A l'instar d'un Kent State à l'automne dernier, l'éditeur français Panini Comics accueille en cette rentrée 2021 l'ouvrage Big Black : Stand At Attica, qui revient en images sur les évènements, terribles, des émeutes de la prison d'Attica survenus il y a cinquante ans - et surtout de la façon dont ce mouvement contestataire a été réprimé dans la violence et le sang. Un récit livré par Frank "Big Black" Smith, qui était alors l'un des prisonniers de cette prison à l'époque, et dont le témoignage est repris par Jared Reinmuth dans le texte, avec l'artiste français Améziane aux dessins. Un album choc, au déroulé douloureux, témoignage posthume de l'un des faits les plus marquants dans l'histoire des Etats-Unis, sur la question des luttes raciales. A l'heure où ces questions sont toujours vivement discutées (parce que le racisme n'a pas disparu, le saviez vous ?), Big Black : Stand At Attica ne s'apparente pas qu'à une bonne lecture, ou importante : elle est nécessaire.
Un hélicoptère survole une prison. En quatre pages pleines, Big Black : Stand At Attica nous amène au-dessus de la prison d'Attica, là où pendant quatre jours, en septembre 1971, les détenus prendront dans la cour une quarantaine de gardes et civils en otages, afin d'exiger des conditions de détention décentes et humaines. La majorité des prisonniers dans la cour sont noirs. Puis, les policiers ouvrent le feu. Les balles pleuvent, les corps tombent. Big Black est rescapé de cette tuerie, mais torturé ensuite par ses geôliers. Flashback. Le narrateur retrace son parcours, son enfance dans l'Amérique ségrégationniste, et comment une affaire de deal mal tournée l'a conduit à Attica. Dans cette prison de sécurité maximale, il s'aperçoit très vite que sa condition d'être humain sera mise à rude épreuve. Les détenus n'ont droit qu'à un rouleau de papier toilette par mois ou une douche par semaine. Alors que les Etats-Unis sont à peine sortis officiellement des mouvements des droits civiques, le racisme est omniprésent, comme une institution au sein du corps pénitencier. Les insultes et les humiliations font partie du quotidien, quand des détenus ne se font tout simplement pas tabasser gratuitement.
Vous l'aurez donc compris : Big Black : Stand At Attica n'est pas un récit qui se lit par gaité de joie. L'introduction en pages pleines donne le ton dès le départ, en commençant par la conclusion sanglante de la mutinerie de la prison, qui s'est déroulée du 9 au 13 septembre 1971. Toute la force dans l'écriture de Reinmuth provient du témoignage de Frank Smith, puisque ce dernier a vécu à Attica, et été à la fois témoin et acteur de la mutinerie. Avec sa carrure, qui lui avait valu son surnom de "Big Black", Smith était en effet l'entraîneur de l'équipe de football des détenus, et sera chargé des négociations entre les prisonniers et les pouvoirs politiques lorsque la mutinerie éclatera. Mais tout récit autobiographique qu'il soit, l'ouvrage ne se concentre pas que sur Smith, afin d'apporter d'autres éléments de contexte, notamment vis à vis des décisions politiques qui seront menées face à la mutinerie des détenus.
Big Black : Stand At Attica expose en pleine lumière le traitement inhumain que subissait des prisonniers, dû notamment à leur couleur de peau. La nature des échanges entre matons et détenus est abrupte, violente, et la lecture se fait de plus en plus difficile à mesure que la tension augmente. C'est qu'Améziane réussit par le dessin à retransmettre la façon dont la situation devient de plus en plus tendue. De manière graduelle, les menaces verbales se font de plus en plus fréquentes, les prises à partie également, et durant les quatre jours de la mutinerie, le texte et les images permettent de rendre compte que les participants savaient que tout allait mal se finir. En se plaçant du point de vue de Smith, le récit ne saurait être plus brut : le narrateur ne raconte pas ce qu'il a vu ou entendu dire, mais ce qu'il a vécu. Cette idée bien en tête, Big Black n'en devient que plus terrifiant.
Parce qu'au delà des revendications, de l'ambiance délétère dans la prison ou des espoirs portés par les détenus pour n'avoir que des conditions humaines de vie, Big Black : Stand At Attica révolte également. Parce qu'après que les forces armées auront ouvert le feu sur les prisonniers, s'ensuivra un long combat pour que justice soit faite sur le déroulé des évènements. C'est à dire que les politiciens, le gouverneur Rockefeller en tête, auront à coeur de faire taire les discours des survivants, de faire croire que les gardiens tués l'avaient été par les prisonniers. En somme, un mensonge d'état lui aussi bâti sur les fondations d'un racisme institutionnel, qui ne visait qu'à ne jamais rendre leur humanité à des hommes tombés sous les balles de personnes bien trop zélées à pouvoir tirer sur ceux qu'ils considèrent inférieurs. Le récit essaie de trouver une forme de conclusion réconfortante, puisqu'au prix de nombreuses années de procès, Frank Smith aura réussi à faire payer l'état - même si ce dernier ne lui a jamais versé la somme complète qu'il était censé avoir obtenue. Ce qui marque, surtout, dans les planches d'Améziane, c'est l'idée que personne ne sera sorti gagnant de ces terribles évènements, et que seuls les fantômes des disparus resteront.
Sur le plan graphique, le travail d'Améziane est tout simplement superbe, et force le respect. Le dessinateur français n'en est pas à sa première oeuvre engagée ou biographique, ayant travaillé sur la vie d'Angela Davis ou sur le massacre de la place Tian'anmen de 1989. Quelque part, Big Black : Stand At Attica se situe au croisement des thématiques de ces deux ouvrages. Le trait de l'artiste se veut presque photo-réaliste dans son approche, avec un découpage au premier abord classique qu'il vient littéralement exploser en pages pleines de façon régulière, mais sans jamais prévenir. Les planches se montrent assez chargées tout en restant parfaitement lisibles, et l'utilisation de couleurs très mates et au final assez diffuses donne un cachet "sépia" à l'ensemble qui est du plus bel effet. Pour certains moments, et peut-être pour en atténuer la violence, certaines pages lorgnent vers un style un peu plus cartoon, avec l'utilisation de trames en pop art, là aussi une expérimentation visuelle aussi intéressante sur la forme que sur le fond. Peut-être pourra-t-on reprocher ça et là quelques visages statiques compte tenu des émotions de certaines scènes ; pour le reste, l'immersion est totale.
Par les choix de ses angles, et la façon dont il représente ses personnages, Améziane place le lecteur au coeur des évènements, et le pousse surtout à ne pas pouvoir détourner le regard de ce qu'il voit - quelque part, de ce que Frank Smith a pu voir et ressentir de son côté. Certains passages, il faudra le rappeler une fois, sont très difficiles à parcourir, pas forcément parce que l'artiste se complairait dans des débordements graphiques - ce n'est pas le cas - mais parce que ce dessin qui lorgne vers le réalisme a aussi son utilité de rappeler que ce qui est dépeint est bien arrivé. Même si l'on tient une bande-dessinée, il n'y a pas d'échappatoire à ce que Big Black : Stand at Attica raconte. Ce qui en fait toute sa puissance.
Difficile de s'étendre plus longtemps sans vous gâcher ce qui fait de Big Black : Stand At Attica une lecture essentielle. En définitive, c'est un ouvrage à lire, à ressentir par vous même. Le récit autobiographique de Frank "Big Black" Smith est édifiant par tous ses aspects, alors que le lecteur se rendra compte que sur certains points, les renvois à des évènements d'actualités ne peuvent être ignorés. Améziane livre un travail graphique somptueux qui participe à faire de cet album un chef d'oeuvre immédiat. A ne pas mettre entre toutes les mains, cela dit. Mais quelle frappe, tout de même. Quelle frappe.
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