Depuis quelques années, le personnage de Tank Girl poursuit ses aventures dans les rangs du Label 619, qui se sera chargé d'importer les histoires courtes d'Alan Martin et Brett Parson. De sympathiques mini-séries articulées sur des structures de quatre numéros, qui permirent à la petite punk australienne de remonter en qualité après quelques années difficiles. Pour Tank Girl : Forever, Martin poursuit sur sa logique de mélange des genres après avoir déjà approché les parodies de films de guerre ou les séries Z d'exploitation-nazie - en l'occurrence, un bouquin qui cherche des référents plus évidents dans la bande-dessinée anglophone, avec des transformations de super-héros.
Petit rappel pour ceux qui se réveilleraient d'un long coma de trente-trois ans (détails superflus : pandémie mondiale, la planète brûle, les Predator suivants étaient pas terribles, et est-ce que vous étiez fans de Bill Cosby à l'époque ? Si oui, prenez une chaise, va falloir qu'on discute) : le personnage de Tank Girl apparaît dans les pages de Deadline Magazine en 1988, écrit par Alan Martin et illustré par Jamie Hewlett, qui formera plus tard le groupe Gorillaz avec le chanteur Damon Albarn du groupe Blur. La BD s'intéresse à une héroïne vaguement vulgosse dans une Australie post-apocalyptique, elle est amoureuse d'un kangourou, elle jure, elle fume, elle boit, elle est super cool. Après le départ de Hewlett, le personnage tombera peu à peu en désuétude, passant d'une maison d'édition à l'autre sans réussir à retrouver son tempo jusqu'à récemment. Peu de choses ont changé sur le plan de l'écriture, à ceci près que les histoires sont désormais un peu plus étendues, et qu'une continuité plus solide a été établie après l'arrivée du dessinateur Brett Parson autour d'une petite bande de personnages pour des aventures gaguesques. On est bons ?
Tank Girl : Forever attaque sans prendre de gants. Les héroïnes de la famille "Girl" ont héritées de super-pouvoirs et doivent bastonner leur vieille copine Barney, devenue Evil Barney, manipulée par une ancienne connaissance revenue foutre le bordel dans le quotidien absurde de la bande. Le scénario opère quelques allers et retours entre passé et présent, pour présenter la rivalité entre Tank Girl et Joanie, ex grande copine de Barney qui avait pour habitude de tourmenter Barney il y a un peu plus de dix ans. De leur côté, Dobson et Camp Koala mènent leur propre petite aventure, au cas où le scénario deviendrait trop linéaire et manquerait de plan de coupe.
La série est d'abord très agréable à l'oeil. Parson pose une gouache de vieille bande-dessinée sur les encrages et la colorisation, qui évoquent le boulot d'Ed Piskor sur Hip Hop Family Tree ou X-Men : Grand Design. L'esthétique générale passe par un emploi de couleurs délavées, de points "Ben Day", de couvertures reprenant les codes des comics de super-héros d'autrefois (en utilisant des bulles de dialogue directement sur la devanture, une habitude qui s'est perdue avec le temps), et par un découpage dynamique qui assume là-encore des emprunts très évidents. Plus loin, Parson va aussi s'amuser à poser des ambiances différentes, dans l'inconscient de Barney, ou à volontairement foirer ses dessins à la va-vite pour certaines scènes d'action. Le bouquin fonctionne par ces choix artistiques, qui mettent en accord le fond et la forme avec pas mal d'idées, pas mal de détails intelligents, pour rendre à Tank Girl son statut d'oeuvre pop art qui s'amuse à détourner les genres de fiction.
L'artiste s'adapte mieux aux nouvelles envies d'Alan Martin que Hewlett en son temps, l'un plus cartoon, l'autre plus punk et amoureux des structures de cases plus foutraques. Les couvertures variantes du bon Shaky Kane (The Beef, Bulletproof Coffin) font plaisir, encore qu'on adorerait voir le dessinateur hériter de son propre spin-off à l'occasion.
En ce qui concerne le un peu moins bien, Tank Girl : Forever accuse un certain coup de vieux. Alan Martin ne paraît pas avoir de réel motif derrière cette utilisation ludique des super-héros, une iconographie supplémentaire lâchée dans l'arène d'un imaginaire qui peine à se renouveler. Une fois les blagues et les gros mots entendus une fois, deux fois, trois fois, la moindre histoire de Tank Girl ressemble à toutes les autres, dépouillée de l'outrecuidance de jeunes enfoirés en révolte contre la castration des moeurs de l'ère Margaret Thatcher, pour se limiter à une BD sympatoche centrée sur une bande de personnages s'échangeant l'une ou l'autre vanne dans un schéma de répétition systématique. Martin va alors devoir creuser un peu plus loin, en allant interroger l'origine de Booga dans un volume, ou en se concentrant sur Barney dans un autre.
En l'occurrence, Tank Girl : Forever se paume dans son déroulé en ne consacrant pas plus de temps à l'héroïne manipulée par les forces obscures. Joannie prend un peu plus de place, et permet de développer une petite rivalité avec Tank Girl autour des mécaniques de contrôle, comme au sein d'une bande de potes où la nana habituellement cool et populaire aurait une sorte d'adversaire pour le partage des copines. L'ensemble reste toutefois très automatique, et s'adresse essentiellement aux amateurs de cette version des faits, de cette continuation en mini-séries du personnage articulée autour de ces héroïnes et de ce kangourou. Martin est simplement un peu moins bon dans ce format de quatre numéros que dans les histoires plus courtes, plus tarées, plus chaotiques des débuts. Avec peu de choses à dire sur un ensemble plus étendu, le bouquin tourne à vide, en dehors de quelques gags réussis et des belles pages de Parson.
La faute à qui ? Le succès accidentel de Tank Girl aura propulsé Alan Martin (et Jamie Hewlett, pour une autre trajectoire) au point de devenir un fond de commerce viable, une propriété intellectuelle à entretenir. Trop cool et originale pour être sérieusement abandonnée, Tank Girl a du se positionner sur un créneau pour continuer d'exister, tout en continuant de mieux s'en sortir que d'autres prolongements de séries undergrounds passées de mode. Les gags sont encore là, les personnages n'ont pas tellement changé, et le dessin s'est agréablement réinventé en l'absence du créateur original. En définitive, Forever s'adresse surtout aux amateurs de l'héroïne, épanouis dans cette proposition de suivi qui ne dérange personne. Plus vraiment géniale ou franchement provocante, Tank Girl a simplement suivi son propre cheminement éditorial, avec ses hauts et ses bas.