A l'ombre des projets de super-héros, Humanoids/Les Humanoïdes Associés entretiennent la part de séries originales éditées aux Etats-Unis sous le label "H1O" ou "H1 Originals". L'artiste Ibrahim Moustafa, remarqué pour le roman graphique High Crimes avec Christopher Sebela et pour quelques projets chez Dynamite et DC Comics, signait l'an dernier un contrat de trois titres avec l'entreprise. Baptisé "Count" aux Etats-Unis, L'Evadé de C.I.D. Island est désormais disponible en France, en observant le sigle et le classement des titres "H1O", quoi que le projet soit en définitive assez compatible avec les autres projets de l'historique Humanoïdes Associés.
En l'occurrence, si Philipe Druillet s'était amusé à passer un coup de pinceau sur le roman Salammbô de Flaubert, transposé dans un environnement plus compatible avec son personnage fétiche Lone Sloane, Moustafa s'empare de son côté d'un autre monument de la littérature française, le Comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas. Edmond Dantès s'appelle ici Redxan Samud, Mercédès devient Meris, et les différents avatars de la trahison prennent d'autres couleurs dans cette version des faits, basée dans un monde plus fantasque où les navires de pêcheurs ont été troqués contre des armées de vaisseaux volants.
Le scénario suit un déroulé sensiblement identique à l'oeuvre de Dumas, jusqu'à un certain point. Redxan, homme du peuple amoureux d'une fille de la haute société, va grimper les échelons jusqu'à agacer le puissant Onaxis. Condamné à tort à la réclusion, dans l'équivalent local du Château d'If, le héros se lie d'amitié avec un ancien militaire qui lui parle d'un trésor caché. Une fois évadé de prison, Redxan met la main sur la fortune qui lui permettra de revenir à la civilisation sous un autre nom et un autre titre. C.I.D. Island embarque la plupart des personnages et des étapes importantes du Comte de Monte-Cristo, en trouvant sa propre direction en cours de route : Onaxis devient vite une allégorie du tyran classiste bombardé chef d'état, un dictateur illégitime pensé pour représenter les élites du monde politique. L'oeuvre est aussi plus dense en action et en scènes de combat que le roman de Dumas, plus économe dans la bagarre que certains de ses autres travaux.
Sur le plan graphique, L'Evadé de C.I.D. Island est un sans faute assez général. Moustafa compose un environnement à la croisée des époques et des influences, à la fois assez proche des costumes, des modes de vie et de l'architecture du XIXème siècle en Europe de l'Ouest, avec des parures de civilisation méditerranéenne. Une bonne quantité de trouvailles visuelles et d'aspects particuliers viennent gonfler cet aspect insulaire, de monde habitué à vivre au bord de l'eau : le bleu prédomine sur l'ensemble du volume, opposé à un rouge utilisé pour souligner la colère, la transformation du héros et l'institutionnel religieux. Les vaisseaux de ce monde, régi selon les règles de la "hard science", ressemblent à d'énormes squales motorisés. Le tyran porte une couronne de lauriers lumineuse, le héros un sabre vaporeux et élégant, les éclairages utilisent souvent les différentes couleurs du soleil pour sous-tendre différentes ambiances ou atmosphères - en résumé, Ibrahim Moustafa injecte une certaine noblesse dans ses planches, travaillées, réalistes dans les visages et les silhouettes, sur un fond de civilisation cohérente et agréable à l'oeil.
L'usage des vaisseaux, généralement assez uniformes, des propulseurs "amovibles" ou des textures translucides pour différents éléments participe à créer cette impression de monde crédible. De la même façon, l'auteur cimente cette direction en allant dans les détails : la religion de la lumière, qui sert de motif de croyances aux personnages de cet univers, le vocabulaire de ces personnages qui parlent par "cycles" et semblent exister dans un monde de coups d'états permanents par deux entités politiques clairement identifiées, fonctionnent dans cette entreprise générale de création de monde. L'Union et le Protectorat évoqueraient d'ailleurs le climat national au sein de l'état français au moment où Dumas écrivait le Comte de Monte-Cristo, une période de trouble brinquebalée entre la chute du premier Empire et l'élection de Louis-Napoléon Bonaparte s'apprêtait à devenir Président de la République pour réinstituer une autre forme de monarchie. L'oeuvre originale évoquait déjà ces tensions en arrière-plan, Dantès étant au départ accusé de faire partie des conspirateurs bonapartistes.
En définitive, Moustafa tombe tout de même dans le piège du format : L'Evadé de C.I.D. Island présente une topographie documentée, travaillée et intéressante, si bien que l'ouvrage paraît en définitive assez court et ne pas explorer suffisamment cet environnement. Le scénario reste proprement écrit, les dialogues agréablement traduits, mais l'ensemble fonctionne comme une aventure dirigiste qui va d'un point A à un point B sans beaucoup de surprises. Le héros ne rencontre que peu d'obstacles concrets dans cette relecture digérée de l'aventure d'Edmond Dantès, croisée avec un modèle de scénario de science-fiction conventionnelle : renverser le dictateur, rendre le pouvoir au peuple, etc. Redxan ne rencontre pas suffisamment de conflit, Moustafa ne s'attarde pas assez sur certaines dynamiques qui auraient gagné à être creusées (le sort de Rep, les aspirations d'Onaxis, la romance avec Amai, etc). L'auteur récite son intrigue, perméable, comme un bon élève. La thématique de la vengeance paraît guider l'écriture, avec une bonne quantité de citations insérées entre chaque chapitre sur ce sujet, mais le motif reste finalement assez superficiel et dans les clous de ce genre d'histoires d'hommes trahis, assez interchangeables.
Cela étant, probablement plus adapté au marché français et à cette compréhension de la science-fiction comme terrain de jeu des artistes, L'Evadé de C.I.D. Island reste une bonne lecture pour les amateurs de ce genre d'oeuvres-mondes ou celles et ceux qui chercheraient à poser un regard neuf sur le roman d'Alexandre Dumas. L'artiste injecte aussi une compréhension plus américaine du roman sur le plan de l'action, sans trahir l'origine du texte : proportionnelle aux codes de ces sagas de capes et d'épées, la bagarre reste une affaire de duel au sabre plus que de blasters ou de canons à plasma. Si Moustafa avait choisi de s'attarder davantage sur la part plus humaine du roman, quitte à décompresser pour passer moins de temps sur le déroulé narratif, C.I.D. Island se serait classé plus haut dans la pile des oeuvres de science-fiction à posséder en ce début d'années. Pour l'exercice de style, le soin général et le talent du dessinateur, l'ouvrage ne manquera pas de plaire aux amateurs de ce genre de réinventions.
L'Evadé de C.I.D. Island digère le Comte de Monte Cristo dans un autre carcan fictionnel, débarrassé de la France du XIXème siècle pour une science-fiction rétrofuturiste de dictateurs crapuleux, de marins du ciel et de duels aériens à coups de sabre vaporeux. Ibrahim Moustafa s'amuse à composer un univers crédible, travaillé et intelligent dans ses détails, au point de se sentir à l'étroit dans une aventure qui va trop vite pour laisser ses personnages s'épanouir proprement. Pas de quoi freiner la curiosité ou l'envie d'une suite, pour peu que l'auteur se réintéresse à l'épaisse bibliographie de Dumas (au hasard, une reprise des Trois Mousquetaires dans ce ton de science-fiction élégante et aristocratique ne serait pas forcément la pire des idées).