts emblématiques de cette période dans leur version "originale".
Au-delà de la bouffée d'air frais pour les lecteurs nostalgiques du Marvel antérieur à Avengers : Disassembled, la méthode permet surtout à Alan Davis de positionner son récit dans un contexte habituel et identifié, en cherchant à retrouver une essence très évidente et quotidienne pour ces personnages qui s'assument comme de simples héros de BD. Portraits typiques de super-héros plus que vecteurs d'humanité, les Avengers et Defenders de Tarot imitent le chemin emprunté par Animal Man ou Ultra Comics dans le tracé d'une aventure de métafiction : faire parler des héros de BD en faisant comprendre à tout le monde qu'il s'agit bien de héros de BD, pour ensuite insérer une variable d'inhabituel dans ce monde aux règles figées. Le fait de retourner à la simplicité du Silver Age marche dans ce sens.
Très vite, l'histoire s'accélère à mesure que le bizarre se répand dans les planches : personnages de cartoons, uchronie nazie, fusion de réalité, l'aventure évolue comme une longue fuite en avant où les personnages se tapent dessus sans comprendre ce qui est en train de leur arriver. Les héros de comics se retrouvent mélangés avec le reste du coffre à jouet en s'apercevant peu à peu de leur propre condition, et du problème qui se pose pour eux dans une histoire qui reste formée comme une grande allégorie méta', à la façon de l'épisode du train dans Rick & Morty. Une aventure parodique, conçue en temps réel par des "scénaristes" qui s'amusent sans chercher à correspondre aux archétypes de ce style de fiction. Pensez au travail de Grant Morrison dans Multiversity, avec cette façon de mettre en relation la réalité des héros de comics face à la main toute puissante de l'auteur qui s'amuse à les manipuler, et des protagonistes qui tentent de se rebeller sans réussir à admettre que leur vie n'est que simple fiction.
En suivant cette grille de lecture, il sera intéressant de lire Tarot une seconde fois après avoir compris le sens de la métaphore (sautez au paragraphe suivant si vous ne l'avez pas encore lu) : des gamins qui jouent avec leurs cartes de personnages de comics, bricolent un scénario facile d'accès et, à force de s'ennuyer, ajoutent à l'histoire leurs autres joujoux, qu'il s'agisse de figurines de dessin animés ou des autres BDs de papa. Partant de là, le scénario, assez touffu et pas toujours très clair, s'explique et se justifie sur plusieurs plans. D'une part, on accepte que l'histoire soit un immense bordel, parce que scénarisée par des gosses qui ne cherchent qu'à s'amuser en rajoutant des méchants ou des scènes sans queue ni tête. D'autre part, on accepte mieux le fait que les héros eux-mêmes aient l'air de ne rien comprendre, attendu que ce qui leur arrive ne correspond simplement pas à leur réalité. Certains effets sont assez bien fichus, à l'image des énormes lettres qui apparaissent en milieu de page lorsque le frère ou la soeur des deux "auteurs" avoue qu'il s'ennuie et qu'il serait temps de bastonner un peu plus fort. Une sorte de petit équivalent local de The LEGO Movie.
Alan Davis se prend toutefois les pieds dans le tapis en n'étant pas plus clair sur la direction de fond de son scénario. Pendant une bonne partie du volume, on attend des explications qui ne viennent pas, ou qui viennent tard et sont même là-encore assez opaques compte tenu de la densité des événements. Le scénariste britannique, qui faisait ses premières armes sur le concept même de "rupture de réalité", en illustrant les séries Marvelman (Miracleman) ou Captain Britain d'Alan Moore chez Marvel UK il y a quelques décennies, tombe dans un piège routinier pour les séries qui abusent de ce concept en ne laissant pas assez d'indices au lecteur sur ce qui est en train de se passer. Ce qui a souvent tendance à rendre la surprise décevante (selon le fameux principe "et en fait, c'était un rêve" souvent accusée d'être une porte de sortie facile au manque d'imagination), et en se reposant sur une histoire générale un peu trop chargée.
Cela étant dit, l'histoire reste agréable à la relecture, et pourra même satisfaire ceux qui n'auront pas envie de comprendre sur le simple plan esthétique. D'une part, l'ensemble reste assez superbe, et d'autre part la folie générale de l'intrigue laisse à Paul Renaud la place de s'amuser, avec des personnages venus d'autres imaginaires, des fusions de héros assez géniales (mention spéciale à Doc Surf, qui enterre à lui tout seul les Infinity Warps et autres saloperies dans le style) et des pages de bagarres proprement magnifiques. L'intérêt de Tarot réside aussi dans cette capacité à accorder la forme et le fond, et faire une parodie de blockbuster estival ou d'arc scénaristique surchargé en caméos et en échanges de super-baffes en mettant le dessin à niveau de ce type de propositions. Si bien qu'on s'amuse, même sans comprendre, à le première lecture, en feuilletant les dingueries qui se promènent ici ou là dans le grand jeu de piste ludique de Renaud et Davis.
Improbable micmac, Avengers/Defenders Tarot part d'une très bonne idée : reprendre les personnages du Marvel classique et leur imposer une aventure façon The LEGO Movie avec ce qu'il faut de péripéties et d'idées originales pour tenir le lecteur éveillé. Si Alan Davis butte sur la maîtrise du rythme et la construction générale de son scénario, qui risque de laisser à la porte ceux qui pourraient passer à côté de la métaphore, l'exercice de style est dans l'ensemble réussi une fois le concept posé. De son côté, Paul Renaud rayonne, avec des personnages Marvel à l'ancienne, des fusions réussies et des scènes d'action amples et variées, dans un ensemble fourni et généreux qui se lit comme une bonne petite histoire méta' entre deux séries régulières et événements lourdingues. Une chouette petite surprise, imparfaite mais charmante, et qui a le mérite de savoir s'amuser.