En périphérie des auteurs considérés comme essentiels aux transformations de la bande-dessinée indépendante aux Etats-Unis, au fil de la dernière décennie, les traces de Matt Kindt se retrouvent un peu partout. Parti un peu avant les autres, ce bonhomme au style unique en son genre représente la fameuse "génération Paul Pope" dont la piste remonte à quelques années après les premiers boulots du géant. Des auteurs/dessinateurs à la marge, moins intéressés par la compréhension traditionnelle du média comme véhicule du format super-héros, et davantage par le mélange des genres, les histoires originales, si possible, sans compromis.
Kindt évolue dans un espace clos où on placerait aussi volontiers son grand ami, Jeff Lemire. L'un et l'autre obnubilés par quelques thématiques communes (le rapport avec cet imaginaire typé jeunesse), quelques collaborations avec les pourvoyeurs de franchises (plutôt Valiant que DC Comics en l'occurrence) et une capacité à alterner entre scénario et dessin. Depuis quelques années, l'artiste a aussi accéléré son rythme de production, en réalisant coup sur coup Ether, Black Badge, Grass Kings, Bang!, Folklords et Fear Case, plus récemment. Une épaisse bibliographie de projets intéressants, avec une sensibilité artistique particulière, quelques thèmes fédérateurs et une régularité dans la qualité qui finiront par étendre le cercle des fans de Kindt, au-delà des amateurs d'espionnage fignolé et ouvertement intello'.
Folklords fait partie de ces projets plus récents, conçus pour exploiter à fond le nouvel élan créatif qui occupe le bonhomme, qui se contentera cette fois du poste de scénariste. Pas forcément aussi imposant dans sa structure, ni aussi écorché vif que certains autres morceaux de sa bibliographie, le titre passe plus pour une cour de récréation pour un Kindt en quête de mise en abyme. Tout commence dans un petit village perdu, au milieu d'un univers pensé pour épouser les codes du genre de fiction médiéval-fantastique (ou fantasy), sans aspérités. Les habitants du patelin mènent leurs petites vies, occupent une fonction dans le modèle social en place, et font des enfants.
Le village de Folklords a ceci de particulier qu'il évoque une sorte de normalité très proche des codes du monde réel, pour vous et moi : les jeunes femmes et les jeunes garçons du village vont à l'école, boivent des bières entre potes, s'interrogent sur leur avenir et sur le marché du travail qui les attend une fois leur scolarité achevée. Kindt s'amuse à jouer sur ce décalage des us et coutumes standardisées - les adolescents en question ne se rêvent pas développeurs web ou avocats, mais plutôt forgerons, boulangers ou écuyers, en accord avec les emplois les plus communs dans un monde taillé dans le bois du médiéval fantastique.
Petite particularité locale : avant d'être rendus à leur vie d'adulte, les jeunes gens du coin doivent accomplir une quête de leur choix. S'assigner un objectif, qu'il s'agisse de combattre un dragon ou d'aller cueillir une pomme magique dans le jardin du druide le plus proche, et revenir au village au gré de leur aventure. Là-encore, il s'agit surtout de parodier les projets d'études proposés aux lycéens ou aux élèves des universités, une sorte de TPE croisé avec l'imagerie du fameux bal de promo anglo-saxon (attendu que les jeunes voient cet événement comme un rite de passage vers l'âge adulte, qui leur permet aussi de frimer devant les copains). Pour le héros Ansel, la quête est toute trouvée : il va partir à la recherche des Folklords ("Maître Peuple" en VF), des créatures légendaires aux pouvoirs paranormaux.
Ansel se présente comme un autre décalque inversé des rapports de normalité propres à la fiction des mondes de fantasy. Prenez Narnia, prenez Harry Potter, deux références vantées par les équipes marketing de Boom! Studios pour vendre le projet aux Etats-Unis, non sans raison. Ces histoires partent effectivement vers des modèles de scénario où un héros du réel découvre l'existence d'un monde fantastique, généralement un jeune, et généralement parti pour chambouler l'ordre établi de cette future terre d'accueil. Ansel renverse cette perspective. Lui vient déjà d'un monde d'elfes et de gnomes, mais rêve de notre monde à nous. Frappé de visions, ce petit héros perpétuellement fringué comme un employé de bureau fabrique des gadgets miraculeux dont les secrets de conception lui viennent pendant son sommeil. Par exemple, un bête briquet, qui devient un artefact précieux dans un monde où seuls les mages savent apparemment allumer un feu.
Ansel va partir en quête d'un accès à cet ailleurs qu'il ne s'explique pas, accompagné pendant son voyage par différents personnages secondaires. Le gros de l'intrigue se contente de quelques séquences cadrées sur un format de saga jeunesse classique, avec un détournement des codes du conte de fée, des personnages qu'on aurait généralement vus comme bons ou mauvais ici pris dans le sens inverse, et un propos assez général sur la fiction qui s'écrit toute seule. Cette conception de l'écriture, mise en avant par Alan Moore dans Promethea, avance l'idée que les histoires qui parlent d'histoires ont tendance à échapper au contrôle des scénaristes responsables, comme si le projet devenait subitement conscient de sa propre condition d'oeuvre de fiction. En l'occurrence, Folklords reste dans un certain moule, agréable, jusqu'au moment de la dernière ligne droite où Kindt semble se perdre dans ses propres rêveries. Le rapport aux deux réels évoquerait Revolver en terme de composition, en plus digeste.
Pour le scénariste, le personnage d'Ansel fonctionne forcément comme un miroir inversé. L'idéal du jeune homme appelé à l'aventure par le destin fait partie des armes les plus utilisées par les auteurs de tout bord, depuis un bon paquet de millénaires, et Folklords n'échappe qu'à moitié aux stéréotypes en vigueur - il serait toutefois intéressant de présenter le petit héros comme une parabole sur Kindt lui-même. Ansel a des visions d'un univers qu'il ne comprend pas, et qu'il cherche à recomposer ou à expliquer à mesure qu'il avance dans sa quête, en prenant conscience que le monde qui l'entoure est plus grand que ce qu'il a connu jusqu'ici. Inversement, Kindt expliquait en interview avoir eu l'idée de Folklords de manière presque spontanée, en ayant justement la vision de ce jeune homme attifé en costume et cravate au milieu d'un environnement "folklorique", entouré de paysans et de créatures fantastiques. L'auteur et son personnage partent tous deux en quête de sens, et la méta-personnification de l'écrivain fera partie des thématiques de ce premier volume, appelé à se poursuivre pour trouver d'autres explications.
Le dernier numéro embarqué dans cette édition reliée pose d'ailleurs un petit problème de compréhension. Comme si Matt Kindt, après s'être lancé ce défi de l'histoire qui s'écrit toute seule, s'était subitement retrouvé bloqué au moment de devoir inventer une fin pour clore l'introduction, et avait bricolé un méchant qui puisse connecter avec son propos sur le rôle de l'écrivain tout en ouvrant la perspective d'un univers bien plus vaste. Balancée à la va-vite, cette chute déçoit en donnant trop d'explication et en se contredisant toute seule en l'espace de quelques pages. Pas de quoi ternir le reste de l'aventure, agréable, bien rythmée et joliment illustrée, et avec quelques très bonnes idées comme les cases de narration, mises à l'emploi pour parler d'invention, d'écriture et de contexte comme les renvois méta-fictionnels de Lemony Snicket dans Les Désastreuses Aventures des Orphelins Baudelaire ou l'encart introductif du film Fargo des frères Coen.
Au niveau du dessin, Matt Smith livre une copie assez impeccable dans sa simplicité et son économie de moyens assez générale. Un trait efficace dans sa capacité à ne pas chercher l'originalité : attendu que le village d'Ansel est conçu pour évoquer la normalité et une esthétique très plan plan de médiéval fantastique interchangeable, Smith donne dans le plan plan. Le dessin va à l'essentiel, en permettant d'appuyer les renversements de perspectives du scénario. A l'inverse, lorsque l'artiste est autorisé à s'amuser, en particulier sur les derniers chapitres, ce-dernier va chercher à rendre hommage aux compositions d'ambiance et d'éclairage de Mike Mignola, avec des atmosphères effrayantes ou mystiques évoquant un autre genre de littérature, plus gothique, plus historique. Une copie assez impeccable dans l'ensemble.
Pas aussi indispensable que Black Badge ou Grass Kings, Black Badge s'inscrit dans un autre pan de la bibliographie Matt Kindt. Loin de l'espionnage, plus proche des torsions et variations dans l'imaginaire de l'enfance et des codes d'une fiction très établie, le bouquin se présente comme un bel exercice de style, assez accessible, à propos de la mise en abyme de la fiction et d'une fantasy légère et agréable à suivre. La première pierre d'un univers plus ample, à développer, débarrassée du propos sur le suicide d'Ether tout en observant la même structure du normal décalé et la figure de l'écrivain dans un monde d'invention. Une bonne lecture, sans forcer.