En parallèle de sa boulimie de mangeurs de cerveaux, Robert Kirkman est aussi connu des amateurs pour une autre série fleuve de bande-dessinée. Entamée la même année que The Walking Dead, au sein de la même structure éditoriale, Invincible se présentait au départ comme un projet plus habituel sur le planisphère comics - des super-héros, des menaces cosmiques, une fédération galactique et d'amples batailles spatiales à coups de mandales surgonflées, un éventail de thèmes relativement communs pour le lectorat Marvel et DC. Lorsque Kirkman invente Mark Grayson, sa famille, son entourage, il lorgne du côté des titres de surhommes "jeunesse" à la Spider-Man, avec son vieux copain Cory Walker aux dessin.
Arrivé au septième numéro, quelque chose se passe. Quelque chose qui était peut-être prévu, mais qui surprit tout de même, à une époque où la BD indépendante avait encore du mal à fédérer d'énormes groupes de lecteurs. Lorsque le dessinateur Ryan Ottley prend les rênes de la série, s'amorce un renversement proportionnel au meurtre de Shane Walsh par le jeune Carl Grimes : Invincible devient une bande-dessinée qui cible plus ouvertement un lectorat d'adulte, pour faire ce que Marvel et DC ont généralement l'habitude de s'interdire. Casser, tuer, oser, avancer dans le temps et interdire les statu quo permanents, une stratégie de scénariste qui poussera Kirkman à aller assez loin sur tout un tas de sujets. Si Invincible n'a pas eu les honneurs d'être adaptée aussi vite que sa lointaine frangine survivaliste, la BD n'a jamais eu à rougir de la comparaison. Considérée comme un indispensable du genre super-héros, celle-ci a enfin eu droit à une version mouvante chez Skybound Entertainment, produite et diffusée par le service Prime Video d'Amazon. Ce qui suit s'attache à commenter les trois premiers épisodes de cette saison d'ouverture.
Comics contre Adaptation, ce qui change et ne change pas
Quelques données de contexte : Invincible, en comics comme en animation, suit le quotidien du jeune Mark Grayson. Adolescent, le héros se trouve être le fils du plus puissant super-héros de la Terre, Omni-Man, un équivalent local de Clark Kent, qui n'aurait toutefois pas été élevé sur la planète bleue. Omni-Man, ou Nolan Grayson, est un membre de la race des Viltrum, une population aussi puissante que les Kryptoniens. Arrivé sur Terre à l'âge adulte et tombé amoureux de sa propre Lois, le moustachu prend sur lui d'assumer un rôle de justicier costumé sous la supervision du gouvernement américain, en parallèle d'une autre équipe de super-héros inspirée par la Justice League, les Guardians of the Globe. Le monde d'Invincible ressemble beaucoup à celui de DC Comics, en plus fantasques : monstres géants surréalistes, super-braqueurs à super-pouvoirs, invasions extra-terrestre, un paysage coloré de menaces polymorphes et de héros hauts en couleur, tous plus ou moins parodiques, tout en étant généralement traités avec sérieux une fois passé la simple blague méta'.
La série animée Invincible prend quelques libertés dans l'ordre des événements de la première année du comics de Kirkman, Ottley et Walker. La scénariste remet les choses aux bons endroits, en corrigeant certaines erreurs, certaines maladresses ou certaines choses qui n'avaient pas été pensées au départ dans la chronologie originale. En comics, Mark Grayson met par exemple un certain temps avant de se heurter à la réalité de la violence quotidienne du boulot de super-héros, là où la série va assez vite pour installer cette tonalité. L'adaptation va aussi accélérer vers le fameux renversement scénaristique, pour mélanger cette intrigue à l'apprentissage de Mark et à sa vie de famille. Quitte à sacrifier l'effet de surprise éventuel, mais la sauce prend : on s'attache, tout en se méfiant, à ce curieux contrat très honnête dans sa proposition dès le premier épisode.
Certaines de ces corrections apportées à la bande-dessinée passent pour des mises à jour utiles : le meilleur ami du héros est directement présenté comme un jeune homme gay, une donnée qui n'apparaissait qu'assez tard dans le comics après un certain nombre de blagues de mauvais goût. Cecil Stedman fait son entrée beaucoup plus tôt, la première intrigue amoureuse prend moins de temps. Amber y est tout de suite plus intéressante - là-encore, en comprenant mieux rétrospectivement l'intérêt de ce personnage à la fin du comics, par rapport à ses débuts de simple jolie fille du lycée. Eve et Mark évitent quelques écueils lourdingues à la Peter et Mary Jane, et l'installation du contexte scolaire est aussi plus rapide. L'animé perd peut-être un peu de vue l'angle quotidien, au jour le jour, de la vie de Mark, la faute au format. Là-dessus, il était forcément difficile de faire autrement.
En règle générale, Kirkman va plus vite, quitte à condenser quelques heures de lecture en une poignée de scènes pour s'adapter au carcan du format de huit épisodes de quarante-deux minutes. L'ensemble est plus digeste tout en n'omettant pas grand chose, avec une toile de fond qui met les bons éléments aux bons endroits pour rester compréhensible et facile d'accès. L'habileté du scénariste à corriger ses propres retcons est agréablement surprenante sur ces trois premiers épisodes, et se dessine vite une sorte version plus complémentaire que proprement adaptée du comics Invincible. Comme une copie résumée, qui garde les temps forts et les éléments les plus importants, les principales lignes de fuite, et paume au passage la lourdeur ou les imprécisions des débuts - au hasard, la série animée abandonne les connexions au reste du "Image-verse", sans Savage Dragon ou autre invité prestigieux. En comparaison de la bande-dessinée, le produit paraît donc plus entier, moins placement de produit.
Dick Jokes & Punching Bags
Sur le plan de l'écriture, le troisième épisode commence à poser en douceur l'humour de sale gosse de Robert Kirkman, avec quelques trouvailles marrantes, des jeux de mains, quelques dialogues bien réfléchis et une envie de s'amuser avec cette animation de super-héros pour adultes. La série tient toutes ses promesses sur ce pan précis : les scènes d'action sont réussies, dynamiques, les animateurs s'en sortent avec adresse sur les plans de vol, et les gerbes de sang sont (enfin) de la partie. La production a tenu parole : le côté punching ball des personnages, une authentique signature de la bande-dessinée Invincible réputée pour ses super-héros habitués aux gnons, aux fractures et aux cages thoraciques transpercées, n'a pas été atténué par Prime Video. La plateforme compte manifestement occuper cette case, après avoir déjà gagné en pariant sur les surhommes à gueules cassées de The Boys.
De la même façon, l'adaptation d'Invincible répond à un manque réel dans l'animation de super-héros, un genre généralement commandé par le secteur des marchands de jouets. Là où la série d'Eric Kripke sur les personnages de Garth Ennis avait pu satisfaire un public las du propret de Marvel Studios, les aventures de Mark Grayson viennent caler un creux pour cette génération élevée par les cartoons à super-pouvoirs, devenue adulte depuis sans retrouver de produits équivalents pour sa tranche d'âge. Comme la bande-dessinée, Invincible reste toutefois une aventure quadrillée avec autre chose à vendre. La série ne tombe pas dans l'avalanche de sang pour le sang, en suivant plutôt une tactique de mise en images dans le suivi de la scène de la bagnole dans Pulp Fiction : des situations normales portées par les dialogues et l'action, dans lesquelles la violence devient une éclaboussure surprenante, qui devient vite absurde dans sa capacité à casser un cadre autrement plus standardisé.
Ce décalage fonctionne encore mieux sur l'esthétique générale de la série. Invincible ne ressemble pas à proprement parler à un produit pour adultes : les designs de Cory Walker et Ryan Ottley, pensés au départ pour épouser les contours d'un univers de héros lycéen dans un monde fantasque, sont repris à l'identique par la production. Dans ce monde coloré, ensoleillé, résolument optimiste et pas forcément réaliste, le sang devient vite un invité inattendu, avec une violence qui s'amplifie par contraste. Sur ces trois premiers épisodes, la série est largement fidèle aux planches d'Ottley, avec des personnages repris à l'identique et de nombreuses scènes en case par case. L'adaptation se base toutefois plus sur les structures corporelles généralement assez rigides de Walker, là où Ottley avait aussi l'habitude de déformer son dessin en fonction des lignes de fuite, pour exagérer les proportions ou les angles de vue. La série reste encore assez calme de ce côté là.
Sur le plan de l'animation, Invincible n'est malheureusement pas à niveau : la production accuse le coup de ses scènes de combat réussies contre des séquences de calme particulièrement rigides. Les bagarres sont dynamiques, oui, mais, pour pouvoir répartir harmonieusement le budget, les animateurs ont du faire le compromis d'être un peu plus radins en mouvements sur les scènes de dialogue de la vie quotidienne. Beaucoup de séquences se contentent d'animations sommaires, de quelques gestes, pour porter une scène, avec pas mal de tricheries visibles à l'oeil nu pour économiser des plans ou des trames de mouvement. Ce qui est d'ailleurs assez marrant sur le papier : le comics Invincible est aussi connu pour avoir adopté une une technique d'escroc afin de gagner du temps, en répliquant les mêmes cases sur une page, à l'époque où Cory Walker avait du mal à tenir ses délais. En bande-dessinée, la méthode ne posait pas de problème, à partir du moment où Robert Kirkman s'en servait pour créer un décalage comique entre l'absence de mouvements et les dialogues. En dessin animé, ce genre de choses ne prennent pas. Ces moments d'humanité plus calmes font aussi la force du scénario d'Invincible, et auraient gagné à être traités avec le même sérieux que les séquences de combat. Espérons que le budget sera revu à la hausse pour la prochaine saison, histoire de mieux harmoniser.
The Voices
Avec son impressionnant casting vocal, le travail des voix sur Invincible prend aussi quelques décisions intéressantes vis-à-vis de la digestion des comics. Au-delà de l'interprétation proprement dite des comédiennes et comédiens, la VO de la série assume toute une série de choix méta' très intelligents. Il est par exemple sous-entendu que la mère de Mark Grayson est asiatique, campée par la comédienne Sandra Oh. Cette origine n'est pas mentionnée dans le scénario, mais permet d'expliquer en partie le choix de Steven Yeun dans le rôle de Mark. Robert Kirkman voulait probablement placer son vieux copain Glenn de la série Walking Dead en héros, et a donc procédé à un alignement de planètes favorable pour rendre cette origine asiatique cohérente dans le travail des voix. Le genre d'attention aux détails qui font plaisir. J.K. Simmons se charge de camper Nolan Grayson en version originale, une consolation pour celles et ceux qui regretteraient que le bonhomme ait abandonné le rôle de Jim Gordon - un moustachu pour un moustachu, en somme, le compromis tient debout.
Kirkman s'est aussi amusé à placer l'ensemble de ses anciens collaborateurs de Walking Dead dans les rôles des Guardians of the Globe : Lauren Cohan double War Woman, Senoqua Martin-Green double Green Ghost ("parce que Green", peut-être, on ne sait pas), Ross Marquand double Aquarius et The Immortal, Michael Cudlitz double Red Rush, Chad Coleman double Martian Man et Lennie James double Darkwing. Une sorte de passage de témoin entre les adaptations des deux séries phares du scénariste, les anciens devenant les vétérans. Mark Hamill est évidemment de la partie dans le rôle de Art Rosenbaum, indispensable pilier des séries animées de super-héros invité pour l'hommage. Seth Rogen, énorme fan de comics qui aura longtemps considéré la possibilité d'adapter Invincible au cinéma, est aussi de la partie, avec un rôle taillé sur mesure et qui devrait plaire aux amateurs du barbu rigolo.
Dans l'ensemble, la plupart des interprètes s'en sortent bien, avec plus ou moins d'énergie en fonction des situations. Du côté de la VF, beaucoup des comédiennes et comédiens du doublage anglophone retrouvent leurs voix françaises habituelles : Jean Barney pour J.K. Simmons, Xavier Fagnon pour Seth Rogen, Benoît duPac pour Steven Yeun (ce qui veut effectivement dire qu'Invincible a la voix d'Eikichi Onizuka en France, et ça c'est beau), etc. Plus incarnée, plus organique, la version française joue davantage sur une dynamique de cartoon, là où la version originale sera plus pertinente sur les scènes intimes, les dialogues au sein de la famille Grayson et les moments plus sérieux.
A little optimistic ?
Dans la production contemporaine de séries de super-héros, la série Invincible tient debout. Relecture agréable du comics de Robert Kirkman, Cory Walker et Ryan Ottley, avec quelques corrections de tir intéressantes, l'adaptation se positionne comme une alternative intéressante pour les amateurs de super-héros en recherche de formats plus penses et plus adultes. Cette introduction est réussie, fidèle, et se donne pour ambition de livrer un divertissement agréable pour les scènes de combat, mais la production se cogne vite contre un manque manifeste de moyens et doit chercher des compromis dans la répartition du budget pour l'animation - des séquences saccadées, et pas forcément aidées par des comédiens moins habitués à ce travail de doublage de studio, ternissent le résultat. Le troisième épisode est toutefois plus encourageant : les personnages respirent, les séquences ne se gênent pas, et la série semble avoir trouvé son rythme de croisière.
Quelques gimmicks marchent moins bien : le "générique" est par exemple systématiquement parachuté au milieu d'une phrase, en cherchant sans y parvenir à reproduire l'effet de séries comme Barry ou Fleabag. La bande-son est en dents de scie, avec des compositions sans identité ni énergie pour les scènes appelant au format super-héros, et des morceaux plus pop et mieux choisis à d'autres endroits. Des petites fautes ici ou là qui permettent peut-être de comprendre pourquoi Robert Kirkman n'a pas encore renoncé à l'idée d'adapter un jour Invincible au cinéma : si cette série animée respire l'envie de bien faire, la folie plus générale de la bande-dessinée mérite simplement un peu de plus de budget, un peu plus de moyens, et un peu plus de mouvements. Pour l'heure, on reste satisfaits au sortir de cette introduction en attendant les prochains épisodes, comme on attendait autrefois les prochains numéros de la bande-dessinée.
La série animée Invincible démarre bien. Avec le poids des années, Robert Kirkman a eu le temps de réfléchir ce qui marchait ou ne marchait pas dans cet univers de capes et de collants parodiques, pour tracer une trajectoire plus nette. Les sensations du fameux renversement sont toujours intactes, avec l'avantage des images qui bougent, une série animée avec des bras qui volent et des gerbes de sang qui font sploush, une intrigue dans laquelle on replonge immédiatement, des personnages qu'on aime retrouver et une sincère envie de bien faire. Avec un doublage intelligemment construit, qui trouve une bonne correspondance de notre côté de l'Atlantique, l'adaptation d'Invincible séduit malgré ses limites, et motive à militer pour d'autres lectures animées des grandes bande-dessinées du marché indépendant. Vivement la suite pour le bilan complet. Comme les moustachus tombés du ciel : ils arrivent.