Marie-Paule Noël est éditrice et traductrice freelance (Delcourt, HiComics, Glénat) et chargée de projet droits des femmes dans l'association The Ink Link.
Arno m'a laissé la possibilité d'écrire aujourd'hui ce texte suite à un débat qui a lieu sur les réseaux sociaux sur deux traductions publiées en VF. Pas la peine de nommer qui et quoi, ce n'est pas le but de cet écrit.
Depuis ses débuts, le milieu de la BD, et notamment celui des comics, est très masculin. Cela a eu de nombreuses conséquences, de l'invisibilisation d'autrices (une pensée à Joye Hummel et toutes les autrices qui ont dû utiliser des pseudos pour être publiées) à l'autocensure des éditeurs qui a empêché l’émergence, à une certaine époque, de figures féminines importantes, en passant par l'inégalité de rémunérations entre femmes & hommes, ou bien encore, des faits d'abus de pouvoir de la part d'hommes en place dans le milieu. Heureusement, l'augmentation du nombre d'autrices et la libération de leur parole en public ont entraîné de notables améliorations, même si de nombreuses inégalités restent encore à régler.
La traduction est soumise elle aussi à cette domination masculine du métier, même si le monde de la trad tend à se diversifier, notamment chez des éditeurs plus indé, qui font plutôt du roman graphique. Avoir la volonté aujourd'hui d'embaucher plutôt une traductrice qu'un traducteur et, en plus, de l'annoncer en public est pour le moment considéré comme un geste militant.
Si l'éditeur a un système en place, qui fonctionne, qui va vite et qui ne lui pose pas de problème, il ne va pas forcément changer ses habitudes, car parfois, le nombre d'albums à l'année est trop important pour avoir le temps de faire un travail de préparation de copie, puis de relecture et enfin de validation de traduction. C'est tout à fait compréhensible.
Le travail de traduction est un travail d'autrice/d'auteur, et cette dernière/ce dernier signe un contrat qui stipule que le matériel d'origine doit être respecté. Il faut être fidèle à ce que les auteurs ont écrit en VO, et les messages qu'ils font passer à travers les actions et les dialogues de leur personnage. Ce n'est pas simplement une traduction littérale, cela implique de faire des choix, notamment lorsqu'il y a des références dans la VO qui sous-entendent d'avoir des connaissances de la culture américaine ou de lieux parfois paumés. À ce moment-là, la traductrice/le traducteur doit choisir comment adapter cela en français. Il faut que l'idée de départ se retrouve dans la traduction. C'est aussi la raison pour laquelle être traducteur/traductrice ouvre des droits d'auteurs, car son travail est considéré comme de la création. La réputation de l'éditeur est engagée par son choix de traducteur : s'il n'est pas satisfait du résultat, il est en droit de la refuser ou de lui demander un re-travail des écrits. Tout texte est validé par l'éditeur, qui a le dernier mot sur le texte final.
La diversité est nécessaire pour éviter de se retrouver, comme c'est déjà le cas, avec des traductions qui ne respectent pas le texte d'origine, qui font des contresens, voire qui sont insultantes (sexisme, homophobie, validisme, non-inclusion). Elle est nécessaire parce que certains textes parlent de sujets qui mériteraient un vrai engagement de la part des éditeurs, ces derniers choisissant en fonction de ce qui est dit dans l'œuvre. Bien sûr, je ne dis pas qu'il faut à chaque fois attribuer une femme à une scénariste, loin de là, mais il faut également savoir cibler la personne à qui ce travail va être confié.
Comment peut-on faire traduire un personnage qui véhicule des idées engagées sur la condition des femmes à quelqu'un qui ne croit pas à ces valeurs, et qui potentiellement peut trahir le message d'origine ? Comment peut-on faire traduire un auteur gay à quelqu'un qui est homophobe et qui réussit à placer une allusion homophobe dans sa trad' ? Bref, je n'ai pas besoin de lister des tas d'erreurs publiées pour que vous saisissiez le concept. Il y a bien évidemment des traductrices et des traducteurs qui font très bien leur travail, et qui respectent le texte d'origine, sans pour autant correspondre au genre de l'autrice ou de l'auteur. Et je ne parle même pas des personnes racisées, trans ou non valides.
Ces choix sont problématiques, car ils vont à l'inverse de ce qui est dit en VO. Et ce n'est pas tolérable. D'aucuns évoquent la légalité d'insérer des opinions personnelles dans un texte traduit, mais je doute que ça soit illégal (il faudrait pouvoir lire un contrat de trad chez l'éditeur). En tout cas, les autrices/auteurs des textes d'origine peuvent effectivement demander à ce que la traduction soit changée. Car il faut prendre en compte le droit moral de l'autrice/auteur d'origine, dans un monde international où l'autrice/auteur ne veut pas uniquement que son œuvre soit traduite pour des raisons financières, mais aussi pour diffuser un message. Si on lui colle un message contraire à l'esprit de son œuvre, elle/il peut se retourner contre l'éditeur VF, car celui-ci est responsable de l'adaptation en langue traduite.
Mais imaginez le coût que cela représenterait pour l'éditeur : un retirage, selon le nombre tiré, le rappel des exemplaires déjà placés en libraires, mettre au pilon, refaire travailler ses prestataires, etc. Tout cela coûte cher, sans parler du gâchis matériel. Il vaut mieux que les personnes impliquées dans le processus échangent en direct avec les auteurs et trouvent une solution qui apaisera le débat (une note à glisser dans l'ouvrage ?). Et que dans le futur, les éditeurs diversifient leurs prestataires en fonction de leurs titres et de ce que ces derniers véhiculent dans leurs écrits...