L'enjeu du travail de chroniqueur se résume souvent à éviter de tomber dans le piège de la facilité. Aller chercher un peu plus loin que les poncifs de surface, ne pas résumer l'écriture ou le dessin d'une bande-dessinée à "c'est bien", "c'est beau", "Batman il est cool et le Joker il fait peur", ou encore "quoi c'est Salvador Larroca qui dessine mais ça suffit arrêtez par pitié", autant de commentaires tout à fait valables en temps normal, mais qui tendraient à compartimenter le rapport aux comics dans une case de simple distraction aux apports limités. Difficile, donc, de coucher sur papier la critique d'un objet aussi particulier que Money Shot sans se perdre dans le séduisant labyrinthe de la blague de cul, refuge confortable du critique désœuvré, où chaque embranchement est une nouvelle opportunité de dire "zizi" et "foufoune" et de quand même toucher un salaire à la fin de la journée. Rendez-vous compte. Ce genre d'occasions se présente rarement dans une vie.
Mais, parce qu'il serait dommage de résumer cette bande-dessinée à sa seule dimension humoristique, mettons que les vannes se trouveront plutôt dans les bulles de dialogues, et parlons plutôt du fond. Edité en France par Komics Initiative, la série Money Shot de Tim Seeley, Sarah Beattie et Rebekah Isaacs mérite qu'on s'y intéresse. Rare représentant de la comédie érotique dans un moule de science-fiction, le titre suit les traces de Sex Criminals dans son rapport à la chose sexuelle. Le but n'est pas nécessairement d'appâter l'adolescent ou le lecteur libidineux abonné aux variantes cosplay des séries Vampirella, mais plus de parler de sexe en général, sous une forme libérée et décomplexée, et qui s'autorise à rire sans donner dans l'humour gras. En résumé, plus "Sex Education rencontre Barbarella" que "Tonton Roger raconte ses vacances en Thaïlande", avec quelques épaisseurs pas désagréables et un terrain de jeu original soutenu par de jolis dessins. Rentrons dans le vif.
Money Shot s'intéresse à un groupe de scientifiques à court de financements. L'équipe, menée par la volontaire Christine Ocampo, est parvenue à inventer un appareil permettant de se déplacer vers de lointaines planètes, sans les inconvénients ou les temps de trajets des voyages spatiaux traditionnels. A présent que la machine est montée, ne leur restait qu'à se lancer dans la phase d'exploration et de prise de contact avec les nombreuses peuplades extra-terrestres des galaxies voisines - mais le procédé est hélas trop coûteux. L'équipe n'a simplement pas les moyens de financer un voyage stellaire. A court d'idées, Ocampo finit par s'en remettre à la bonne vieille méthode : si les budgets de la recherche reculent, il faudra motiver le grand public à investir directement, en lui présentant les bienfaits de la science dans son quotidien. En l'occurrence, puisqu'il s'agit de rencontrer des peuplades extra-terrestres, l'héroïne propose de lancer une nouvelle sous-catégorie de site porno' : sur un motif équivalent au scénario du film Zak & Miri de Kevin Smith, Money Shot va consister à insérer dans une comédie bonne enfant le thème du divertissement pour adultes, avec une approche comparable de non-professionnels entrés dans un monde où l'intimité opère sous d'autres modalités.
La BD épluche quelques réalités contemporaines, avec en ligne de mire le recul progressif des budgets de la recherche aux Etats-Unis. Il y a deux ans, ceux-ci représentaient 0,6% du produit intérieur brut national, un record historique pour cette énième réduction enclenchée par l'administration de Donald Trump au terme de plusieurs décennies de coupes sèches. Les scientifiques de Money Shot tournent leurs regards vers l'exploration de l'espace, un domaine de la recherche scientifique majoritairement capté par les industriels du secteur privé depuis quelques années, avec les démonstrations de force de SpaceX et l'apparition d'un nouveau genre de tourisme stratosphérique réservé aux millionnaires. Le constat de cette réalité au présent croise d'autres évolutions modernes dans la consommation de la pornographie en ligne, avec le web du pay-per-view et l'apparition de structures comme OnlyFans contre l'effondrement du porno' traditionnel (et particulièrement vieillissant) à l'achat/location de vidéos. La curiosité de cette équipe de scientifiques amenée à s'accoupler avec les peuplades aliens pour débloquer les progrès concrets de la science part donc d'un regard relativement pessimiste posé sur le présent, où la privatisation de la recherche et la sempiternelle inventivité du marché du sexe représentent le seul espoir pour l'humanité de croiser un jour la route d'autres civilisations. Money Shot est un jeu de mot habile sur cette incohérence, en représentant à la fois "une chance de faire de l'argent", et le nom donné aux plans de caméra réservés aux éjaculations faciales dans le lexique du boulard.
Cette base de sujets va toutefois prendre un peu moins de place dès le second numéro. Lorsque les personnages finissent par partir à l'assaut de leur première planète occupée, Money Shot prend des allures de parodie amusée de l'aventure Black Science : un groupe de spécialistes de différents domaines lâchés sur le terrain face aux périples d'un monde de science-fiction à la Star Trek, avec quelques conflits personnels à régler et la perspective de passer d'un environnement à l'autre avec, chaque fois, de nouveaux bestiaires extra-terrestres et de nouvelles péripéties. Le sexe joue surtout le rôle d'élément différenciant pour ce scénario très habituel d'une équipe d'humains déplacés en zone de danger. Les organes génitaux jouent le rôle de pistolasers dans cette histoire où les situations se se résolvent dans la positivité de l'échange corporel.
Sur le papier, le travail de Seeley et Beattie marche même dans une sorte de tradition : l'imaginaire de la reproduction dans un corpus de science-fiction, parfois pour faire rire dans les cartoons pour adultes à la Rick & Morty ou Futurama, croise un autre historique de projections fantasmées dès lors que l'imaginaire infini de l'espace accueille une représentation partielle du sexe ou de la représentation des corps. Richard Corben, Alfonso Azpiri, Paolo Serpieri, des pérégrinations extra-terrestres de Cherry Poptart aux pin-ups des couvertures de magazines de genre dans les années soixante, l'intérêt de croiser l'exploration spatiale à la question du cul n'a rien de franchement nouveau. Money Shot va donc surtout se démarquer par la qualité de ses gags, de ses rebondissements, et sa capacité à ne pas s'en remettre à un simple concept absurde pour animer l'ensemble de son univers.
Seeley explique à cet effet qu'après avoir écrit le scénario de chaque numéro, celui-ci passe entre les mains de Sarah Beattie, qui se charge de saupoudrer d'humour ou d'idées originales le fil directeur de l'intrigue. La plupart des blagues fonctionnent, en s'autorisant à aller assez loin pour rester surprenantes et à garder en ligne de mire l'idée que le sexe dirige l'ensemble du cosmos sous une autre forme ou une autre. L'écriture s'en sort admirablement bien dans cet exercice d'équilibriste, entre le mauvais goût qui s'assume et le comique de grands collégiens hilares face à leur premier magazine de gens tout nus, en n'oubliant pas de tenter un propos sur l'aspect normal et naturel du sexe au sein des comportements humains. Seeley et Beattie creusent la piste de la "positivité sexuelle", mouvement de pensée qui cherche à remettre le plaisir, l'échange et l'épanouissement au cœur de ce sujet souvent accaparé différemment dans les sociétés puritaines ou patriarcales. A titre d'exemple, Ocampo tient à ce que l'ensemble des membres de l'équipe couchent les uns avec les autres avant de partir en expédition - en avançant l'argument valable que les personnages devront se connaître les uns et les autres sur un plan intime pour pouvoir devenir des professionnels du porno' en compagnie d'inconnus.
Cette idée se matérialise par une série de séquences d'une page où les différents protagonistes vont se croiser dans différentes chambres à coucher, de mignonnes petites scénettes qui posent l'idée que le sexe n'a pas nécessairement besoin d'appartenir au domaine du romantique ou à un processus de séduction complexe, pour devenir une pratique sans enjeu autre que la découverte de l'autre. Accessoirement, attendu que les héros (masculins) vont être amenés à coucher avec des aliens, il paraît aussi assez logique que les deux hommes de l'équipe dépassent le carcan de l'hétérosexualité : pour accepter de se taper des aliens, être rebuté par un membre de sa propre espèce sur une simple question de genre n'a effectivement pas grand chose de logique. Ce genre de trouvailles permet à Money Shot de rentrer dans un autre champ que la seule parodie de saga de science-fiction, ou de sortir du terrain de la série d'exploitation en forme de plaisir coupable vaguement sulfureux.
La BD cherche davantage en direction d'une sorte d'appel à la pansexualité ou à reconsidérer certains acquis collectifs sur le sexe, en s'amusant de la quantité de possibilités ouvertes dès lors que ces limites sociales ou philosophiques commencent à tomber. Quelques détails tapent sur l'idée d'une masculinité conventionnelle à réinventer, ou d'une féminité plus ouverte à la bisexualité normalisée. Le gros du scénario reste toutefois encastré dans une comédie romantique plus conventionnelle entre une homme et une femme, facile à diriger, mais ouvert à des détours ludiques plutôt bienvenus. Dans son format "à la Star Trek", le gros des scènes reste bien installé dans les péripéties conventionnelles d'un film ou d'un dessin animé d'aventure, avec des explosions, des course-poursuites, des combats, etc. La patine sexuelle reste en surface, dans les dialogues et dans quelques scènes pour suggérer un propos, une direction et une réflexion d'ensemble, loin de la finalité habituelle des BDs érotiques où les contours de l'intrigue sont généralement de simples prétextes à l'arrivée d'une scène graphique.
Le bouquin utilise surtout ces éléments des allégories, en posant l'idée d'un genre de sexe tantrique avec une reine alien comme métaphore de domination ou de destruction - la réponse trouvée par Beattie sera alors de bifler sauvagement, ce qui résoudra pas mal de situations en temps normal. Chaque personnage a droit à son propre petit moment, en développant leurs aspects humains à l'ombre de l'emballage grotesque de leur aventure de pornographes à court de budget. La première histoire s'achève sur un élan enthousiaste à la Sense8, avec un appel collectif à l'orgie comme libération des diktats et des leviers d'oppression, une parodie de la révolte des peuples d'esclaves dans l'archétype de ces civilisations extra-terrestres tirant sur un imaginaire pulp. Cette façon d'utiliser le gag sexuel comme un outil d'écriture normal ouvre donc toute une série de possibilité : en interview, Seeley évoquait aussi la perspective de parler de religion avec Money Shot, il n'est donc pas impossible que les héros de l'équipe en viennent à se taper une divinité, le rêve de tout bon savant.
De son côté, Rebekah Isaacs marche dans cette même théorie de la positivé en imaginant des personnages aux morphologies variées, sans glisser vers l'anatomie parfaite ou surgonflées des héroïnes de science-fiction érotique d'autrefois. En dehors de ces choix opérés sur la conception des personnages, les dessins ne cherchent pas le réalisme. L'artiste invente une première peuplade alien à motif aquatique pour les besoins de cette première expédition : des poissons, des poulpes et des squales humanoïdes dans un monde désertique où les océans ont laissé place à de vastes étendues rouges. Cet environnement permet aussi à la dessinatrice d'insérer plusieurs références à John Carter, inspiration manifeste de cette première aventure. Au global, des personnages expressifs, des scènes convaincantes qui savent trouver la frontière entre cartoon et produit pour adultes, et une colorisation de dessin animé qui assume l'emballage comique, bon enfant. Le travail de l'équipe artistique épouse parfaitement les contours du scénario et de sa tonalité, avec un bestiaire intelligemment pensé tout en étant forcément difficile à prendre au sérieux, des scènes graphiques qui ne donnent pas dans le graveleux ni le sublime.
Le seul vrai reproche à adresser à ce premier volume serait de vouloir trop en faire en allant trop vite : si la collaboration entre Seeley et Beattie marche bien dans l'ensemble, l'avalanche de dialogues d'exposition ou de gags parfois dispensables envahit les cases des derniers numéros sans forcément fonctionner à chaque fois, comme si les deux couches d'écriture finissaient par se sentir. A part ça ? Money Shot est une bonne BD. Divertissement honnête, drôle, avec un propos sur le sexe comme vecteur d'épanouissement et une construction qui pioche dans toute une batterie de référents très évidents, le titre de Komics Initiative tape au bon endroit en évitant de se prendre trop au sérieux. Aidée par son rythme et sa capacité à occuper une case relativement vide, l'aventure d'Ocampo et ses potes de chambrée convoque un répertoire encore trop rare dans le comics de genre - en particulier aux Etats-Unis où des règles plus rigides encore s'appliquent pour l'art séquentiel tourné vers le grand public. En résumé, une façon plus intéressante d'imaginer des bites de l'espace que l'affreuse fusée phallique pilotée par Jeff Bezos - mettons que Money Shot est donc une BD d'utilité publique.