De temps à autres, le débat du décalque se repointe sur la table de l'industrie de la bande-dessinée et des arts graphiques en général - et pas forcément seulement aux Etats-Unis. Quelques artistes sont même devenus les avatars malheureux de cette méthode de travail (discutable) consistant à reprendre une image, une photographie, un modèle en trois dimensions, pour crayonner ou peindre une surcouche susceptible de passer pour une création originale.
Généralement, les premiers noms à apparaître en haut de la pile sont surtout ceux qui ont le moins fait d'efforts pour dissimuler leurs emprunts : Greg Land et sa silhouette de Pamela Anderson piquée dans une revue Playboy, entre autres choses, Rob Liefeld, qui n'a jamais eu honte de faire les poches aux copains, et l'illustre, colossal Salvador Larroca. Une liste exhaustive prendrait sans doute un peu trop de place, alors qu'une simple recherche Google sur le travail du dessinateur (accompagné du mot "tracing", qui désigne le décalque d'images aux Etats-Unis) devrait achever de vous convaincre que le bonhomme dessine comme vous à l'école primaire : avec une feuille de papier collée contre la télé', et en tentant maladroitement de respecter les contours. La seule grosse différence étant qu'il est payé pour ça.
Pour l'industrie des comics, la question du plagiat ou de l'emprunt à d'autres supports est considérée comme un sujet relativement mineur. Alex Ross aura par exemple longtemps composé ses planches sur la base de photographies ou de modèles réels en costume, beaucoup d'artistes de Marvel ou de DC Comics se seront basés sur des images réelles de New York pour reproduire la topographie urbaine des grandes cités américaines, l'utilisation de rendus 3D pour aider à composer les décors ou les agencements des lignes de fuite est devenue monnaie courante pour une bonne quantité d'artistes. Et puis, les comics en particulier ont aussi mis en place très tôt la pratique du swipe : reprendre une couverture importante en apposant quelques variations de traits, quelques modernisations, jusqu'à pousser la pratique vers de problématiques cas extrêmes, lorsque l'hommage devient une simple tricherie graphique sans réel effort fourni.
Sur un sujet avoisinant, le sympathique mais maladroit Erik Larsen mettait récemment son vieux copain Todd McFarlane dans la sauce, sans le faire exprès. Le créateur de Savage Dragon, toujours aussi actif sur les réseaux sociaux, évoquait cette semaine le travail du coloriste Steve Oliff sur deux projets distincts : d'un côté, la seconde colorisation du Batman : Year Two de Mike W. Barr et McFarlane (1987) et la première édition du manga Akira de Katsuhiro Otomo chez Epic/Marvel (1988). Entré dans l'histoire comme un précurseur de la colo' numérique, Oliff avait eu l'opportunité de fournir les couleurs sur ces deux BDs aux antipodes l'une de l'autre, à une époque où le marché de l'art séquentiel nord-américain ne résonnait pas sur les mêmes variables. En particulier vis-à-vis de l'importation d'oeuvres venues du Japon.
En résumé, lorsque Katsuhiro Otomo avait accepté de céder les droits d'Akira à Archie Goodwin, en charge du label Epic de Marvel à ce moment là de sa carrière, le créateur espérait pouvoir réduire l'écart culturel entre mangas et comics - dans l'idée de ne pas enfermer sa BD dans la case des curiosités adressées à un public de niche aux Etats-Unis. Cette première édition anglophone se base par exemple sur un sens de lecture occidental de gauche à droite. Plusieurs arrière-plans ont dû être retravaillés pour ôter les effets sonores en caractères japonais, et l'artiste a également œuvré pour dessiner de nouvelles bulles de dialogue, afin de les rendre plus perméables à l'alphabet "romain". Evidemment, l'autre différence majeure séparant les deux marchés de la bande-dessinée à chaque bord du Pacifique résidait dans le traitement du noir et blanc : commun aux mangas, réservé à des oeuvres plus rares ou plus fauchées pour l'industrie des comics.
Otomo sélectionnera lui-même Steve Oliff pour travailler sur une version en couleurs. A l'avant-front de la révolution informatique, celui-ci livre une colo' par ordinateur à une époque où les comics s'appuient encore sur des méthodes traditionnelles dans leur immense majorité. Salué par la presse, adoubé et supervisé par le créateur d'Akira, le bonhomme reçoit trois Harvey Awards consécutifs pour sa participation à la série, ainsi que le premier Eisner Award attribué à un coloriste de l'histoire du médium en 1992. Le travail de Steve Oliff fera beaucoup avancer les mentalités des éditeurs sur l'usage des colorisations numériques, qui deviendront peu à peu un nouveau gadget pour motiver de grands projets de rééditions de plusieurs séries importantes. Il finira par oeuvrer sur la version album de Batman : Year Two (1990) aux côtés de Gloria Vasquez et de Tom Ziuko, en repassant par dessus les couleurs de l'édition originale par Adrienne Roy. Voilà pour le cours d'histoire.
Le brave Erik Larsen évoquait justement ces deux projets mis sur le même plan, pour un détail que beaucoup n'auraient sans doute pas remarqué. Dans la catégorie des emprunts, Todd McFarlane avait manifestement utilisé une planche d'Akira pour servir d'arrière-plan à Batman : Year Two (dans Detective Comics #578). Bien sûr, il ne s'agit pas d'un décalque proprement dit, mais plus de l'utilisation d'une image scannée, ou plutôt photocopiée, par-dessus laquelle l'artiste aurait dessiné ou collé, son dessin de Batman (la technique porte un nom : "paste-up", pour "collage"). Le hasard veut que les deux BDs ont fini par être recolorisées par la même personne, ce qui semble beaucoup amuser le dessinateur de Savage Dragon.
Steve Oliff must have had a feeling of déjà vu when he colored this page from Batman: Year Two. Here, artist Todd McFarlane pastes up art by Katsuhiro Otomo from Akira as the building in the background. Oliff colored both. pic.twitter.com/Ni1dp5RbZD
— Erik Larsen (@ErikJLarsen) October 24, 2021
Il ne peut pas évidemment s'agir d'une simple ressemblance fortuite, ou d'une coïncidence. Si Larsen espérait sans doute que les gens allaient s'amuser de la façon dont Oliff avait utilisé une palette de couleurs similaire pour le même panorama urbain, de Néo-Tokyo à Gotham City, le public s'est surtout intéressé à cette reprise manifestement frauduleuse du travail de Katsuhiro Otomo. Le créateur d'Akira n'apparaît pas dans les crédits de Detective Comics #578, ni dans les remerciements de l'édition album de Batman : Year Two. McFarlane aurait donc récupéré une planche du manga, sans remercier ou informer l'auteur original, et manifestement, sans mettre au courant DC Comics. Sur les réseaux sociaux, le public, surpris, se montre perplexe quant à cette façon de procéder. Jimmy Palmiotti, scénariste de Painkiller Jane, All-Star Western et Batwing, note même que la moindre des choses aurait été de créditer Otomo, et qualifie le comportement de McFarlane d'étrange.
A noter que Batman : Year Two entre dans le champ potentiel de l'erreur de jeunesse. Tout juste débarqué dans le milieu de l'édition, le dessinateur n'était âgé que de vingt-six ans et pouvait à ce moment là compter l'ensemble de ses projets sur les doigts d'une seule main. Son travail sur Batman en parallèle de l'Incroyable Hulk lui permettront d'acquérir un statut de jeune prodige à surveiller, et amorceront la grande transition vers Spider-Man, où il obtiendra ses galons d'artiste vedette et de machine publicitaire, capable de vendre en grandes quantités la seule base de son coup de crayon.
Probablement conscient d'avoir fait une bourde, ou d'avoir publiquement embarrassé un copain qui n'avait rien demandé, Erik Larsen tentera de contenir l'hémorragie sur les réseaux sociaux. Selon lui, le crédit aux contributions externes n'était pas une pratique répandue pour ce type d'emprunts, apparemment normés et habituels dans le cadre d'une industrie où le productivisme et le rythme de travail en mensuel poussaient parfois les dessinateurs à la faute. En résumé, personne n'aurait crédité Otomo, ou pas à ce moment là. Tout le monde faisait pareil, d'autres pratiques discutables existent aux quatre coins de l'industrie, en somme, l'argumentaire habituel "oui, je vole le courrier du voisin, mais son clébard dégueulasse l'escalier et en plus il m'a jamais dit bonjour quand j'le croise à la boulangerie". Et tant qu'à faire, balançons aussi John Byrne sous les roues du bus.
I think this was more fun than that. It’s just a single background in a panel after all--it’s hardly the end of the world or anything. He’s having a bit of fun and seeing if anybody noticed.
— Erik Larsen (@ErikJLarsen) October 26, 2021
Is this any more or less ethical than manga artists using clip art for desks, classrooms and buildings? Is it any different than John Byrne using photo backgrounds of buildings in Alpha Flight and the Fantastic Four which he photocopies out of books?
— Erik Larsen (@ErikJLarsen) October 24, 2021
How about using photographs another artist took? At one point I stumbled across the source of many of Byrne's photo backgrounds.
— Erik Larsen (@ErikJLarsen) October 24, 2021
En définitive, Larsen finira par opter pour la stratégie "foutu pour foutu, de toutes façons moi non plus j'l'aime pas, Todd".
Oh, it's theft, to be sure. No money exchanged hands.
— Erik Larsen (@ErikJLarsen) October 24, 2021
En revanche, la temporalité précise de cet emprunt est assez intéressante à contextualiser au demeurant : la planche incriminée paraît au départ dans le numéro Detective Comics #578, en septembre 1987. Autrement dit, celle-ci était imprimée un an avant la sortie du premier volume de l'édition d'Akira chez Epic en 1988. Il n'est donc pas interdit de penser que Todd McFarlane aurait pu avoir accès aux premières pages de l'album avant les autres d'une manière ou d'une autre - son premier contrat de dessinateur salarié avait effectivement été signé chez Epic en 1984. Jo Duffy et Archie Goodwin dirigeaient déjà le label au sein des éditions Marvel, et le patron de l'eneigne était alors déjà en contact avec Katsuhiro Otomo pour négocier les conditions de parution d'Akira aux Etats-Unis. Cela étant, McFarlane ne fera qu'un bref passage au sein de l'entreprise, avant de se faire embaucher par DC Comics pour la série Infinity Inc. (1985).
Surtout, le morceau choisi par le dessinateur pour la planche de Batman : Year Two émane d'un moment plus tardif dans la série Akira, aperçu dans le troisième volume, qui ne sera édité que plus tard, en 1990. Ce qui signifie donc que McFarlane connaissait déjà Akira avant que les premières traductions ne soient commandées, de la même façon que Frank Miller avait découvert la série Lone Wolf & Cub sur la base d'une édition d'importation en Japonais. Ceci s'explique sans doute par la disponibilité de quelques mangas dans certaines librairies spécialisées aux Etats-Unis (sur un principe similaire à la lecture de comics en version originale en France), qui auront permis à quelques dessinateurs curieux de découvrir le travail d'artistes japonais avant la première vague de traductions entamées par Eclipse Comics et Viz Media à la fin des années 1980.
Un admirateur du travail d'Otomo, également bon connaisseur de Todd McFarlane, pousse même l'idée plus loin en comparant quelques unes des planches d'Akira à d'autres séquences de Batman : Year Two. Au-delà même du simple collage, le dessinateur se serait ouvertement inspiré de plusieurs scènes et environnements du manga d'origine pour composer le découpage de sa Gotham City et construire une esthétique moderne et particulièrement marquée. Un parallèle relativement inédit dans l'analyse de la mini-série de Mike W. Barr, et qui saute effectivement aux yeux dans le choix de certains décors ou dans la mise en scène de l'action - comme si Akira avait déjà commencé à influencer l'imaginaire occidental avant même de toucher terre aux Etats-Unis.
— 2D Spex ???????????????????????????????????? (@twodeespex) October 24, 2021
Vous remarquerez au passage que, contrairement aux planches d'Akira en couleurs, issues de l'édition Epic dans le sens de lecture occidental, McFarlane respecte de son côté le sens de lecture japonais dans ces différentes reprises de découpages ou de séquences. Ce qui tend à confirmer que le dessinateur a bien utilisé la version originale du manga comme modèle (ou comme calque) et l'aurait donc bien approchée avant même les premières étapes de traduction.
— 2D Spex ???????????????????????????????????? (@twodeespex) October 24, 2021
Pour l'anecdote, McFarlane finira par utiliser l'exacte même planche que celle de Batman : Year Two pour un collage comparable à l'occasion du crossover Batman/Spawn (1994) avec Frank Miller au scénario. A croire que le bonhomme était retombé sur la photocopie de la page en question au fond d'un tiroir poussiéreux en rangeant son bureau, et avait peut-être pu se dire que, bon, ça s'était bien passé la première fois, pas de raison que le dépôt de plainte tombe après aussi longtemps.
En particulier quand Todd McFarlane est aujourd'hui un partenaire économique de la Kodansha : en parallèle de la parution de Batman/Spawn, le chef de file des éditions Image Comics monte sa propre société de jouets, McFarlane Toys, qui finira quelques années plus tard par s'intéresser aux créations venues du Japon pour acquérir les droits d'exploitations de l'univers Akira sur différents produits dérivés. En somme, le gars a tout de même réussi à devenir le fournisseur en goodies de l'artiste à qui il avait volé une planche quelques décennies plus tôt. Comme quoi, le capitalisme rapproche les gens, et quelque part, c'est ça qu'est beau.
There's an Akira background in the Spawn-Batman crossover as well pic.twitter.com/qj9cqE5adQ
— Quezada (@TheQmethod) October 24, 2021
Cela étant, beaucoup de commentaires sur le sujet évoquent encore les différents cas de plagiats, ou de la culture du "remix" ou du "swipe" et de la capacité de beaucoup à s'abriter derrière cette posture de l'hommage pour piller les créations des autres. En l'occurrence, il apparaît assez clairement que Todd McFarlane était en réalité un fan du manga de Katsuhiro Otomo, et pensait naturellement, à une époque où les artistes trichaient régulièrement, que cet emprunt serait une sorte de clin d'oeil inoffensif. Une sorte de secret connu de lui seul et qui aurait sans doute continué de le faire marrer à chaque nouvelle lecture (on peut même se demander si d'autres épaisseurs de plagiat ne se cachent pas à d'autres endroits du bouquin, voire de sa bibliographie en général). Mais, les législations sont assez claires pour d'autres industries : sur la scène musicale, le sample est réglementé et encadré, et gare à celui ou celle qui ne prendra la peine de créditer ou de dédommager, même pour de petits éléments au sein d'un album plus vaste.
Au passage, si la page en question vous intéresse, Batman : Year Two était édité en France au début de cette année chez Urban Comics sous le titre Batman : Année Deux. Quant à Akira, l'oeuvre complète de Katsuhiro Otomo est parue chez Glénat, sans couleurs et sans le sens de lecture traditionnel.