S'il fallait encore le répéter, répétons le : en France, le comics reste un marché de niche, et ne représente officiellement que 6% du total des bande-dessinées vendues chaque année. Un chiffre qui peut toutefois être ramené aux alentours des 10 à 12% en fonction de la classification de certains albums au sein des maisons d'éditions elles-mêmes, mais qui atteste néanmoins d'une réalité encore trop méconnue : le lectorat reste peu important, en comparaison des deux genres dominants, manga et franco-belge traditionnel. Aussi, à l'exception de Walking Dead en son temps, il est assez rare de retrouver des parutions qui arrivent, en termes de vente, à se hisser aux côtés des cadors produits en local, voire tout simplement de se manifester dans certains classements de popularité.
Parmi ceux-là, on compte notamment les listes établies par la revue Livres Hebdo, qui fait état, en se basant sur les chiffres de l'institut GFK, des vingt BDs les mieux vendues chaque semaine. Il va sans dire que depuis des mois, on ne trouvait aucun comics dans ces classements (à l'exception du Carbone & Silicium de Mathieu Bablet mais : autre sujet). Aussi fut on surpris il y a trois semaines de voir le récent Batman/Fortnite se hisser directement à la cinquième place du top vingt de Livres Hebdo, et ce dès sa première semaine de sortie. Au cours des deux semaines qui suivront, l'album ne se heurtera pas au phénomène d'attrition habituel. Au contraire : il montera à la troisième place, pour finalement passer premier des ventes en bande-dessinées sur sa troisième semaine. Intrigués par le succès de cet album, dont on concevait difficilement l'intérêt public en France, sur un marché des comics notoirement restreint, nous sommes allés étudier cette situation de plus près. Une bonne occasion de disserter sur ces oeuvres/produits, au croisement de licences très populaires, et qui pourraient permettre à la BD nord-américaine d'être abordée par un public qui ne s'y intéresse pas d'ordinaire.
Un point rapide sur l'album en question: écrit par Christos Gage et Donald Mustard (directeur créatif d'Epic Games, le studio de jeu vidéo responsable de Fortnite) et illustré par l'artiste Reilly Brown, Batman/Fortnite est un croisement de propriétés intellectuelles tout ce qu'il y a de plus classique. Une brèche dimensionnelle s'ouvre un beau jour à Gotham City, le Chevalier Noir ainsi que plusieurs de ses alliés ou ennemis sont transportés dans l'univers du jeu. Concrètement, il s'agit d'une vaste île sur laquelle les joueurs s'affrontent dans un grand "battle royale", c'est à dire que la partie s'achève quand il ne reste plus qu'un seul joueur debout. Déjà très populaire (de par sa gratuité, des nombreux contenus rajoutés toutes les semaines, et du phénomène de micro-réseau social inhérent au jeux en ligne en général), Fortnite repose sur un socle plein de 350 millions de joueurs à travers le monde - et donc, en France également. Toute la stratégie de DC Comics autour de ce comics a donc été de motiver l'achat des single issues sur la base de codes utilisables en jeu pour débloquer du contenu, insérés au sein de chaque numéro. Dans son standard de mini en six, Batman/Fornite : Zero Point permettait de récupérer six tenues et accessoires, et un septième bonus pour qui aurait acheté tous les numéros et collectionnés l'ensemble des codes. Simple, très évident, un partenariat efficace de marques pour jouer sur tous les tableaux.
De fait, aux Etats-Unis, les boutiques spécialisées se sont rapidement retrouvées débordées par la demande, qu'elles non plus n'avaient pas anticipé. En estimant probablement que les lecteurs habituels seraient trop vieux, ou auraient passé l'âge de jouer à ce Fortnite là, les professionnels de la vente de comics sont dans un premier temps passés à côté du public cible : le premier numéro est rapidement tombé en rupture de stock, pour suivre le chemin habituel des objets rares, cible d'innombrables spéculations du fait de ces fameux codes de jeu. Le succès s'est par la suite confirmé. Batman/Fortnite #6 totalisera 93.000 commandes d'exemplaires, un chiffre très important pour dernier numéro de série limitée. Mais les différences entre les publics américains et français ne suggéraient pas qu'un tel succès puisse être reproduit par chez nous (la méthodologie promotionnelle obéissant à d'autres règles, au pays de l'album-roi). Et pourtant.
Si Batman/Fortnite : Point Zéro s'est hissé jusqu'à la première place dans le classement de Livres Hebdo, il ne s'agit pas qu'un simple coup du hasard. La dernière fois qu'un pur produit américain avait fait irruption dans le top vingt hebdomadaire, il s'agissait du Walking Dead Tome 33, conclusion d'une série bien plus poreuse que l'éventail classique des "comics" de super-héros. Nous avons pu avoir accès aux chiffres de ventes qui font état, à l'heure où nous les avions consulté, de 13 000 ventes d'albums. A date de rédaction de cet article, ce chiffre est d'ores et déjà dépassé. Pour comprendre ou contextualiser ce chiffre, rappelons que, en moyenne pondérée, on considère qu'un album s'en tire déjà bien s'il passe le seuil des 2000 ventes sur le marché des comics. Nombreuses sont les sorties à ne jamais atteindre ce volume, sur l'ensemble de leur période d'exploitation. A titre de comparaison, Batman/Fortnite a dépassé en trois semaines le total des ventes d'un Batman : Last Knight on Earth de Snyder et Capullo depuis sa sortie - titre pourtant servi par des auteurs vedettes dans leur catégorie.
Plusieurs facteurs expliquent ce succès : le fameux code Fortnite inclus dans chaque album, attendu que les fans de cette franchise occupent aussi nos modestes frontières ; l'album, proposé à 12€ dans un format souple, puisque le prix peut aussi être un facteur d'achat spontané (les collections Printemps/été de Panini Comics/Urban Comics l'ont suffisamment prouvé), comparativement à un secteur où le prix moyen tourne plutôt autour de 16 à 18€ ; et la popularité de Batman auprès d'un grand public de néophytes, dans différentes tranches d'âges. Ces raisons combinées permettent donc de comprendre ce succès commercial, qui liste pourtant quelques particularités. En effet, en communiquant sur ces chiffres, bon nombre de libraires nous ont contacté pour nous expliquer que chez eux, Batman/Fortnite a très peu fonctionné. D'autres enseignes à Paris ou Lille ont néanmoins un constat plus nuancé.
J’en ai 6 à vendre, et 0 vendu. C’est clairement une vente de grande surface motivée par les codes Fortnite. Mes clients Batman ne sont absolument pas intéressés
— Le libraire se cache (@librairesecache) September 26, 2021
De notre côté la vente a été moyenne.
— Le Comics Corner (@LeComicsCorner) September 27, 2021
Alors pour info, à cette date, nous avons vendu plus de la moitié du stock que l'on avait commandé, à savoir 44 exemplaires sur les 80 reçus.
— @AlbumComics (@AlbumComics) September 28, 2021
A Lille chez AstroCity, à la date du jour, 36 exemplaires du Batman Fortnite vendus !
— AstroCity comic shop (@AstroCity_Lille) September 28, 2021
Et hop.
Face à ce constat, se posait évidemment la question, pour expliquer ce succès, d'une distribution plus importante de Batman/Fortnite dans d'autres points de vente. Ce qui nous a été confirmé par François Hercouët, directeur éditorial d'Urban Comics, interrogé par nos soins pour la rédaction de cet article. Ce dernier évoque une donnée connue du secteur, mais qu'il est bon de rappeler : "Batman/Fortnite est un album ouvert à tous les points de vente, comme l'ensemble des livres : tous sont commandables par n'importe quel point de vente, sinon c'est ce qu'on appelle un refus de vente, ce qui est illégal. Concernant ce produit, et le profil de son public, les GSS et GSA sont de la partie." C'est donc sur la mise en place que se porte le facteur déterminant : ces ventes importantes ne se sont pas faites dans les librairies ou les comic shops, mais dans d'autres circuits de distribution.
François Hercouët livre quelques données essentielles pour tout comprendre du dispositif pensé pour Batman/Fortnite. "Notre tirage sur cet album est de 100 000 exemplaires [soit le nombre d'albums imprimés, ndlr], dont 47 000 de mis en place [qui ont donc été commandés par les différents points de vente] et un excellent niveau de réassort [les commandes nouvellement passées pour anticiper la rupture de stock]." Il confirme par la même occasion le ressenti capté lors de nos échanges avec différents libraires : "Nous avons de notre côté la confirmation qu'en dehors des librairies spécialisées, le titre s'écoule beaucoup partout ailleurs sur les points de vente, avec une part plus importante sur les GSS, puis les GSA." En d'autres termes, Batman/Fortnite vend, mais pas en librairie ("ah c'est pour ça le titre de l'article", et oui ! 'Voyez, ça valait le coup de lire jusqu'au bout).
L'éditeur reste lucide sur les raisons de ce succès : "La dimension "produit" fonctionne beaucoup moins sur un lecteur de comics en général. Il est évident que le grand public vient pour le code, mais il ne faut pas oublier au-delà de ça que le titre bénéficie d'un croisement des deux licences ultra-populaires que sont Batman et Fortnite." Du côté Batman, d'ailleurs, la passerelle est tentée : un encart en fin de volume présente d'autres parutions de l'éditeur - dont le très populaire Batman : White Knight de Sean Murphy, ou le Trois Jokers de Geoff Johns et Jason Fabok qui doit arriver au tout du début du mois d'octobre. Là dessus, François Hercouët estime que "l'impact sera peut-être marginal", mais difficile de ne pas profiter de l'occasion pour tenter cette main tendue aux nouveaux entrants.
Ce point précis représente, au final, la grande interrogation à ressortir de ce succès commercial. A l'heure où le problème du renouvellement du lectorat se présente souvent comme une impasse, les méthodes éditoriales pour attirer de plus jeunes lecteurs existent : variations des formats, offres de récits cadrés pour la jeunesse, croisement de licences, etc. Ces idées relèvent généralement d'un équilibre délicat entre la volonté éditoriale de séduire, et des ressorts plus mercantiles, pourquoi pas nécessaires.
Si le but de cet article n'est pas de débattre de la qualité de Batman/Fortnite (qui reste par ailleurs bien plus accessible et digeste qu'un Death Metal, soulignons le), de tels albums pourraient en effet constituer une offre d'appel pour un public encore profane, ou guider le regard vers un rayonnage autrement plus varié. En parallèle, on a l'assurance que les lecteurs de comics déjà habitués regardent avec méfiance ce genre d'opérations, si ce n'est même un certain mépris, parfois contre productif. Combien sont venus aux comics par d'autres médias, souvent mis en mouvement par la seule envie de vendre du jouet ? Reste à savoir si Batman/Fortnite sera cette passerelle : seul le temps long permettra de le dire.