Article rédigé par Jaime Bonkowski
En matière de comics indépendants un peu bizarres mais toujours super cools, Delirium nous a déjà offert de belles pépites. Mais avec sa dernière sortie Panorama, on franchit un nouveau cap. Découvrez Michel Fiffe, un auteur cubano-américain pour la première fois édité en France qui puise autant dans l'ero-guro japonais que le body-horror type David Cronenberg. Doté d'un style graphique intense et unique, et surtout d'un sens de la composition et de la narration qui touche au sublime : plongeons dans les entrailles gluantes de Panorama...
C'est deux ados qui...
L'auteur raconte la fugue de Kim et Augustus, deux adolescents qui, dans la brume de leur passage à l'âge adulte, choisissent de prendre la clef des champs et de vivre libérés de toute entrave. Atteint d'une curieuse condition à mi-chemin entre la maladie et la malédiction ésotérique, Augustus est soumis à de violentes crises de déformations physiques qui surviennent au gré de ses émotions et transforment son corps. Entre gestion de son "pouvoir", découverte d'eux-mêmes et confrontation à la dure réalité, Augustus et Kim se font l'incarnation d'une jeunesse en crise et désespérément en quête de repères.
Récit initiatique, horreur, fantastique : Panorama puise dans une grande variété de genres et devient une œuvre plurielle qu'on serait bien en peine de définir en quelques mots. Car derrière l'intrigue assez simple, l'auteur explore en réalité les psychés de ses personnages et leurs mutations physiques comme mentales. Fiffe matérialise toutes les émotions qui traversent ses personnages à grand renfort de jeux graphiques et narratifs, et la maladie d'Augustus est en fait une représentation de son mal-être et de son incompatibilité avec le monde.
Ses métamorphoses sont des métaphores du doute, de la peur, de l'angoisse, de l'anxiété et du désir, autant de sujets qui sont traités avec une justesse rare tout au long du récit. L'universalité du propos est remarquable : Fiffe nous raconte l'histoire très singulière de ses héros mais il cristallise avant tout les tourments qui frappent tous les adolescents à l'approche de l'âge adulte, et dans lesquels chaque lecteur se reconnaîtra sans doute.
Explorations esthétiques
D'un point de vue strictement narratif, Panorama est très intéressant, mais c'est au niveau esthétique que l'auteur impose son talent et son originalité. Entre déconstruction du gaufrier traditionnel qui fait écho aux mutations des corps, séquences oniriques d'hallucinations à la limite du trip sous LSD, et l'inventivité qu'il démontre dans les déformations physiques des personnages et des lieux, chaque planche est une pure œuvre d'art. Compositions, décors, personnages, visages, arrières plans : tout est maîtrisé de bout en bout. Son style tout en noir et blanc (sauf pour l'épilogue qui s'agrémente de touches de couleur) rappelle furieusement un Junji Ito au meilleur de sa forme, couplé aux codes du comics américain plus conventionnel.
Son séquençage audacieux qui soustrait parfois carrément les lignes des cases, mélange sur une même ligne présent et flash-back, ou incorpore les personnages et lignes du décors au découpage de l'action, reste presque miraculeusement limpide. Une façon expérimentale de raconter qui est toute à fait cohérente avec le récit, et qui sort carrément le lecteur de sa zone de confort, même pour les habitués de comics indé' et de BD "hors les clous".
On l'a mentionné dans les "points forts" de l'article : l'auteur puise dans des inspirations visuelles variées et assez évidentes pour certaines (Cronenberg), un peu plus "niches" pour d'autres (Hitoshi Iwaaki à qui on doit notamment Parasite, les connaisseurs du titre verront immédiatement les similitudes). Le travail des fluides, du gluant, du dégoulinant et autres joyeusetés viscérales met mal à l'aise tout en produisant de curieux effets esthétiques. Encore un dernier name-dropping pour la route : cette dimension évoque pas mal le travail de Stéphane Blanquet notamment dans la matérialisation physique de la douleur et du désir entremêlés. Superbe et dérangeant. On signalera tout de même le caractère à la limite du gore de certains passages : pas pour tous les estomacs...
Au niveau de l'ambiance générale du récit, on sent les inspirations plus punk de l'auteur (une salle de concert qui n'est pas sans rappeler le CBGB, mythique club underground New Yorkais des années 70's, des squats à tout va, les références multiples au rock...) et toute l'imagerie des contre-cultures des années 70's/80's aux USA est sollicitée, entre no future et remises en questions existentielles. Le décor un peu crasseux renvoie aux errements des deux personnages principaux et suit leur progression : immense et crade au début de l'histoire lorsqu'ils sont encore perdus et seuls, plus ordonné et compréhensible à la fin lorsqu'ils sont un peu plus "posés".
Toujours dans l'appréciation visuelle du titre, un mot pour souligner le travail exceptionnel de l'éditeur : on est habitué avec Delirium à avoir des albums très soignées mais ici toute l'équipe s'est surpassée. Le papier est légèrement texturé et est surtout teinté d'une douce couleur crème très reposante pour les yeux, qui ne fait que plus ressortir le noir des dessins. Il est difficile de vous convaincre de l'intérêt d'un tel procédé via une chronique derrière un écran, mais vous pouvez nous faire confiance : c'est vraiment dingue. Au pire, tournez juste deux trois pages en librairies au hasard, vous verrez instantanément de quoi on parle.
Aucun doute, cette première irruption de Michel Fiffe dans les librairies de l'Hexagone vaut le coup d'œil. Il n'avait jamais été traduit et publié chez nous auparavant, et ce en dépit de son statut d'auteur "culte" adoré des plus grands (voyez ce que Brian Michael Bendis ou Klaus Janson disent de son travail en fin de volume si vous n'êtes toujours pas convaincus). Et après avoir lu Panorama, il nous tarde de découvrir la suite de son œuvre, qui va arriver dès septembre toujours chez Delirium, avec Copra.