Plus de deux ans. Il se sera passé plus de deux ans depuis la dernière critique d'un film venu de Marvel Studios. En marge d'une pandémie mondiale, qui a mis à genoux l'industrie hollywoodienne en même temps que le reste du genre humain, Disney avait fait le choix de miser sur la vidéo-à-la-demande et les mini-séries pendant la fermeture des salles. Les beaux jours sont (momentanément) revenus, et Black Widow profite de la fenêtre de tir qui sépare l'humanité d'un nouveau reflux de contamination pour, enfin, sortir au cinéma en France. Aux Etats-Unis, le film est aussi proposé en accès payant sur Disney+. L'occasion pour Cate Shortland de faire la démonstration de la validité d'un projet consacré à la plus ancienne des héroïnes armées du MCU, introduite dans le Iron Man 2 de Jon Favreau il y a déjà onze ans.
Quels débuts, d'ailleurs - souvenez-vous. Dans le second film consacré aux aventures de Tony Stark, Natasha "Rushman" représentait un stéréotype loin des standards contemporains en matière de féminité musclée : un Happy Hogan pris entre les pattes de l'héroïne pour une prise de catch surréaliste, un milliardaire qui embauche cette assistance spécialisée dans les shootings en tenue légère, etc. Comme beaucoup avant ou après, Black Widow a démarré son parcours cinématographique dans le schéma de l'objectification. Taiseuse, sensuelle, intrigante, en résumé, le stéréotype apparent qui gravite autour de l'héroïne chez Marvel avant de se plonger dans les nombreux bouquins qui lui ont été consacrés.
Sur un plan plus objectif, Marvel Studios, censé se placer à l'avant-front du genre super-héros, aura pourtant mis dix-sept films avant de proposer une antagoniste féminine de premier plan (Thor : Ragnarok) et une bonne vingtaine avant que Captain Marvel (Brie Larson) n'ait droit à son propre film, premier long-métrage du MCU consacré à une femme seule, sans équipe. Là-encore, Black Widow marque aussi une autre première fois. Il s'agit effectivement du premier film réalisé par une femme (là où Anna Boden avait partagé la caméra avec Ryan Fleck pour Captain Marvel). En résumé, les plâtres n'ont pas encore été intégralement essuyés, et le film profite aussi de la rareté de sa proposition pour ne pas se cantonner au statique "nouveau Marvel Studios du moment".
Se pose aussi la question du timing bizarre cette sortie, : le film se situe entre Captain America : Civil War et Avengers : Infinity War, avec des marqueurs temporels assez explicites au début et à la fin, mais sort deux ans après Avengers : Endgame, qui suit la mort de l'héroïne. Le film apparaît donc comme une sorte d'hommage posthume un peu tardif, chargé de mettre en avant un personnage qui aurait mérité sa propre aventure bien des années plus tôt. Ce paramètre empêchera d'ailleurs à un long métrage sinon assez sympathique de provoquer un enthousiasme plus franc. Puisqu'il y a de bonnes choses à tirer de ce Black Widow. Parlons en.
Souvent mentionnées, jamais explorées, les origines de Black Widow s'ouvrent sur une approche calme qui donne le ton : Cate Shortland compte bien profiter des deux heures disponibles pour se placer au plus proche de ses personnages. On retrouve une très jeune Natasha Romanoff en 1995, installée dans l'Ohio au sein d'une famille d'espions russes, infiltrés, censée représenter l'avatar de la famille parfaite, façon The Americans. Une fois découverts, les agents Russes doivent s'enfuir sans parvenir à échapper à leur passé : le personnage de Dreykov (mentionné pour la première fois dans Avengers, en 2012), en charge du département de la Red Room, va remettre Natasha et sa soeur Yelena dans le programme d'opération Black Widow (Veuves Noires). Cette structure familiale brisée place aussi l'une des thématiques importantes du scénario : le trafic d'être humains, et plus généralement, des sévices fait aux femmes.
Passée cette introduction, Black Widow nous catapulte donc dans un entre-deux de films sortis en 2016 et 2018, sur un scénario conventionnel de fiction d'espionnage qui évoque forcément Captain America : The Winter Soldier. Des cadors plus extérieurs sont aussi cités de façon explicite, à commencer par James Bond (un extrait de Moonraker peut-être aperçu à l'image). Alors qu'elle fuit les autorités américaines pour avoir refusé de signer les accords de Sokovie, et permis à Captain America de s'échapper de la fameuse bataille de l'aéroport au milieu de Civil War, Natasha est violemment rattrapée par son passé. Toujours employée par Dreykov, Yelena (Florence Pugh) met en effet au cours d'une mission la main sur une substance chimique capable de libérer les Widows du contrôle mental qu'elles subissent. Désormais libre, mais en danger, Yelena fait donc appel à celle qui fut sa soeur, toutes deux décidant de refonder leur "famille" d'autrefois pour contrer Dreykov. Ce dernier, lui, fait appel au redoutable Taskmaster pour éliminer ses adversaires dont il avait jusqu'alors perdu la trace.
Au sortir d'une trame résolument classique (les démons et personnages du passé reviennent dans le présent, alors qu'une organisation dont on entendait plus parler est toujours en activité... rings a bell ?), Black Widow montre assez rapidement ses qualités, comme on l'évoquait précédemment, en s'intéressant à ses personnages. Le grand public est bien entendu déjà familier avec la super-espionne campée par Scarlette Johansson, mais n'avait au final eu que peu de réelle accroche avec elle : limitée par ses interactions avec ses comparses masculins, dont elle était l'objet de flirts successifs (ha, Bruce Banner...), tantôt comparée à un objet, sinon à un monstre. Ici, Jac Schaeffer (WandaVision), aidée de Ned Benson et Eric Pearson, s'intéresse à une intrigue de famille dysfonctionnelle, qui se recompose et s'allie malgré ses dissensions. La question du mensonge est omniprésente, celle du libre arbitre aussi, mais on s'intéresse aussi à ce que sont ces Widows. Au-delà d'être des tueuses formées d'une poigne de fer, elles sont le reflet d'un trafic d'être humains sordides, le film permettant de faire allusion à des problèmes bien réels. Au détour d'une réplique, l'hystérectomie subie par chaque Veuve est abordée frontalement, pourtant même sujet d'une vanne entre Yelena et Natasha. Une façon de rattraper et de se réapproprier les traumatismes subis, à l'opposé total du pathos "je suis un monstre" d'il y a quelques années.
Parce que Black Widow s'apparente à un film d'espionnage aux enjeux qui se limitent à ses personnages, Cate Shortland prend le temps de les faire interagir, discuter, sans que la course contre la montre des impératifs de Marvel Studios ne soit obligée d'aller à l'accélération systématique. Bien entendu, on se repose sur un McGuffin. Bien entendu, on passe par les classiques grosses scènes d'action de début, de milieu, et de fermeture de film. On félicitera quand même les équipes d'avoir su maintenir secret l'identité de Taskmaster jusqu'à la sortie du film. Le super-vilain a une bonne prestance dans son apparence et la menace qu'il est censée incarner, et si l'action ne propose rien de réellement transcendant en termes de mise en scène, Shortland (ou ses équipes secondaires) n'ont absolument rien à envier aux autres productions les plus terre à terre du MCU. Au contraire, le film ne se retient pas parce qu'il s'agit pour la majorité de l'action avec des personnages féminins : les actrices encaissent les coups, galèrent, chutent, se relèvent, comme leurs collègues masculins. En ce sens, on sera content de s'éviter l'argumentaire habituel "Mary Sue" pour apprécier la performance des chorégraphies, dans un ensemble qui s'en tient malgré tout au cahier des charges habituels, surtout sur la fin. Les grosses explosions, l'action démesurée et les habituels fonds verts seront une nouvelle fois de sortie. Assez classique dans ces phases, Black Widow tire son épingle du jeu avec l'intérêt porté à ses personnages, alors qu'il est au final assez rare qu'un Marvel Studios prenne simplement le temps de s'y intéresser.
Il faut dire que Scarlett Johansson n'a plus rien à prouver : elle connaît son personnage, l'incarne très bien et se permet même de revenir sur son évolution intra-MCU aux côtés de Yelena - par exemple, sur la question de ses poses super-héroïques. Dans ce rôle, Florence Pugh se montre elle aussi convaincante, à un faux accent russe omniprésent près (que l'on peut aussi reprocher au reste du casting : c'est un peu gênant, et on sait que ce n'est pas vraiment un clin d'oeil aux vieux James Bond qui transparaît là dedans). Rachel Weisz et David Harbour ont également une bonne dynamique, et l'humour se trouve assez bien dosé pour qu'on ait envie de croire aux drames sans qu'ils soient sans cesse désamorcés. La bande-son est quant à elle assez passe-partout, accompagne les moments épiques quand il le faut, mais ne vous restera pas dans les oreilles. Au contraire de l'horrible reprise "emo" de Smells Like Teen Spirit utilisée au début, alors qu'on croyait que ce genre de chansons ne se destinaient qu'aux bande-annonces.
Vous l'aurez donc compris : Black Widow ne réinvente pas la roue (et ne cherche pas à le faire), et rattrape avec justesse les erreurs faites sur le personnage au fil des dernières années. Productrice sur le film, Scarlett Johansson se réapproprie l'héroïne, profite d'un regard féminin pour ne plus être un objet sexualisé, Shortland montrant également toute la légitimité avoir un film d'espionnage au féminin. De quoi passer un bon moment en salles : il faut le dire, après deux ans d'absence, revoir une production Marvel a quelque chose de rassurant. On se laisse porter par ce que l'on connaît déjà : la fanfare du logo du début, les têtes que l'on connaît bien, les liens à d'autres productions, la scène post-générique obligatoire, et la perspective de revoir certaines têtes ailleurs (que ce soit sur petit ou grand écran : la stratégie MCU/TV ne se cache plus). Et pourtant.
Pourtant, Black Widow arrive trop tard, bien trop tard. On le disait en intro, l'héroïne aurait mérité d'avoir son film bien des années avant, pas après vingt-trois films, dont un seul avec une super-héroïne en lead. Sorti en 2017, littéralement placé entre Civil War et Infinity War, le métrage aurait eu pour lui d'avoir quelques mérites, de tenir tête à Wonder Woman, de marquer le pas pour l'ensemble du MCU. Sorti plus tôt, il aurait permis à l'entité d'être précurseur dans le monde des blockbusters modernes. Ces considérations mis à part, c'est surtout qu'il est bien difficile de s'intéresser à une héroïne dont on sait qu'elle repose sous terre - ce qui est rappelé brièvement dans le long-métrage, faute d'avoir eu droit à une grande scène d'enterrement comme Stark dans Endgame. Qui se soucie d'avoir un film flashback quand le présent ne permet rien pour le personnage central ? Certes, on voit aisément où peut se situer une certaine continuité (pas besoin d'être vraiment devin), mais pour Scarlett Johansson, l'ensemble garde un goût amer. Mieux vaut tard que jamais, dit-on. On peut demander au plus gros studio du monde de ne plus être en retard, sinon.
Difficile d'être totalement emballé par Black Widow. Le film de Cate Shortland a pour lui de réelles qualités : proche de ses personnages, actuel dans sa façon d'aborder le blockbuster au féminin, il permet surtout à Scarlett Johansson de se réapproprier son personnage et d'évacuer (un peu) la façon dont il a été traité pendant les dix premières années de Marvel Studios. Du reste, une action solide et convenue n'empêche pas de le savourer comme n'importe quel film du MCU qui ne soit pas événementialisé. Reste que la production arrive bien trop tard, autant dans l'agenda du géant américain que pour l'héroïne qui aurait dû briller dans son film quand elle était encore en vie. Un film qui marque pour ce qu'il aurait pu être plus que pour ce qu'il est. Gageons que les prochaines héroïnes n'auront plus à subir ce genre de destin amer.