Les adaptations de romans en bande-dessinée (ou vers un autre format, au sens large) posent généralement un problème de rapport à l'oeuvre originale. Pensées pour interpréter un texte, leur qualité varie en fonction de ce que chacun comprend ou perçoit de telle ou telle oeuvre de fiction en prose - prenez le Moby Dick de Herman Melville, adapté en de multiples formes, notamment en roman graphique par Bill Sienkiewicz. Cette version particulière, qui reprend une partie du texte original pour s'accorder à l'esthétique de l'artiste, avec son style, sera plus ou moins apprécié en fonction des images ou de l'impression visuelle que les lecteurs de Moby Dick se seront imaginées.
Dans le cas d'adaptations au cinéma, le problème est souvent le même - un différentiel entre le bon film et la bonne adaptation, d'aucuns ne retrouvant pas dans les versions filmées de ces univers les sensations que leur aura procuré la lecture des romans. Peu d'oeuvres correspondent mieux à cet éternel débat des appropriations que la saga Dune de Frank Herbert, monument de la science-fiction (ou de la fantasy spatiale) riche de sens variés, passée par différentes tentatives de transposition, parmi lesquelles les films de David Lynch et Alejandro Jodorowsky. Le cas particulier de ce dernier projet pose d'ailleurs la question de la faisabilité, au moment où Denis Villeneuve s'apprête à poser un regard plus gris sur cet univers, qui aurait pu s'apparenter à un immense trip sous LSD en d'autres temps et en d'autres mains. Dans le long feuilleton Dune, Brian Herbert, fils de l'auteur original, et Kevin J. Anderson auront aussi travaillé sur "Dune : Le Roman Graphique" avec les artistes Raùl Allén et Patricia Martin.
A ceux qui ne connaîtraient pas l'histoire : dans un lointain futur, l'humanité, partie à la conquête des planètes, s'est réorganisée sous la forme d'un empire galactique dans un nouveau système de féodalité. Les robots ont été proscrits, après une longue guerre ethnique entre l'humanité et les intelligences artificielles, la colonisation des planètes est organisée entre de grands royaumes (ou duchés) avec quelques familles nobles, et un groupuscule religieux manigance la gestion des affaires humaines dans les ombres. La maison des Atréides, menée par le Duc Leto, a reçu la charge de la lointaine planète Arrakis, un environnement désertique peuplé de déserts géants. Sur place, l'humanité exploite l'Epice, une drogue particulière utilisée pour le voyage spatial, la prédiction du futur et les calculs complexes.
Le jeune Paul Atréides, fils du Duc Leto, va se retrouver au coeur d'une étrange prophétie édictée par le Bene Gesserit, un corps religieux qui aurait prévu la venue de ce jeune messie pour prendre le contrôle des Fremen, peuple natif d'Arrakis, et opposer une résistance au pouvoir politique qui règne sur la galaxie. Le roman graphique édité en France chez Huginn & Muninn couvre une partie du premier volume de Frank Herbert, un morceau de cette longue saga longuement enrichie par la suite, avec quelques extensions posthumes.
Sur le plan du texte, l'adaptation comics se présente comme une restitution authentique de l'histoire de Frank Herbert, avec l'ensemble des séquences et l'ensemble des personnages sans concessions à l'épaisseur des pages. Les éléments de description sont évidemment sacrifiés, attendu que le dessin sert de démonstration visuelle. Le quadrillage est propre, l'écriture et les dialogues conformes aux différentes traductions françaises de Dune, et sur le papier, le roman graphique fait effectivement rentrer le livre original dans un format de bande-dessinée de façon tout à fait honorable. A ceux qui préféreraient découvrir la saga en comics plutôt qu'avec un roman sans images, le contrat est rempli, le projet est bien mené et efficace pour qui s'intéresse à ce monument de la science-fiction.
Cela étant, Dune : Le Roman Graphique s'adresse d'abord aux fans de la saga au sens large, qui ont déjà lu les romans en prose et s'intéressent surtout aux adaptations par amour de l'univers. Pour eux, le bilan sera probablement plus évident ou moins rébarbatif que ceux qui prendraient Dune pour une bande-dessinée "native" : sur le plan des visuels et de l'organisation des cases, le travail de Raul Allen et Patricia Martin est un peu trop sage, très académique, et manque de folie. Les designs des vaisseaux, des costumes, la colorimétrie des planètes et des atmosphères de scènes sont généralement agréables à l'oeil, mais manquent d'idées originales. Comparativement à l'offre disponible en France pour les comics de science-fiction, Dune : Le Roman Graphique sera surtout un objet intéressant pour les curieux de cette saga là - pas forcément une révélation ou un indispensable absolu pour les amateurs des grandes séries futuristes ou spatiales de ces dernières années aux Etats-Unis.
Un reproche qui s'apparente surtout à un compromis d'ensemble : forcément, piloté par Brian Herbert et Kevin J. Anderson, ce projet de commande pouvait difficilement quitter cette posture de respect et d'application standardisée pour embrasser les contours d'une bande-dessinée plus radicale. Pour reprendre le comparatif cité plus haut, le Dune de Raul Allen ressemble plus à une adaptation formelle, et pas au Moby Dick de Sienkiewicz, où le style du dessinateur amenait presque de nouvelles sonorités, de nouveaux sens au texte original de Melville. Le choix de cette direction serait à voir comme un reproche en fonction de ce que l'on attend ou de ce que l'on espère de ce genre de processus d'adaptations : proposer à des artistes de s'approprier un texte pour y ajouter leurs propres couleurs, leurs propres designs et leurs propres aspirations, ou bien tenter de s'approcher au plus près du roman original quitte à accoucher d'un objet plus poli.
En somme, Dune : Le Roman Graphique parlera plus aux curieux de l'oeuvre de Frank Herbert qu'à ceux d'Alejandro Jodorowsky, tout en restant une lecture agréable et joliment illustrée et un bel exemple d'adaptation en comics qui fonctionne. Mais, compte tenu des différents artistes qui auront tenté de s'approprier cet imaginaire pour le cinéma, il ne serait pas inintéressant d'imaginer d'autres versions de la saga sous des perspectives plus riches. Aux lecteurs connaisseurs de se positionner sur ce débat, et aux nouveaux entrants de juger si cette adaptation est de nature à susciter la même passion que le roman de Herbert au moment de sa parution.
Dune : Le Roman Graphique marche comme un décalque propre et travaillé de l'oeuvre originale. Sans compromis ou sacrifices, le texte fonctionne pour connaître et comprendre les débuts de l'univers Dune, avec ses factions, son régime et son héros adolescent. Mais, pour une saga qui aura flirté avec des thématiques plus psychédéliques, de préscience, de drogues et de visions, et pour les artistes qui auront participé à construire son héritage extradiégétique moderne, ce premier volume est aussi un peu trop sage et manque de réelles envolées visuelles ou de trouvailles inédites. Un (petit) regret, pour un projet qui s'adresse de toutes façons à un lectorat chevronné et qui sera sans doute heureux de pouvoir découvrir cette adaptation fidèle du roman.