"Dans l'Oeil du Psy" est une rubrique qui propose d'éclairer l'univers de la culture comics et geek par le prisme de la psychanalyse. Pour y apporter un regard différent et inédit sur ce que nous croyons connaître déjà , mais qu'il s'agit parfois de regarder.. Ã deux fois!
Disclaimer : cette chronique a été rédigée en intégralité par Alex Hivence
Psychanalyste dans la vraie vie, il analyse sous son identité secrète la psyché et la personnalité des héros de la culture comics, manga, et geek.
Les monstres sont intéressants parce qu'ils représentent d'autres versions de nous-mêmes, d'autres façons de prendre corps et vie. Les monstres interrogent l'identité, permettent dans leurs variations d'interroger par l'imagination nos corps, nos désirs, nos identités propres et sociales. A la question que pose à la fois la fiction mais aussi le contemporain sur "Pourrais-je être autre ?", nous avons au travers du personnage de Sasquatch, le monstre orange de l'équipe canadienne d'Alpha Flight, toute une série d'éclairages sur la façon dont s'articulent le corps, le psychisme et l'identité.
Au départ du parcours de notre colosse à fourrure orange, nous avons un homme sain de corps et d'esprit. Le Dr Walter Langkowski avec son passé de rugbyman d'une part et sa formation doctorale en sciences d'autre part représente un homme idéal : l'équilibre corps-esprit parfait. Son histoire aurait pu, à l'instar de nombreux autres personnages ayant subi une transformations, s'arrêter là. Or, si ses débuts sont de facture classique, notre brave Docteur s'est retrouvé dans une trajectoire qui vient rapidement questionner le rapport au corps et à l'identité, et cela de façon assez inédite pour l'époque dans un comics mainstream. Se retrouvant dans la peau d'un monstre, d'une boîte métallique, se retrouvant même sans corps, puis dans celui d'un être miniature avant de se retrouver dans le corps d'une femme, tous les super-héros ne peuvent se targuer de telles expériences corporelles !
La question sous-jacente qui peut se lire dans le parcours singulier du Docteur Walter Langkowski est la suivante : sommes-nous un corps ou avons-nous un corps, et la question corollaire pourrait être celle-ci : en quoi notre rapport à notre corps nous définit-il, socialement, sexuellement, psychiquement ?
Ces transformations d'un colosse jovial traversent ainsi des questionnements psychologiques que peu de personnages ont croisé de façon aussi charnelle. Que ce personnage fît partie d'une équipe canadienne moins sur le devant de la scène a pu aider les scénaristes à expérimenter de la sorte. Ils ont pu les uns après les autres questionner de façon moderne ce qui traverse davantage les personnages actuels dans leurs questionnements identificatoires et leurs orientations sexuelles. A l'heure actuelle, les tabous sexuels suivent les transformations sociétales et permettent de lancer des personnages dans des pistes inexplorées. Sasquatch est un monstre, en ce sens où il n'a pas attendu cette métamorphose sociétale pour montrer à travers ses transformations en miroir ce qui anime la psychée humaine.
La première transformation du Docteur Langkowski en colosse à fourrure orange renvoie à cette question que des auteurs classiques ont posée bien avant lui et qu'un autre personnage a posé avant lui de façon cruciale en se transformant en monstre de Jade, à savoir ce que l'on devient lorsque notre corps est autre. Quel impact sur le psychisme ? Sauf qu'ici, la transformation, même si elle est décrite comme douloureuse par certains auteurs, est volontaire et maîtrisée. Le bon Dr Langkowski se transforme en ce colosse velu, fort et agile : Sasquatch. Il s'est même nommé lui-même, montrant dans cet acte son rôle actif et non passif, contrairement à son confrère le Dr Banner, nommé 'Hulk' par les autres.
Le Docteur Walter Langkowski se déclare ainsi maître de son destin. Sauf qu'être un monstre dérive rapidement sur le fait d'avoir un monstre en soi. Sasquatch comme avatar de Tanaraq le Grand Monstre des mythes anciens du Canada finit rapidement par posséder le corps du Dr Langkowski, et non plus l'inverse. C'est alors le monstre qui possède l'homme et non plus l'inverse. Ainsi Sasquatch se retrouve rapidement avec des accès de colère et une irritabilité y compris face à ses alliés, comme si le corps changeant engendrait une régression. Si l'histoire nous apprend que c'est le Grand Monstre Tanaraq qui prend alors possession de son corps, un parallèle peut se faire entre le changement de corps de la puberté et les accès de colère, les intolérances à la frustration, qui sont aussi des traits de l'adolescence. Ainsi changement physiologique et psychologiques se retrouvent associés, les changements de l'un entraînant des changements de l'autre. L'adolescence est un peu ce moment où le Grand Monstre se réveille.
Le corps vu simplement comme la somme biologique de ses composants, modifié par la science, échappe au contrôle de l'esprit. Le scénario montre ainsi que le corps ne se résume pas à la somme de ses composants biologiques. Les éléments souterrains inconscients, ou ici les mythes canadiens vus à travers les Grands Monstres canadiens, ont tout compte fait leur mot à dire. Ils sont un autre nom de l'inconscient, et cela s'exprime par des pulsions incontrôlables. C'est alors le corps qui se met à parler au-delà de ce que le sujet escomptait. Avoir le corps d'un monstre influe aussi sur une sauvagerie qui échappera à l'esprit de Walter Langkowski. Le monstre rappelle ainsi qu'il est l'expression de pulsions et de désirs qui débordent l'individu. Ce qui était refoulé revient alors au premier plan. Le corps n'étant pas neutre, il vient exprimer par ses transformations des éléments pulsionnels et es manifester dans la réalité.
Que ce soit à travers le fait d'habiter Box ou d'être perdu dans le vide, la trajectoire que suit le Dr Langkowski est celle d'une perte progressive de son corps. Le corps est perdu, l'esprit est une forme étherique qui survit en dehors de celui-ci. Il demeure un esprit comme une énergie dépourvue de corps physique, attendant un réceptacle. Et lorsqu'il en trouve un à habiter, celui-ci est vécu comme une boîte creuse. Ce robot nommé Box que son esprit habite alors forme une boîte, un réceptacle de métal, construit de toutes pièces. Le corps n'est plus la chair mais un assemblage métallique, sans pouvoir reprendre forme humaine. Cette boîte métallique, ce Box, est alors une autre figure du monstre enfermant l'esprit, une forme de cybernétique. Et de fait la question du désir de l'autre à son égard se modifie.
Face à un corps ne pouvant plus exprimer de libido, la réaction d'Aurora à l'égard de son amant ne se fera pas attendre. Elle prend littéralement le large. Le corps charnel est donc le corps qui suscite le désir de l'autre. Et de façon assez surprenante, notre brave Docteur Langkowski ne voit pas la réaction venir. Lui se focalise sur les retrouvailles qui, pour Aurora, n'en sont qu'un leurre. Notre cher Walter semble dès lors conserver le souvenir de son corps d'avant, mais sans exprimer de frustration ainsi enfermé dans cette boîte de métal. Serait-ce alors que le corps définit la pulsion? Ainsi incarné, le Dr Langkowski se focalise sur l'esprit, mais ne perçoit pas la complication liée à sa vie de couple, en évacuant le désir physique.
Mettre son corps en boîte revient ainsi à modifier la perception du désir de l'autre, et aussi de son désir sexuel. La sexualité n'est plus un élément figurant dans la représentation de notre cher Walter. Lui qui paraissait pourtant prompt à répondre aux avances d'Aurora dans les moments intimes est désormais surpris de la réaction intempestive de celle-ci. Son esprit n'est pas raccordé à son corps, il apparaît une disjonction entre les deux. Son désir est celui de son esprit mais son corps n'est pas celui qui peut lui permettre de l'exprimer.
Le chapitre suivant de la vie du Dr Langkowski nous éclaire d'une façon surprenante sur la question du masculin et du féminin dans le sujet. Walter quittant le corps de Box pour retrouver le corps d'un Sasquatch albinos, transformation de sa collègue Harfang, devient par une opération de transfert corporel une femme nommée Wanda. Elle se retrouve dès lors face aux réactions des autres quant à ce corps féminin qui surprend même Walter de s'y retrouver, et à ce qu'il signifie pour les autres. Là encore, Aurora (dans Alpha Flight #46) demandera de façon virulente à un autre Docteur d'ailleurs, le Dr Lionel Jeffries (alias Scramble) ayant le pouvoir de manipuler la chair, à ce que ce changement soit inversé. Là encore, la composante sexuelle est abordée assez directement, abordant en filigrane la question de la transidentité. Ici, dans cet épisode de 1987, des années donc avant les questions contemporaines du genre, Walter devient Wanda. Et la question de se ressentir d'un genre en ayant le corps de l'autre genre, et désirer que son corps se rapproche de son genre psychique, se pose de façon directe. Quand dans d'autres séries des héros devenus des monstres, ou des mutants à l'apparence bestiale comme le Fauve, peuvent avoir une petite amie, éludant la question du désir physique, ici la question est abordée de façon cruciale.
Ce qui est intéressant dans le cas de Wanda Langkowski (notez que là encore le Dr Langkowski choisit son nom pour correspondre à son physique), c'est que cette histoire de corps féminin coïncide avec une question d'héritage. La question qui va apparaître en souterrain de celle du genre masculin/féminin est celle de pouvoir récupérer ou non son héritage : en avoir, ou pas. Si nous concevons l'héritage comme symbolique, au sens plus large que simplement pécunier, nous entrevoyons que cette affaire renvoie là aussi à la question de l'identité. Cette question peut ainsi se formuler autour sur nos identifications, c'est-à-dire nos modèles inconscients qui nous permettent de construire notre identité : de quoi ou de qui héritons-nous, et que faisons-nous de cet héritage? Pour le Dr Langkowski, cette question va croiser celle de la reconnaissance : personne ne reconnaît cette femme comme la personne devant hériter. L'image du corps ne correspond pas, et l'héritage est ainsi dans un premier temps purement et simplement refusé. Ainsi la reconnaissance lui est déniée, refusée, par autrui, par le social. Jusqu'à ce que le bon docteur reprenne sa forme masculine pour tenter de récupérer ses biens. Comble de la mésaventure, c'est une autre femme qui détenait alors son héritage : son ex-femme.
L'ultime passage venant interroger l'image du Dr Walter Langkowski est celui où ses co-équipiers en arrivent à confondre notre éminent Docteur avec un véritableSasquatch. Etant au Canada, les membres d'Alpha Flight croisent au cours d'une de leurs aventures un véritable sasquatch (un Bigfoot), à l'apparence proche donc de Sasquatch, expliquant pourquoi le Dr Langkowski avait pris ce nom. A ceci près notamment que ce sasquatch est muet. L'apparence ici a visiblement suffi à ses coéquipiers pour prendre cet indigène folklorique pour le scientifique de renom. Est-ce à dire qu'après toutes les péripéties d'incarnation de notre colosse, l'apparence physique était désormais le seul critère qui restât pour définir Sasquatch ?
Dans cette optique, le corps donc fournit le seul point de repère, tandis que le langage, absent de ce Sasquatch, n'apparaît plus indispensable pour définir notre héros et sa personnalité. Le corps forme donc le dernier insigne de la personne : "Ton corps est Sasquatch donc tu es Sasquatch" pouvant désormais résumer qui est Sasquatch : un corps qui parle avant le langage verbal. C'est comme si le corps suffisait avant la parole, amenant confusion chez les autres. Là encore la leçon est relativement claire : réduire un sujet à son corps et ne pas entendre sa parole risque fort de le prendre, pour des raisons d'a priori, pour qui il n'est pas.
Au vu des péripéties physiques de notre cher Walter, cette confusion peut paraître pire qu'être enfermé dans le corps d'un autre. Ici, c'est le corps d'un autre qui prend sa place dans l'esprit de ses proches, ceux-ci allant jusqu'à l'enterrer. "Tu es Sasquatch" peut ainsi s'entendre comme "Tuer Sasquatch". Là où le Dr Walter Langkowski avait toujours cherché à se situer dans un rôle de décision quant à son destin, choisissant ses surnoms, là où celui-ci à travers ses avatars avait toujours cherché à retrouver son identité, ce furent les autres qui l'en privèrent en le tuant deux fois. Une première en acceptant de nommer Sasquatch un être dépourvu de langage et une seconde en enterrant cet être qu'ils continuèrent de considérer comme leur amiWalter. C'est donc autrui ici qui détermine l'identité à partir du corps, par son regard sur l'autre. L'apparence remplace ici toute forme de langage verbal, fixant l'identité par l'image du corps sans se soucier de ce qui l'anime intérieurement, de sa parole et de ses désirs.
A travers ces transformations successives, notre cher Dr Langkowski éclaire ainsi de façon très contemporaine ce qu'il en est de l'identité et du rapport au corps. L'être humain est confronté au fait qu'il n'est pas un corps mais qu'il a un corps. C'est ce qui se joue dans la transformation première lorsque le Dr Walter Langkowski acquiert la capacité de transformer son corps en un être surpuissant et maîtrisé, inscrivant de surcroît ce corps dans la culture de son pays en le nommant Sasquatch. Dans cette monstrueuse séparation se joue dès lors l'articulation entre le psychisme et l'image du corps. Et des décalages qui peuvent alors survenir entre les deux.
Au sujet de notre corps, nous pouvons réagir en complexant, l'idéalisant, le refusant, le cachant, l'exhibant. Le Dr Langkowski passe par différentes étapes au sujet de son corps : il exhibe volontiers ce colosse orange qui le guérit de toutes ses insuffisances physiques, y compris de sa myopie, mais surtout de ses frustrations. Plus tard, il perd son corps et se retrouve dans un corps inapte au désir, comme anesthésié des pulsions sexuelles. A un autre moment, il se retrouve dans le corps du genre opposé, cherchant sa place face aux autres et à son héritage. Enfin, nous l'avons vu, lorsque le regard de ses proches le réduit à un corps, le confondant avec un autre muet, il y a méprise.
"Monstre" vient bien étymologiquement de "montrer", et ainsi comprend d'emblée l'idée du regard porté sur le corps. En cela, les avatars du Dr Walter Langkowski forment à chaque fois une idée de la monstruosité dans le regard de l'autre, et interrogent la question de leur représentation figée ou de leur tolérance à son égard. Sasquatch a rencontré cette monstruosité d'une façon inattendue, permettant d'entrevoir comment se construisent l'identité et l'image du corps, ce qui les lie et ce qui les fragilise, voire les sépare.
Sasquatch a dès lors eu un destin hors du commun, posant les questions de l'identité, de la libido, du désir sexuel, du genre, de l'orientation sexuelle, bien avant la période contemporaine. C'est bien un avantage du monstre, de poser des questions bien avant qu'elles ne se posent dans la réalité. Sasquatch, moins en vue que d'autres personnages, autorisant davantage d'expérimentations des auteurs, a permis d'interroger ces questions sans apporter de réponses figées, mais en rappelant que la question du corps, de l'identité, et du désir trouvaient des modalités toujours singulières de s'exprimer, et de s'affranchir du regard de l'autre pour devenir soi.
Sasquatchn'a pas fini de questionner le corps et le psychisme, puisque c'est récemment un autre personnage qui a, dans Immortal Hulk, pris possession de son corps, transformant le Sasquatch orange bien connu en un Sasquatch vert. Celui-ci est habité par nul autre que Doc Samson, le Dr Leonard Samson, psychiatre et thérapeute de Hulk ! Un nouvel avatar de Sasquatch est né, appelé désormais Doc Sasquatch. C'est donc un psy qui habite le corps de Sasquatch, sûrement provisoirement. Il ne pouvait d'autant plus avec cette nouvelle identité que figurer Dans l'Oeil du Psy !
Une première version de cet article a été publiée pour la première fois dans Scarce #86.