En marge de la pandémie de COVID-19, le quartier de Venice Beach, Californie, assiste depuis plus d'un an à une aggravation de la situation concernant les camps de sans-abris. Partout sur la promenade, autrefois considérée comme l'une des places fortes du tourisme à Los Angeles, des tentes, campements sauvages, des abris de fortune se sont installés en face des commerces, à quelques mètres de la plage. Le problème inquiète les riverains, en parallèle d'une prolifération d'incendies et d'agressions. La population de Venice en appelle aux pouvoirs publics pour appliquer la méthode "Echo Park", autre quartier de Los Angeles devenu en l'espace de quelques années l'un des points de concentration de la population des sans-abris. En mars dernier, la police évacuait les campements, avec la promesse de replacer les sans domiciles dans des foyers de transition.
Venice Beach est un cas plus particulier dans cette gestion à deux vitesses du problème de logement en Californie. D'abord, parce que l'endroit est plus populaire : quantité d'oeuvres de fiction au fil des dernières décennies se sont chargées de faire la promotion de ce quartier de Los Angeles, considéré comme l'un des emblèmes du soft power de la mégalopole. Lorsque Michael De Santa trimballe son névrosé de fils sur la célèbre promenade pour une excursion en vélo, les frères Houser, au scénario du jeu Grand Theft Auto V, appuient sur un stéréotype connu du mode de vie upper class aux Etats-Unis : l'éden bourgeois des millionnaires venus quémander un bout de paradis dans les quartiers riches de Los Angeles, à quelques centaines de mètres de la plage, des commerces branchés et des mouvements alternatifs. La promenade de Venice Beach incarne à elle-seule un morceau du rêve américain, proportionnel au prix de l'immobilier dans les quartiers de proximité. La situation actuelle présente une friction entre ces deux pans des Etats-Unis, les entrepreneurs, investisseurs, artistes ou commerçants dépendant du tourisme confrontés à l'échec du capitalisme de masse, au quotidien. En parallèle de la question de l'insécurité, les riverains craignent pour la valeur de leur bien, au point de réclamer des solutions rapides ou expéditives, pour faire disparaître le problème par la force si nécessaire.
L'université de Californie publiait récemment un rapport sur cette situation particulièrement tendue, en revenant aux origines de la gestion des sans-abris en Californie. Une étude approfondie des grandes transitions de cette fracture sociale : la criminalisation du vagabondage au début du XXème siècle, les différentes périodes de hausse de la natalité à Los Angeles contre le marché de l'immobilier incapable de suivre l'afflux de nouveaux individus, la fin des aides sociales pour les personnes souffrant de troubles mentaux incapables d'occuper un emploi fixe, et le lobby de l'immobilier spéculatif, exerçant une pressions sur la municipalité pour bloquer la création de logements sociaux ou de refuges susceptibles de faire baisser la valeurs des biens. De leur côté, les sans domiciles fixes d'"Echo Park" évoquent la difficulté de cette réinsertion forcée dans des chambres d'hôtels sécurisées, tandis que différents sociologues et riverains tentent de faire valoir le droit fondamental au logement comme un argument pour gérer cette crise d'un genre nouveau.
Autant le dire tel quel, Goodnight Paradise ne pouvait étrangement pas mieux tomber. La bande dessinée de Joshua Dysart et Alberto Ponticelli, éditée il y a deux ans aux Etats-Unis par la jeune société TKO Studios de Tze Chun, s'est frayée un chemin jusqu'à notre côté de l'Océan Atlantique en parallèle d'un effondrement social que le scénariste aura, en quelque sorte, annoncé avec un peu d'avance. Panini Comics édite la version française de cette mini-série aux allures de sombre feuilleton policier, où la crise des sans abris et la friction entre deux groupes de population tient un rôle central. Polar exceptionnel, Goodnight Paradise appartient à cette famille de projets pensés pour refléter le présent, dans la tradition des histoires conçues par ce scénariste militant : à la fois auteur, à la fois lanceur d'alerte, Dysart s'est fait une habitude des séries de terrain, documentées au contact des populations, pour traiter et comprendre les problèmes du réel par le prisme d'une oeuvre de fiction. Le gros du travail de l'auteur est en revanche édité chez les français de Bliss Editions, pour peu que l'envie de rattraper vous prenne au sortir de cette entrée en matière.
Goodnight Paradise suit l'enquête d'un sans-abri du quartier de Venice Beach, en Californie. Habitué des lieux, Eddie mène un quotidien paisible, avec ses quelques amis, ses routines et ses points de repères, entre un problème d'alcool et un penchant bipolaire qui finira par se manifester plus précisément au fil de l'histoire. Un jour, ce héros des rues découvre le cadavre d'une jeune fugueuse du coin dans une benne à ordures. Eddie la connaissait. Il connaissait ses amis, connaissait son petit-ami. Le personnage se met en tête d'enquêter seul sur ce meurtre affreux, lorsque la police se lance sur une apparence de fausse piste. S'engage une promenade psychédélique et dépressive dans les ruines du modèle américain de la réussite, où un héros sans le sou et atteint de problèmes mentaux va jouer le rôle du détective privé conventionnel de ces fictions californiennes à la Marlowe ou Reckless.
Pour concevoir cette série, Joshua Dysart a appliqué sa méthode de travail habituelle. Le scénariste a vécu pendant dix-sept ans dans le quartier de Venice Beach, jusqu'à côtoyer au quotidien les sans-abris des alentours, en assistant à la gentrification des espaces environnants lorsque les géants de la tech', Snapchat en tête, sont venus s'installer sur ce morceau de littoral ensoleillé. L'implantation des locaux de ce géant des réseaux sociaux est évoquée dans les pages de Goodnight Paradise pour tenir lieu de cheval de bataille au propos du scénariste : après les années quatre-vingt dix, les grandes compagnies du nouveau cool de l'entreprenariat ont abandonné les centres de bureaux des périphéries urbaines pour s'installer dans les grands espaces sauvages des alentours de Los Angeles, San Fransisco ou Chicago. Le prix des loyers a augmenté, le coût de la vie a grimpé en flèche, et les résidents de la classe moyenne ont été poussés vers les extérieurs.
Des communautés plus fortunées, d'ingénieurs, d'informaticiens, de cols blancs ont pris la place de ces populations censées servir de socle mou dans le creux des inégalités sociales. Les lobbys de l'immobilier ont fait leur fortune sur ces grandes transformations urbaines, tandis que les sans domiciles fixes se retrouvaient nez à nez avec de nouveaux venus moins tolérants, moins généreux. Un problème commun dans les civilisations occidentales où les vagabonds ne sont plus tolérés dans les quartiers réservés aux riches. Eddie assiste au premier plan à cette transformation, en se faufilant dans un curieux réseau de proximité entre les trafiquants de drogue, les petits truands sans ambition, les pourvoyeurs de parcelles et les géants de la tech' contemporaine. Le maillage social de Goodnight Paradise est fascinant dans ce qu'il présente de cette part sombre d'une évolution concrète de la vie à Los Angeles, rarement représentée dans la presse généraliste qui compte surtout les avantages de cet afflux de nouveaux travailleurs aisés sur les commerces locaux.
Pourtant, Joshua Dysart ne se cantonne pas à un simple manifeste politique. Le propos de la série est encapsulé dans un polar noir fascinant, chargé en atmosphères variées et en séquences brutales. Le poids de cette Los Angeles étouffante dans sa crise sociale, cette chaleur lourde contrastée par le paysage paradisiaque de Venice Beach, se transporte dans l'aventure d'Eddie et de son enquête désespérée contre la violence de ces rues qu'il ne reconnaît plus. En interview, le scénariste explique que Goodnight Paradise a souvent été comparé au roman Inherent Vice de Thomas Pynchon dans la presse spécialisée, une ressemblance accidentelle que le bonhomme attribue à ce genre précis du détective dans une cité en forme de labyrinthe où les différentes couches de population, des fortunés à l'underground, vont être amenées à se croiser malgré elles sous le regard d'un paumé en quête de sens. Dysart compose son enquête comme autant de séquences psychédéliques à mettre sur le compte de la bipolarité et de l'alcoolisme d'Eddie, un avatar inattendu du pulp à mi chemin entre Bukowski et le cinéma des frères Safdie.
Quelques scènes précises frappent dans cette mise en accord entre la forme et le fond, lorsque le héros, frappé à la tête, envisage Los Angeles comme une ville au bord de l'éruption, en flammes des habitants aux habitations, la manifestation d'un chaos social qu'il serait le seul à percevoir. Alberto Ponticelli brutalise le lectorat dans les pages de cette fascinante reconstitution des quartiers, avec un sentiment de douceur presque confortable dans le quotidien de ces sans abris juxtaposé à une impression de danger ou de monde en ruines dès lors que la nuit tombe, qu'Eddie perd ses repères ou que les manifestations du peuple contre la gentrification interviennent dans le propos. L'artiste change de style pour cette aventure, en oscillant entre une ligne claire très définie sur les séquences de flashback, et un ensemble de peintures plus granuleuses ou ocres pour les passages dans le réel. En terme de scénario, Dysart abuse du gimmick du "narrateur auquel on ne peut pas vraiment se fier", ce qui aura tendance à complexifier l'intrigue au moment de la résolution de l'enquête. Un problème relativement léger compte tenu des nombreuses qualités de la série.
Goodnight Paradise frappe à la tête ce lectorat de la classe moyenne, en ne s'autorisant pas de concession à la réalité de la vie des sans domiciles fixes. Des gens qui ignoreront Eddie à ceux qui s'inquiéteront de voir un sans abri envahir le hall d'entrée de leur immeuble, de la facilité pour cet enquêteur autodidacte à s'introduire partout en n'étant jamais reconnu, parce que personne ne fera jamais attention à lui. La dangerosité de la vie des rues, sur le plan sanitaire comme sur le plan de l'insécurité, tient aussi une part importante dans l'intrigue. Le portrait du héros échappe pourtant à tout misérabilisme. Dysart ne cherche pas à accabler le lecteur en assénant un pamphlet culpabilisant ou démagogue : au demeurant, Eddie et sa bande de copains vivent une existence paisible, constellée de profils variés, du SDF militant au SDF débonnaire, d'une famille reconstituée de junkies ou de fugueurs à l'aise sous le soleil de la plage. L'auteur restitue ces individualités qu'il croisait chaque jour sur la promenade de Venice Beach, en brisant toute une série de poncifs ou de présupposés sur la population locale. Ces personnages sont présentés avec humanité, loin des stéréotypes de la fiction urbaine des classes pauvres, chacun a sa propre voix, son propre tracé.
Mieux encore, l'auteur fait un effort pour nuancer le propos. D'une part, en présentant le destin d'une des personnes relocalisées par la construction des immeubles de Snapchat, qui explique que l'argent généré par la vente de sa maison lui permettra d'envoyer ses enfants à la faculté, pour croquer à son tour un morceau du rêve américain. Dysart fait aussi passer sa critique de la gentrification par les classes moyennes venues manifester contre les nouvelles constructions, comme pour rappeler que ce problème ne concerne pas que les populations les plus défavorisées. Le rapport à la police ne tombe pas non plus dans la caricature : Eddie est connu des patrouilles du quartier, et si celles-ci ne vont évidemment pas l'écouter au moment de son enquête, le héros n'est pas victime de brimades de la part des flics du coin. En résumé, Goodnight Paradise fonctionne comme un ensemble tout en nuances, qui insère aussi des thématiques proches des sensibilités du mouvement MeToo, de l'homophobie ou des familles néo-fascistes aux Etats-Unis et leur peur du fameux remplacement, de quelque couleur ou orientation.
Sur un plan plus général, le bouquin se présente comme une promenade fascinante dans la vie d'un enquêteur accidentel, sur un choc de civilisations où l'urbanisme côtoie l'extinction des idéaux d'une civilisation au bord de la rupture. Le scénariste insère un peu de son rapport à l'image du père, un peu de ses propres convictions, un peu de sa propre fascination pour les grands accomplissements de l'Amérique du peuple dans le caractère d'Eddie, meurtri au sortir de l'histoire sans avoir renoncé à ses propres idéaux, comme un énième bras d'honneur de l'individu face au modèle déliquescent.
Plongée dans les abymes de la Los Angeles des contemporains, celle qui appelle aujourd'hui la police à évacuer les campements, celle qui déchire l'équilibre civil en poussant les populations pauvres en dehors des grandes villes, celle qui passe sous silence les horreurs des fortunés éternellement impunis, Goodnight Paradise est un cri d'alarme désabusé dans la panique d'un mouvement de foule en pleine trouille, un hurlement de saxophone poussiéreux sur la bande-son d'un documentaire retraçant l'effondrement social. En définitive, un bouquin qu'il est bien pour les amateurs de ces feuilletons policiers crasseux au fond politique revendiqué, à caler entre Criminal et Daytripper sur une étagère de bibliothèque bien fournie.
Joshua Dysart et Alberto Ponticelli s'attaquent à la crise des sans-abris dans le quartier de Venice Beach, Los Angeles, sur fond de roman noir. Le scénariste s'empare des codes du policier californien, sous-genre à part entière connu pour secouer les illusions de l'Amérique sur le modèle social, pour construire une enquête documentée et fascinante dans le paysage d'une ville au bord de la ruine. Ponticelli ramène les pinceaux, Dysart ramène sa propre expérience de riverain, pour composer à deux une voix, un corps, une incarnation dans cette part de la population peu représentée dans les arts grand public, en passant toute une batterie de thèmes forts et éloquents sur le présent des Etats-Unis. Efficace en tant que BD de genre, alarmante dans ce qu'elle évoque de précis, Goodnight Paradise est une oeuvre brutale, saisissante, étouffante et diablement bien exécutée qui résonne aussi de ce côté de la civilisation, parachutée en touriste pour poser la question du rapport à l'autre dans un éternel choc des communautés.