Si La Guerre des Mondes, célèbre roman d'H.G. Wells, est tombé dans le domaine public en 2017 (d'où une adaptation simultanée en série TV par la BBC et Canal+), c'est dès 2014 que le scénariste Dan Abnett s'en inspirait pour proposer chez Boom! Studios le récit Wild's End. Une réappropriation de la thématique de l'invasion extra-terrestre dans un Angleterre du début de XXe siècle, qui utilise comme protagonistes des animaux antropomorphes. Abnett est accompagné de Ian Culbard, fantastique dessinateur, reconnu notamment pour son adaptation des Montagnes Hallucinées de Lovecraft (à retrouver chez Akileos). Le premier volume sur trois est récemment sorti aux éditions Kinaye, spécialisé dans les comics jeunesse, et c'est une très jolie surprise, pour qui n'avait pas découvert ce titre en VO, qui vient ponctuer ce début d'année.
Dans une petite bourgade rurale et tranquille d'Angleterre, le vétéran de guerre Clive Slipaway vient tout juste de s'installer. Un dogue allemand bourru - puisque Wild's End met en scène des animaux, façon Blacksad ou Mouse Guard - qui apprend peu à peu à connaître les habitants du village. Mais alors que se tient un conseil municipal pour organiser les prochaines festivités, Fawkesi, le renard ivrogne bien connu de tous, fait irruption et hurle : il y a quelque chose tombé du ciel qui sévit dans la forêt juste à côté, elle vient de tuer son ami. Au départ, personne ne le croit, puis les habitants de Lower Crowchurch vont bien devoir se rendre à l'évidence : ils sont attaqués par des extra-terrestres, et il va vite falloir s'unir et s'organiser s'ils comptent survivre.
La trame de La Guerre des Mondes, un classique de la littérature britannique, est bien connue, mais Dan Abnett arrive à innover dans son inspiration. Le contexte rural a un charme indéniable, et l'auteur dépeint ses animaux à l'opposé des clichés généralement utilisés lorsque l'on représente des caractères associés à certaines espèces. C'est à dire qu'ici un renard n'aura rien de rusé, que le cochon est assez élégant et naïf, ou qu'un chat sera plutôt porté sur la cigarette et le whisky pour tenter d'oublier ses névroses. Malgré le côté enfantin de ces personnages animaliers, portés par le trait doux de Culbard, Abnett leur donne des caractères bien trempés, et des problèmes d'adultes : le décalage qui en résulte est particulièrement savoureux. D'autant plus que l'auteur, britannique, leur insuffle un phrasé très british, justement, magnifiquement retranscrit par la traduction de Timothée Mackowiak. On ressent à la lecture cette forme d'élégance du discours à l'anglaise, qui participe grandement à l'immersion.
Si le dessin et l'allure "jeunesse" du titre, qui explique aisément pourquoi Kinaye s'y est intéressé, peuvent faire croire qu'il s'agit d'une lecture pour un jeune public, Wild's End parlera tout aussi bien aux adultes. D'une part, pour les problèmes et les passifs des personnages - qu'il s'agisse des traumas de guerre de Clive, ou des névroses de l'écrivaine Susan Peardrew, celle qu'elle fait passer par la clope et l'alcool. D'autre part, car cet univers un poil enfantin reste ponctué de moments glaçants, de destructions d'immeubles et de morts abruptes, qui surviennent sans prévenir, permettant là aussi de jouer avec un certain décalage des tonalités vraiment plaisant. Les interactions des personnages sont vives, chacun a le droit à sa part d'exposition, et le duo créatif n'hésite pas à malmener tout ce beau monde avec des péripéties qui invitent à poursuivre la lecture au plus vite.
I.N.J. Culbard réussit à rendre ses personnages animaliers très expressifs et attachants en quelques cases, et à ménager ses effets. Les moments de calme ou de discussions sont perturbés par quelques instants de violence (assez sèche, mais jamais graphique : le jeune public ne sera pas trop impressionné non plus), et la trouvaille de dépeindre les vaisseaux extra-terrestres comme des gigantesques réverbères, peut-être une façon de montrer l'envahissement des grandes villes sur les campagnes (?), est tout à fait géniale. Pour nos pauvres protagonistes, il n'a jamais été aussi effrayant que d'avoir une source de lumière dans la nuit. A noter en outre que le récit, entre chaque chapitre, propose des éléments de narration hors cases bien trouvés : un extrait de journal, d'un cahier de recherches de romans, et des extraits de cartes permettent de donner à la fois plus de corps à cet univers, tout en prolongeant l'expérience de lecture différemment.
Preuve est que quelques années avant de ramener les cadors de l'indé, Boom! Studios faisait déjà un excellent travail. Wild's End est une lecture qui plaira à un lectorat de tout âge, et les amateurs de H.G. Wells, de fictions à base d'animaux et d'accent britannique devraient largement y trouver leur compte. Tantôt drôle, tantôt inquiétant, le récit transporte immédiatement avec une variation d'un classique qui montre que, lorsque l'inspiration et le talent sont là, il n'y aucun soucis à reprendre une histoire pourtant déjà bien connue. Des jolies surprises comme ça, on en veut encore !