Il y a quelques temps, je me faisais la réflexion qu'il était difficile d'écrire correctement des adolescents, d'autant plus quand on a soi même déjà bien entamé l'âge adulte. Le décalage entre son propre vécu, ce que devient la jeune génération entre temps, les changements de codes, d'attitude, ou même de langage. Au sortir d'Alienated, qui marque le premier jalon indé' de 2021 d'HiComics, le verdict est sans appel : Si Spurrier continue de s'affirmer parmi les grands auteurs du moment. Un récit qui mérite toute votre attention, sinon plus.
Dans une bourgade située dans le fin fond des Etats-Unis, Alienated nous emmène à la rencontre de Samantha, Samuel et Samir - trois "Sam" -, lycéens qui ne se connaissent pas vraiment et qui cachent chacun quelques petit secrets. Au sortir d'une journée de cours, et empruntant tous les trois un chemin forestier, ils tombent nez à nez avec un étrange cocon, qui abrite en fait un spécimen extra-terrestre. A leur contact les trois adolescents vont développer un lien télépathique, et l'alien rapidement baptisé Chip va leur conférer quelques capacités surnaturelles. Problème, dans un âge où chacun vit sa propre crise existentielle et se cherche, entre sentiments débordants et rage d'exister, les meilleures intentions peuvent mener aux pires agissements.
On l'écrivait dès l'introduction, Alienated est là pour plonger avec un prisme fantastique dans l'âge difficile de l'adolescence. Spurrier décrit trois protagonistes qui s'affirment dès les premières pages (littéralement des planches d'introduction qui réussissent à capturer l'essence des héros en quelques cases), et dont on découvrira la personnalité au fil des chapitres. Au delà du lien télépathique, un premier drame lie nos ado' qui les pousse à garder l'existence de Chip secrète. Chacun tente de continuer à vivre un quotidien aux aspirations différentes, avec l'impossibilité, presque, de garder pour soi ce qui devrait être tenu secret. Tour à tour, Samuel, Samir et Samantha vont utiliser l'extra-terrestre, au design extravagant, mais qui va surtout servir de catalyseur aux émotions de chacun. C'est quand ces derniers sont exacerbés qu'Alienated prend toute sa puissance.
De la difficulté de se faire la place au cours d'une période où beaucoup se sentent seuls et cherchent une façon d'exister ; des traumatismes familiaux aux galères qui jalonnent le parcours entre l'enfance et l'âge adulte ; de la volonté de s'émanciper du cocon familial tout en cherchant la reconnaissance de ses parents ; de l'acceptation des autres à la détestation de soi. Le panel des sujets convoqués par Simon Spurrier est particulièrement dense et ne laisse pas indemne - c'est qu'on se doute que l'auteur n'a pas vu toutes les situations montrées, mais il sait les raconter avec une justesse incroyable. Un tourbillon de colère, de peurs, de doutes, une rage sincère se montre au fil des chapitres, alors que chacun finit par perdre le contrôle.
En axant son histoire dans un contexte actuel, le scénariste évoque un mal-être générationnel et dépeint un superbe portrait de l'adolescence en construction. Le récit est dramatique et particulièrement difficiles à de nombreux endroits (c'est là qu'on penserait à l'utilité de trigger warnings en début d'ouvrage), et impressionne par sa force et sa justesse. La façon dont l'histoire résonnera avec son lectorat dépendra aussi du parcours de chacun mais même en ayant eu l'adolescence la plus heureuse, il apparaît assez clair que tout découle naturellement, dans la mise en situation, dans les dialogues, dans l'évolution de chacun. Surtout, et c'est peut-être le plus important, c'est l'absence de manichéisme. Un panel de nuances qui rend l'approche complexe sur le ressenti envers chacun ; c'est à dire que même les actes les plus horribles trouvent, quelque part une justification. Car être ado', c'est faire des conneries, c'est être perdu, c'est penser bien faire. L'auteur expose, démontre mais ne juge pas, laissant le lectorat seul face aux personnages et à leurs actions. Un tour de force de l'écriture qui confirme la place de Spurrier parmi les meilleurs dans le domaine actuellement. On en profitera d'ailleurs pour souligner la traduction de Marie-Paule Noël qui réussit à retransmettre dans nos mots la force de cet écrit.
Et ce serait sans compter sur le travail de Chris Wildgoose sur la partie artistique, qui ne flanche pas de la première à dernière planche pour proposer un travail de haute volée. Le trait assez doux sied au contexte adolescent et puise ses inspirations dans l'animation ou le reste d'une production jeunesse qui aurait plus l'habitude de traiter de sujet légers. C'est peut-être pour mieux surprendre, mais Alienated est là pour montrer que l'artiste a parfaitement été choisi. Le chara design fonctionnement immédiatement, les formes que prend Chip au fil du récit étant pensées pour s'accorder avec chaque personne qui l'utilise. Les scènes les plus dures ne se cachent pas de l'être mais il n'y a pas de complaisance. On appréciera particulièrement, en accord avec le lettrage, comment Wildgoose utilise littéralement les mots pour imprimer les émotions sur ses planches, entre les cases ou en plein dedans. Les termes éclatent en gros aux moments les plus décisifs et multiplient l'impact du dessin à chaque fois.
Servi sur l'émotion, le lectorat n'en oubliera pas de voyager avec un Wildgoose qui profite du contexte de science fiction pour s'égarer dans des découpages moins conventionnels, ou développer des micro-univers avec un imaginaire inventif. Parce que chacun des Sam pense et réagit différemment que ces variations sont efficaces. Un voyage turbulent, au final, qui n'aura que deux défauts. D'une part, l'évacuation curieuse sur une fin un peu précipitée de certains choix pourtant assez terribles de la part des protagonistes, qui atténue la portée de ce qui nous a été présenté. D'autre part, sur cette même conclusion optimiste et cet appel à profiter de la vie (on grossit le trait), l'impression qu'à la trentaine, on aura beau être d'accord sur le message, c'est que d'un coup l'auteur ne s'adresse plus à nous. Un sentiment curieux, mais qui conforte aussi l'idée qu'Alienated est typiquement le genre de récit que j'aurais aimé lire à mon adolescence - et vous me pardonnerez cette utilisation de la première personne ici tout à fait personnelle.
Sans prétention, Alienated vient se hisser très haut dans le panier des comics indé', pour une année qui s'annonce très bien sous de nombreux auspices. Le croisement réussi entre E.T. et Chronicle par un Si Spurrier terriblement juste dans sa peinture de l'adolescence, allié à un Chris Wildgoose qui en véhicule toutes les émotions par un dessin réussi et inventif. On aime à se prendre des claques quand on ne s'y attend pas, et pour le coup, c'est quand vous voulez pour tendre l'autre joue.