Destins croisés et individualités fortes sous la chaleur brûlante de Dark Meat City. Sur deux trois aspects particuliers, la saga Mutafukaz s'est répandue dans le paysage de la bande-dessinée francophone comme les Hellboy de Mike Mignola dans l'édition américaine - avec moins de tentacules et davantage de stands de tacos. Dans la structure de certains projets du Label 619, les variations orchestrées autour de l'esprit nanard, entre manga et comics, de ce folklore des cultures nées de l'immigration aux Etats-Unis et de l'urbanisme crasseux des années quatre-vingt ou quatre-vingt dix, se retrouve un accent commun d'éclosion : des artistes avec des références communes prompts à marcher dans les pas de Mutafukaz pour construire cette poche de micro-univers avec une gueule rien qu'à soi. Un "MFKZ-verse" qui tient bon, et s'autorisera même quelques fantaisies inédites pour bientôt.
Après Puta Madre (et, en quelque sorte, DoggyBags, dont certains numéros suivent le même chemin), Run retrouve le talentueux Guillaume Singelin pour un nouveau spin-off. Le duo abandonne Vinz et Lino pour se consacrer à l'une des obsession du créateur de la série : les artistes de lucha libre, catcheurs, sportifs, agents du bien et du mal dans la culture du spectacle mexicain. Le ton est un peu plus réaliste que prévu - en dehors du gars à tête de tigre - et suit l'aventure de la jeune Guadalupe Mayflower, équivalent hispanique d'une Adonis Creed à la recherche d'un paternel perdu. Après une parution feuilletonnante en singles, 619 compile l'ensemble de la série Loba Loca dans une chouette intégrale, qui va bien plus loin qu'un simple taff' de remplissage en attendant le prochain Mutafukaz. Bagarre.
Loba Loca suit la trajectoire d'une lycéenne vaguement paumée dans son quotidien de jeune femme. Guadalupe n'a pas connu son père, élevée par une mère célibataire dans la banlieue de Dark Meat City, et victime de harcèlement scolaire comme beaucoup de filles de son âge. Tempétueuse, prise d'accès de violence occasionnels, l'héroïne apprend vite la vérité de ses origines : son père était le célèbre lutteur El Diablo, membre du collectif La Lucha Ultima dans le camp des Rudos (autrement dit, les démons). Guada va se mettre en quête de l'ancien partenaire de son défunt paternel, El Tigre, qui acceptera de l'entraîner en suivant un schéma de fiction assez traditionnel sur l'héritage, la recherche du parent perdu et le récit d'apprentissage. La jeune femme décide de se lancer dans la lucha, et tentera de canaliser cette violence intérieure dans l'art du combat chorégraphié.
Pour ces oeuvres de fiction qui prennent l'art du combat comme thème principal, Loba Loca démarre sur de bonnes habitudes - Gohan entraîné par Piccolo, Creed entraîné par Rocky, la surpuissance de l'enfant en proie à une colère incontrôlable susceptible de révéler la vérité de son origine particulière, autant d'éléments aperçus dans d'autres bouts de culture pop' antérieurs, tant les mangas de bagarres que les films de genre. Le scénario de Run trouve toutefois une voix plus authentique dans cette matrice préfabriquée, en mettant le tourment adolescent au coeur du propos. Guada souffre d'anxiété, pas forcément à sa place dans son environnement scolaire ou cherchant à se positionner vis-à-vis des garçons, avant de s'épanouir dans la découverte du combat, de la culture de la lucha et de la formation d'une nouvelle famille recomposée avec l'image du vieux tigre grognon et de ce que sa mère ne lui avait pas dit jusqu'ici.
La candeur et la sincérité de l'héroïne font beaucoup pour la réussite du bouquin, immédiatement attachante dans ses bons comme ses mauvais moments. L'équipe créative s'appuie sur les nouvelles modalités de l'expression adolescente, via les réseaux sociaux (Guada a même sa propre page Instagram, tenue en temps réel pendant la parution de Loba Loca en single issues et assez bien foutue dans le schéma de progression de l'héroïne hors de la case), pose un décalage générationnel marrant avec les râles de Tigre, qui n'adhère pas forcément à l'omniprésence moderne des écrans connectés. Dans le trait de Singelin, grand fan de l'oeuvre d'Hayao Miyazaki, l'expressivité de cette jeune catcheuse évoque ces bouilles féminines de la filmographie de Ghibli, déconnectées de leur apparat européen ou japonais pour les rues d'une Los Angeles multiculturelle et ensoleillée. Guada est une Kiki la Petite Sorcière à gros biscotos, héroïne en plein apprentissage, souriante et pleine de vie. L'artiste s'amuse à habiller ce voyage sur les codes du folklore des catcheurs mexicains, en adéquation avec l'imaginaire posé par Run dans Mutafukaz, tout en laissant le style voguer vers sa propre identité.
Le scénario évoque quelques points intéressants sans trop s'approfondir dans le pathos ou le pamphlet, plus concentré sur l'aventure du duo de personnages principaux. Le harcèlement scolaire, les disparités de classe vécues depuis le lycée, le traitement réservé à cette pauvreté qui n'a pas les mêmes chances sur le plan juridique, le rôle de la lucha en tant que culture à part entière, l'obsession des jeunes pour la téléréalité et les saloperies qui l'accompagnent à l'échelle des producteurs, un ensemble assez généreux de couches de texte qui ne résument pas Loba Loca à un simple premier volume de baston. Run s'éclate en parodiant les Secret Stories de ce monde, vus de l'intérieur comme d'immondes charniers de voyeurisme et de harcèlement (avec des bonnes vannes), laisse à une jeune femme l'opportunité de corriger l'ancienne génération sur l'identification ethnique, et présente la Lucha Ultima comme un collectif plus social que de simples artistes martiaux. On pourrait même se demander si le scénariste ne parodie pas ouvertement Creed en troquant le cancer de Rocky Balboa contre une bonne chiasse chronique pour le pauvre El Tigre.
A travers les myriades de détails laissés par Singelin dans les cases, des marchés populaires aux tableaux de bords jonchés de déchets, Loba Loca respire cette générosité, cette énergie propre aux séries du Label 619 et à l'enclave Mutafukaz en particulier, fascinée par ces quartiers pauvres et leurs personnages, cette esthétique du désordre et du soleil de plomb qui n'empêche pas les gens de vivre normalement. Ce premier volume reste toutefois frustrant dans son aspect compartimenté : à peine a-t-on eu le temps de faire la connaissance des personnages qu'il est déjà temps de conclure, et la place laissée à des figures secondaires sympathiques (comme la mère, ou Adriana) est hélas trop restreinte. Le volume reste ouvert sur une possibilité de suite, qui s'annonce vitale compte tenu des derniers numéros où le road trip perd en importance contre l'envie d'aborder d'autres sujets précis.
Sur l'ensemble des numéros compris dans cette intégrale, Loba Loca reste toutefois une franche réussite, avec une héroïne formidable, qui fera plaisir aux amateurs d'autres formes de représentations pour les personnages féminins en BD, une sincérité d'ensemble qui séduit pour ses aspects sombres comme ses purs moments d'action ou d'humour, un propos générationnel qui s'évite quelques pièges évidents à l'aune du présent, et un dessin exceptionnel, comme d'hab'. Très à l'aise dans Dark Meat City et ses alentours, Singelin livre une partition sans fautes, dans l'expressivité de ses personnages, immédiatement identifiables, ses décors riches et son dynamisme général peuplé de bonnes idées. Rares auront été les scènes de combat entre un homme tigre bedonnant et une équipe de sécurité de plateau télé' aussi réussies.
Dernière folie du Label 619, Loba Loca n'est pas une simple annexe à la saga Mutafukaz. Lancée sur un propos différent, avec une énergie différente, cette nouvelle série serait même plus accessible à un nouveau lectorat entré dans la BD depuis les premières course-poursuites endiablées de Lino et Vinz : pertinent pour son voyage d'apprentissage comme pour sa critique du présent, le titre est avant tout une belle aventure pétrie d'humanité et d'une envie générale de bien faire, sans renoncer aux manies de sales gamins qui ont fait la force de cette écurie. Superbe graphiquement, drôle, souvent assez touchant, le bouquin trouve une belle place dans le catalogue de l'éditeur. Reste maintenant à suivre les prochaines années de la vie de Guada, pour peu que le message de fin soit bien à prendre comme une ouverture vers l'avenir.