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Promethea : cartographie des imaginaires selon Alan Moore et J.H. Williams III

Promethea : cartographie des imaginaires selon Alan Moore et J.H. Williams III

ReviewUrban
On a aimé• Porte d'entrée vers une culture à part
• Le travail (invraisemblable) de J.H. Williams III
• Folle générosité de concepts
• Marrant
• L'une des oeuvres les plus personnelles de Moore
On a moins aimé• Quelques limites dans la démonstration
• Parfois opaque
• Une scène de sexe qui vieillit mal
Notre note

La saga de Promethea occupe une place très à part dans la bibliographie d'Alan Moore. Conçue avec le dessinateur J.H. Williams III, cette bande-dessinée de trente-deux numéros trouve son origine dans l'ère de America's Best Comics, une petite structure éditoriale fondée par le barbu au sein de WildStorm (Image Comics) dans les années quatre-vingt dix. A l'époque, Moore, las de correspondre aux attentes dogmatiques des pourvoyeurs de super-héros, vient se greffer à l'élan de création généré par une petite troupe de dessinateurs en quête d'indépendance. En l'espace de quelques années, il travaillera avec Todd McFarlane sur Spawn, Rob Liefeld sur Supreme et Glory, et Jim Lee sur quelques autres projets, Voodoo ou les WildC.A.T.S. ici ou là. 

En marge de ces projets pour les héros des autres, l'auteur se prend d'une boulimie créative pour sa propre maison d'édition. A l'époque, apparaîtront Tom Strong, Top 10, La Ligue des Gentlemen Extraordinaires et les Tomorrow Stories, empochant toutes un salut général de la part de la critique et du lectorat. A part du groupe, Promethea sera en revanche cité comme le meneur de peloton, le chef d'oeuvre insoupçonné de ce petit catalogue, qui enragera longtemps les amateurs de Moore incapables de faire comprendre à un entourage moins spécialiste la portée de cette oeuvre particulière. Pour l'auteur, il s'agit d'une oeuvre plus personnelle, touffue, dense, qui évoque son rapport aux arts mystiques, à la magie dans ce qu'elle a de commun avec l'art et l'invention, présenté sous une forme susceptible de convenir à des amateurs de comics plus conventionnels.
 
Après avoir passé plusieurs années à tapisser le terrain, en important une bonne partie de la bibliographie DC Comics du barbu en France, Urban Comics a habitué le lectorat au nom et au style d'Alan Moore avant de le guider vers des oeuvres plus complexes à manoeuvrer. Redigérée par le traducteur Jeremy Manesse, Promethea fait son entrée dans le catalogue de l'éditeur avec un premier volume, où l'épaisseur philosophique du texte s'empile sur la générosité du dessin de J.H. Williams III. Un énorme morceau à décortiquer, point par point.
 
 

Books of Magic

Le personnage de Promethea apparaît dans un contexte relativement familier pour les amateurs de la fiction des surhommes. Moore ne brusque pas les choses, en adéquation avec sa tactique scénaristique habituelle - partir de codes établis avant de s'emparer d'un sujet, pour y instiller ses propres réflexions sur toute une variété de sujets (la nature, le temps, l'anarchie, etc). Le volume démarre sur un bête devoir de fac' : la jeune Sophie Bangs s'intéresse au personnage fictif de Promethea, une héroïne de mythe récupérée par la fiction populaire à plusieurs moments du XXème siècle. Moore brouille les pistes en signant une préface mensongère sur l'histoire du personnage de Promethea à travers ses différentes itérations, à la façon des Coen au début de Fargo, pour mettre en abyme le lecteur sur ce rapport entre sa propre invention et l'invention au sens plus général.
 
Sophie remonte la trace de Steve Shelley, auteur d'un comics fleuve sur Promethea et dernier bonhomme à avoir poursuivi la longue saga de l'héroïne. Shelley est mort quelques années auparavant, et sa veuve Barbara n'accueille qu'avec très peu de chaleur les questions de la jeune femme. Lorsque toutes deux sont attaquées par un démon de forme étrange, Barbara Shelley va subitement se transformer en Promethea, pareille aux planches illustrées par son regretté mari. Celle-ci doit alors expliquer la vérité : plus qu'une oeuvre de fiction, Promethea se matérialise dans le réel chez celles et ceux qui racontent sa légende. Une sorte d'emprunt au personnage de Shazam, avec un personnage capable de se transformer en une entité antique toute puissante selon certaines conditions. Sophie se met à écrire, et badaboum, devient la nouvelle Promethea. Il lui appartiendra d'en apprendre plus sur la matérialité de cette nouvelle identité, et d'explorer le monde des idées et des mythes qui l'accompagne au passage.
 
 
Au premier abord, Promethea évoque l'éternel rapport entre réalité et fiction qui obsède les auteurs de comics anglais depuis un bon nombre d'années. Bill Willingham avait abordé les contes de fées dans Fables, Grant Morrison les héros de BD dans Animal Man, Mike Carey les héros de romans dans The Unwritten. Moore va plus loin en filant une longue métaphore sur cette dichotomie mensongère qui échapperait encore au commun des mortels : les inventions, les fictions, et donc les idées, seraient toutes aussi réelles que les choses du concret, occupant seulement une part de la réalité invisible à l'oeil nu. 
 
L'auteur va développer un principe de monde de l'esprit dans lequel les "histoires", mais aussi les sentiments, les divinités, les grands principes fondamentaux, évoluent à l'ombre du pragmatisme dogmatique des humains qui n'ont pas été instruits. Promethea est un voyage d'apprentissage, long détaillé, vers ce monde de l'esprit, régi selon les principes religieux ou philosophiques chers à Moore. La Kabale, le tarot, l'astronomie, les religions occultes et la magie rituelle, dans sa capacité à charger de sens et de symboles certains éléments précis, une quête de l'élévation spirtuelle qui lui serait venue en mâchouillant, rêveur, un champignon hallucinogène devant une peinture de l'arbre de la vie.
 

 
Le comics développera surtout cette idée dans les volumes suivants, conçus comme une leçon d'ésotérisme mise en mouvement et basée sur une intrigue construite. Pour l'heure, les premiers numéros empaquetés dans l'édition d'Urban Comics concernent surtout la découverte de Sophie de sa nouvelle identité de Promethea, avec un tissu de références ludiques pour trouver son chemin. Le monde "réel" de l'héroïne est d'abord un monde de super-héros. Une parodie des Quatre Fantastiques, les Cinq Sympathiques, surveille la ville semi-futuriste où vit et étudie l'héroïne, avec un équivalent carnassier du Joker et une acceptation commune du concept des "héros de la science", ces surhommes parodiques inventés par Moore pour se payer implicitement la tête de DC Comics ou Marvel. Un environnement urbain riche en clins d'oeils et en panneau publicitaires cyniques, avec quelques gags de spécialistes (selon Mark Waid, le "Gorille qui Pleurniche", une BD surréaliste de cet univers, serait une référence à une légende urbaine qui dit qu'un comics se vend mieux avec un gorille et un fond violet sur la couverture. Avouez que c'est attrayant).
 
L'histoire fictive de Promethea permet aussi à Moore de commenter la réalité de certaines autres héroïnes de fiction. Lors de sa première incarnation "moderne", Promethea aide les soldats de la Première Guerre Mondiale dans une parure angélique qui évoque la femme guerrière en peinture (façon Marianne). Elle représente à la fois le traumatisme historique de cette période, et l'image de la femme-mère, aimante, dévouée, protectrice et angélique. Plus tard, pendant les années pulps, Promethea deviendra une allégorie de la fantasy barbare à la Conan, avec là-encore un commentaire méta' sur les roulements de scénaristes mal payés dans les magazines destinés à la jeunesse. Après le boum des super-héros, Promethea devient une héroïne caucasienne plus docile et plus douce, mais aussi plus matérialiste et évoluant dans un univers romantique. Clin d'oeil évident au travail de Robert Kanigher sur Wonder Woman ou à la superficialité du DC Comics de Mort Weisinger, pendant la période de l'après guerre, où la bande-dessinée amoureuse prend peu à peu la place des super-héros. Enfin, la Promethea de Barbara Shelley représente l'Âge de Bronze, le retour à des personnages féminins plus forts et intéressant en reflet de cette génération d'auteurs masculins accompagnant le féminisme de seconde vague.
 
Cette façon de convoquer l'histoire vraie de la bande-dessinée de super-héros permet aussi à Moore, en remontant un peu plus loin que le XXème siècle, de parler du passage plus général des mythes à travers le temps. De la même façon que pour Superman et Heraclès, Promethea descend d'une tradition d'héroïnes plus ancienne, venue d'une une société moins uniforme. L'auteur a souvent expliqué que la disparition de la magie rituelle, et de son fameux monde de l'esprit, s'expliquait en partie par une uniformisation de la société et par le rejet général du mystique après l'apparition du monothéisme en Europe et de la science ou de la médecine contemporaine. Avec Promethea, le bonhomme ajoute à son discours historique sur le super-héros l'idée que ces produits de consommation destinés au grand public sont au départ des repères symboliques et culturels venus d'un monde plus ancien, et apparaissent au départ dans un mode de pensée différent.
 
 

Esprit(s) féminin(s)

La saga de Promethea développe un propos de long-terme sur le féminisme, voire de la féminité ou de la féminisation de l'esprit au sens large. L'entité s'incarne sous des traits féminins, par des artistes ou des auteurs en recherche de leur femme intérieure - ce qui est particulièrement vraiment pour William Woolcott, qui se chargeait d'écrire et dessiner les comics Promethea de l'Âge d'Or. Quoi qu'il soit né dans un corps d'homme, "Bill" deviendra Promethea en tant que femme, et entretiendra une longue histoire d'amour avec un homme hétérosexuel, qui ne sera bien sûr pas au courant de cette double identité. Roger, un membre des Cinq Sympathiques, se trouve aussi contraint de se transformer en femme après avoir fait un mauvais usage de ses super-pouvoirs, ce qui paraît un peu moins bien lui convenir. 
 
Cette question de la transidentité interroge le rapport de Moore au genre, dans une histoire qui vise à faire de la femme une sorte d'ultime transformation pour l'esprit éveillé, en accord avec la philosophie d'Aleister Crowley et de cette quête spirituelle du "divin féminin". Elle fera partie des thématiques de fond de l'ensemble de la série, commentée dans différentes analyses très approfondies par plusieurs universitaires de renom. En un sens, Moore s'inspire lui-même du travail de la philosophe féministe Hélène Cixous, qui écrivait en 1982 Le Livre de Promethea, essai symboliste sur l'amour entre deux femmes. Là-encore, l'auteur prend le lecteur par la main en posant cette idée sur le long-terme, en se contentant pour le moment d'une présence accrue de figures féminines comme représentant de cette pensée peu ou prou féministe dans le premier volume. On saluera d'ailleurs la traduction de Manesse, qui enlève quelques uns des "queer" utilisés en Anglais : ce terme, qui avait été reproché à Moore au moment de la parution anglophone, désignant une partie de la communauté gay dans le lexique moderne. L'auteur s'en servait plutôt dans son sens le plus ancien, pour dire "étrange" ou "brouillé".
 

 
L'analyse de Promethea dans l'histoire de la fiction correspond aussi à cette évolution de la pensée dans la représentation du personnage féminin au sein des arts populaires, avec les différents traits de caractère prêtés aux figures les plus archétypales de chaque époque (ce qui va aussi avec le dessin, où chaque Promethea représente une sorte d'idéal féminin bon marché en fonction du modèle social en vigueur). Cela étant, la pensée de Moore se heurte aussi aux réalités du présent : témoin de la fameuse seconde vague de féminisme, l'auteur propose une curieuse adéquation entre son rapport au sexe tantrique et à son envie de bien faire. 
 
Dans l'un des numéros du volume, Promethea couche avec un vieil homme, qui l'instruit à une sorte de rituel mystique de la gaudriole là-encore héritée d'Aleister Crowley. Quoi que la scène soit joliment illustrée et offre une vraie réflexion sur la façon dont l'esprit surplombe le corps jusque dans ce domaine précis (l'apparence du vieux type est volontairement repoussante pour sous-tendre cette idée), on regrettera d'une part que Promethea doive prendre des cours de sexe de la part d'un homme après plus d'un millénaire d'existence. Ou bien on regrettera simplement que Sophie Bangs soit une très jeune femme qui, une fois les effets de style et la curiosité des rites mise de côté, doive coucher avec un pépé pour que Moore puisse faire sa leçon. Assez étrange à découvrir à l'aune des débats modernes, la scène s'inscrit dans tout un historique de bizarreries du même genre dans la bibliographie de l'auteur, pourtant ouvertement féministe et favorable à une bonne représentation genrée. L'envie d'expliquer le sexe à travers le mysticisme l'aura sans doute emporté, mais elle risque de choquer une partie du lectorat (pas forcément seulement féminin, mais en bonne partie).
 
 

Troisième oeil

A travers Promethea, Alan Moore applique sa propre conception de l'exercice de la magie comme une forme d'art à part entière. Bien sûr, le bonhomme ne croit pas réellement pouvoir lancer des boules de feu, invoquer une pluie de pierre ou faire tomber la foudre. Ce que Moore entend par magie se jouerait plutôt sur le plan de l'ouverture de l'esprit, d'un éventuel troisième oeil menant vers la sérénité, la paix, l'amour, et la libération des chaînes mentales qui lient les humains au système de dominance actuelle. Au fil de son voyage, Sophie Bangs apprend à se méfier de la matérialité, et de monde concret qui apporte avec lui capitalisme, guerres, intolérance et inégalités. Le propos de Promethea va plutôt aller vers la déconnexion au matériel pour préférer l'imaginaire, en expliquant que les limites de l'homme et sa capacité à la soumission proviennent justement d'un recul général de l'imagination.
 
L'idée de Moore serait de proposer une révolte par l'esprit, comparable à celle des soeurs Wachowski dans Matrix ou Cloud Atlas. Son sort, son incantation serait bêtement d'écrire un comics qui donne envie aux gens de penser différemment, de contempler cet ailleurs plus spirituel pour se libérer des contraintes du réel et de fournir les clés nécessaires à cet apprentissage. Le nom de Promethea ne vient pas par hasard : dans le mythe grec, Prométhée trahit la confiance des dieux en fournissant aux humains le feu de la connaissance. De son côté, Promethea doit guider l'humanité vers le monde mystique qui permettra un jour de renverser l'ordre établi. 
 
Le nom de Shelley est une autre référence à ce sacerdoce précis, en hommage à Mary Shelley, autre veuve du monde réel qui écrivit le roman Frankenstein, sous-titré "Le Prométhée Moderne". Alan Moore entend ainsi jouer sur l'héritage de la littérature, de la culture et du mysticisme pour composer une épaisse fresque dont le but serait d'intéresser les gens à l'histoire, au savoir et aux idées, en revenant à l'origine de la fiction populaire, dans le but de les convertir à une sorte d'anarchisme éclairé ou d'éveil collectif documenté et instruit. Une aventure de fiction capable d'avoir des conséquences dans la concrétude du réel, voilà où se joue le tour de magie.
 

 
Tel quel, le boulot est en partie réussi : Promethea est une excellente bande-dessinée, didactique, richement illustrée et capable de convoquer cette curiosité pour l'envie de lire, d'apprendre et de penser autrement, avec un chemin fléché pour aider les amateurs de travaux plus traditionnels. J.H. Williams III livre un travail colossal et peuplé de trouvailles assez incroyables, quoi que son trait ne soit pas encore aussi affuté que ce qu'il pourra proposer plus tard, sur Batwoman. Les découpages sont inventif, les pages gorgées de détails, les personnages expressifs et la mise en mouvement de concepts abstraits fonctionne, à défaut d'être immédiatement digeste en première lecture. Mais, Promethea n'est pas exempt de failles, avec un rapport particulier à la théorie du genre qui paraît plus grossier au regard de théories récentes en la matière, quelques éléments plus dispensables dans lesquels on se paume parfois en arrière-plan, et une sorte d'accélération brusque vers la leçon proprement dite en fin de volume avec un numéro entièrement consacré à la pratique du tarot. 
 
Malgré l'énorme travail de sape réalisé par Urban Comics pour mettre du Moore entre les mains des gens, Promethea reste une lecture qui va chercher très loin dans l'inattendu une fois passée la couche de familiarités. Une bande-dessinée extraordinaire, mais proportionnelle au travail d'artistes abstraits à la David Lynch qui demande tout de même d'adhérer au délire - lorsqu'un auteur avec une vision précise de la vie invite, dans le confort philosophique de sa pensée d'affranchi, le hasard statistique voudra que Promethea passe pour trop compliqué à ceux qui n'auront pas envie de faire cet effort. A la manière des Invisibles de Grant Morrison, une bande-dessinée qui mérite de s'investir et d'avoir la patience de faire ses propres découvertes, mais qui risque bien d'en rebuter plus d'un.
 

 
Promethea apparaît dans la bibliographie d'Alan Moore comme une sorte d'ultime firmament - enfin, un guide de compréhension pour les rouages de cet esprit génial, responsable de Swamp Thing, Watchmen ou Miracleman. Avec énormément de choses à faire et à dire, l'auteur part sur des sentiers très habituels en proposant un voyage d'apprentissage dirigé vers le monde de l'imagination, en n'oubliant pas de s'amuser au passage. Encore novateur sur énormément de points, le comics est livré avec un dessinateur hors pair et une réelle envie de bouleverser les choses (et pas seulement en tant que bande-dessinée), mais accuse un coup de vieux sur quelques points précis qu'il sera intéressant de commenter au regard du présent. Un voyage mystique à nul autre pareil, par un auteur qui aura été très loin dans l'aboutissement de son art et de sa méthode de travail, sur lequel on pourrait écrire plusieurs thèses analytiques sans avoir fini de gratter la surface.

Corentin
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