Au sortir de ses deux précédentes productions de 2021, Marvel Studios semblait avoir bien du mal à relancer sa machine tonitruante. Stoppée dans son élan après Avengers : Endgame par une pandémie et la crise sanitaire qui en aura suivi, la formule appliquée sur Black Widow et Shang-Chi a mis en lumière un manque cruel de renouvellement de la proposition du studio. Non pas qu'il n'était pas déjà présent avant, mais les perspectives données par l'Infinity Saga avaient de quoi modérer les critiques par rapport à l'envie de voir tout se recouper vers un grand final tonitruant. A présent, la société de Kevin Feige doit rallumer les moteurs pour sa Phase 4, qui a su trouver un semblant de renouvellement et d'originalité dans certaines de ses productions prévues pour le petit écran, sur Disney+.
Dans les salles, c'est donc avec espoir et appréhension que se faisait l'attente pour Eternals (Les Éternels par chez nous). Si Marvel Studios avait déjà fait le coup d'aller chercher des réalisateurs/réalisatrices venus de l'indé' pour les mettre aux commandes de leurs super-productions, bien peu d'entre eux avaient su apposer leur patte sur ces projets, pour laisser une part plus importante au cahier des charges visuel et la nécessaire cohérence de marque exigée par cet immense univers partagé. Mais Chloé Zhao affirmait depuis des mois avoir eu bien des libertés, et pu apposer son envie de sortir des tonalités précédentes. On parle notamment de s'éviter les fonds verts et les arrière-plans de synthèse pour utiliser au mieux des décors naturels.
Les Éternels est aussi porté par les ambitions de présenter en un seul film un vaste ensemble de personnages (une dizaine, alors que l'on sait que deux héros supplémentaires étaient prévus au départ), sortis de l'ample imaginaire développé par le géant Jack Kirby. Première adaptation de comics que l'illustre personnage avait écrit et illustré lui-même chez Marvel il y a quelques décennies, Les Éternels puise dans une mythologie cosmique réaménagée depuis sur le papier, mais qui offrait au lectorat de l'époque quantité d'images marquantes : les vaisseaux et cités de l'espace, les Célestes, les Déviants, pour ne citer que quelques éléments, sont autant de données importantes, que l'on se demandait aussi comment le live action pourrait rendre justice aux inventions du King. Un ensemble de points à avoir en tête au moment d'aborder le film : son historique en BD, son intégration scénaristique dans le MCU, mais aussi la place du long-métrage en tant qu'objet de production au sein d'un studio qui a mis bien longtemps à embrayer certaines thématiques sociétales - notamment sur les questions de représentations.
Ces longs paragraphes pour vous expliquer que le sujet Les Éternels est vaste et complexe à analyser, face à d'autres films plus mineurs aux objectifs bien plus simples à décrypter - on ne ferait pas une telle introduction pour un Ant-Man & The Wasp, sans vexer qui que ce soit (mais, au fond de vous, vous savez). Au sortir des visionnages, une impression prime : oui, Chloé Zhao réussit à faire un film qui se suffit à lui même, à la fois dans l'univers Marvel Studios, mais aussi en tant qu'objet de cinéma. C'est à dire que sa proposition est suffisamment intéressante pour que l'on puisse discuter du métrage en tant que tel, sans chercher à faire d'extrapolations sur d'autres projets (à l'inverse des films Sony Pictures dont l'intérêt promotionnel se focalise surtout sur des histoires d'univers partagés entre studios multimillionnaires). Les Éternels n'est évidemment pas dénué de défauts. Mais sa proposition a le mérite d'exister, et par ici, on a toujours envie de souligner ces efforts, dans l'idée d'encourager l'entreprise à faire mieux, ou à faire différemment. Alors, regardons tout cela, voulez vous ?
Les Éternels commence par un écran-texte chargé de vous expliquer les origines mêmes de la cosmogonie de Marvel Studios. Les Célestes seraient ici présents depuis la nuit des temps, et ces derniers auraient créé une race d'extra-terrestres, les Éternels, envoyés vers différents planètes porteuses de vie à travers l'univers pour protéger leurs habitants d'une espèce carnassière, les redoutables Déviants. Le film s'intéresse à l'un de ces groupes d'êtres immortels, menés par Ajak (Salma Hayek), arrivés sur Terre en 5000 av. J-C en Mésopotamie. Depuis, la troupe a assisté au développement de l'humanité, son évolution au fil des conquêtes, mais sans jamais prendre part à ces conflits. Leur but n'est que de les protéger des Déviants, une façon simpliste de justifier l'apparition d'éléments nouveaux dans un univers en perpétuelle expansion. De nos jours, cette petite famille s'est séparée, après avoir éliminé quelques siècles plus tôt leurs derniers adversaires. Mais un étrange tremblement de terre, et la réapparition de ces monstrueuses créatures, obligent les Éternels à se reformer. Sous l'impulsion de Sersi (Gemma Chan) et Ikaris (Richard Madden), le petit groupe va découvrir ce qu'il se passe sur Terre, et découvrir la véritable nature de leur mission.
Le film de Chloé Zhao ne suit pas une structure linéaire ; le spectateur est amené à alterner entre les phases de présent, qui visent à la réunion du groupe des Éternels et l'élucidation du mystère "principal", et des séquences placées dans le passé pour montrer le rôle occupé par ces personnages dans la longue saga de l'évolution de l'humanité. Cette thématique prend d'ailleurs une place centrale dans les réflexions convoquées au sein de ce scénario, qui en place ses héros dans le cadre de la théorie des anciens astronautes, posant ainsi la question du déterminisme face au libre arbitre. A la fois dans la responsabilité qu'auront pu avoir les Éternels dans les accomplissements de l'espèce humaine (en bien ou en mal), de leurs choix de ne jamais être intervenus lors d'évènements immensément graves, mais aussi de leur propre rôle vis à vis de la mission que leur ont confié les Celestials, et Arishem le plus important d'entre eux. Prise dans son ensemble, l'intrigue s'étale sur des millénaires, et aborde des sujets profonds, quoique classiques dans les oeuvres de science-fiction. A plus petite échelle, le scénario de Zhao, Patrick Burlgeih et des cousins Firpo prend son temps pour développer chacun des personnages - puisqu'il s'agit pour tous de leur première apparition auprès du grand public.
Difficile en effet de donner de la place à dix personnages en simultané, quand tous viennent d'apparaître pour la première fois. Avec ses 2h37, Zhao réussit malgré laisser suffisamment de temps d'écran à tout le monde, beaucoup des personnages ayant droits à leurs propres arcs intégrés dans le scénario d'ensemble. La multiplicité des héros permet aussi à la réalisatrice de développer un discours plus général sur la place de l'espèce humaine sur Terre, sur ses accomplissements, mais aussi sa nature (auto)destructrice. L'idée de la famille et de l'intime, thème central dans l'oeuvre de Zhao, est ausi au coeur de tout : à la fois dans les déchirures comme dans les moments de complicité, les Eternels renvoient à une humanité plus sensible déplacée dans cette iconographie du divin. Même pour qui irait au cinéma dans le seul but de chercher un divertissement, difficile de ne pas voir les idées placées ça et là, sur le règne animal, sur l'évolution et l'intérêt de la technologie comme une notion de "bien", sur la pollution et ce qu'elle engendre sur la Terre, l'éventuelle apocalypse causée par "la nature" et la surpopulation, voire sur la place de la vie sur notre planète par rapport au reste de l'univers.
Quand certains Éternels s'éloignent de l'humanité pour aller vivre reclus, d'autres profitent de ce que toute la société humaine a à offrir (et pas forcément en occident), ou au contraire souhaiteraient pouvoir s'intégrer d'autant plus. Chloé Zhao aime l'humain dans toute sa contradiction et profite des Éternels pour exprimer des idées sur le sujet, à grande échelle, et dans un format plus allégorique que ses autres productions. Des considérations qui se retrouvent dans un découpage généralement assez posé, pour ne pas dire lent, qui laisse la place à la contemplation, à des plans qui s'étirent sur plusieurs secondes, dans lesquels la nature est autant observatrice des aventures de nos héros que ne l'est l'oeil de la caméra.
Chacun des personnages a droit à sa place, mais certains se démarquent évidemment davantage. Richard Madden, plutôt charismatique en Ikaris, est ici présenté comme un décalque visuel du Superman de Zack Snyder (on retrouve une façon toute particulière de le filmer en action qui évoque directement le travail de ce réalisateur) ; Phastos (Brian Tyree Henry) est certainement le plus touchant dans son évolution et ses considérations face à l'espèce humaine ; l'alchimie entre Druig (Barry Kheogan) et Makkari (Lauren Ridloff, formidable d'interprétation sans paroles) est palpable et donne envie de croire à ces personnages. La problématique de santé (mentale) de Thena (Angelina Jolie, impériale dans ses jeux de regards) permet également de rendre compte des profils divers de chacun des Eternels, en termes d'origines, de sexualité ou de handicaps.
Des représentations bienvenues et intrinsèquement logiques - dans le sens que des extra-terrestres envoyés par des divinités n'auraient pas de raison particulière de se cantonner à un seul modèle physique. En outre, ce rapport à l'intime (au sens littéral : on a même une scène d'amour, du jamais vu depuis... le premier Iron Man ?) appuie l'impression générale d'une grande famille recomposée, pensée pour représenter la variété des corps et des formes que couvre le genre humain. Seule ombre au tableau : le personnage de Kingo (Kumail Nanjiani), qui n'arrive pas franchement à s'extirper de son rôle de comic relief, avec la surcouche d'avoir droit à un subalterne qui joue le comic relief du comic relief (Harish Patel, jamais drôle, malheureusement pour lui). Si cette divinité a un intérêt en tant qu'extension de la passion humaine pour le spectacle et l'art de la performance, Kingo n'en est pas moins agaçant dans sa façon de proposer des vannes (ou une même vanne sous tous les angles) qui tombent à plat à chaque fois, ou s'improviser réalisateur d'un documentaire pour des séquences à la What we Do in the Shadows, en raté. Pas forcément la cause de Nanjiani : figure de proue de la comédie aux Etats-Unis, le bonhomme a simplement eu la malchance d'être type-casté. A rôle marrant, acteur marrant, mais tous les projets n'ont pas la chance d'avoir la même liberté sur l'impro' ou les réécritures en plein tournage que ceux de Taika Waititi.
Cet aspect illustre un problème plus général dans le film : Les Éternels n'a aucunement besoin, ou pas plus que les comics de Kirby en leur temps, de se raccorder aux précédents films de Marvel Studios. En tant que porte d'entrée vers un nouveau pan du MCU, on en vient même à remarquer qu'à chaque fois que le film essaie de mentionner le reste de l'univers partagé, ou à se raccrocher à la "formule" Marvel Studios, à ce moment là, la tape sur l'épaule d'un producteur un peu frileux venait faire sursauter le montage. Comme si, derrière Chloé Zhao, le vrai maître d'orchestre du projet, Kevin Feige, ne pouvait s'empêcher d'intervenir à renforts de "et maintenant : une blague" et autres "olalah, mais c'est sérieux c't'affaire là, les gens vont décrocher". Les renvois aux autres films de l'univers Marvel (concentrées en une scène de repas insipide) paraissent au mieux forcées, au pire irritantes, les blagues ne fonctionnent pas, et l'ensemble donne l'impression d'une oeuvre bicéphale. Deux têtes désaccordées se disputant les commandes du projet, un bout auteur, un bout producteur, incapables de dialoguer parce qu'ils ne parlent pas la même langue.
Visuellement, Les Éternels profite également d'une proposition qui a le mérite de trancher avec ce que l'on avait jusqu'ici vu dans la saga MCU. Le film n'est pas forcément renversant ou hallucinant d'originalité, mais dans le contexte de Marvel Studios, où la photographie, la profondeur de champ et les costumes ont tendance à marcher en ordre serré, Zhao tente de s'éloigner de l'imagerie dominante. On le mentionnait plus haut : le fait de filmer avec une majorité de décors naturels, quand bien même il s'agirait de simples plages ou étendues planes, permet aux atmosphères de respirer, en plus de fonctionner dans ce discours sur le rapport à la vie. Les personnages ont plus d'amplitude dans leurs placements, on peut s'amuser avec le soleil dans les cadres. Cette envie d'étendre le regard à de plus grands décors permet au film d'accorder la forme au fond, même dans ses derniers instants. A l'opposé des combats urbains se déroulant dans des cités américaines gavées de bâtiments à dégommer ("destruction porn"), Les Éternels valide son approche naturaliste jusqu'au bout, avec un décor qui se justifie réellement par son intrigue, sans prétexte.
Les combats sont dans leur ensemble, eux aussi, lisibles et bien filmés. La matérialisation des pouvoirs de chacun a droit à rendu cohérent, Gilgamesh (Ma Dong-Seok, qui participe au fort succès du film en Corée) met les patates et les claques que l'on était en droit d'attendre aux copains Deviants, le rendu des pouvoirs de Sersi offre quelques jolis tableaux (mais rien de transcendant), et la représentation de la super-vitesse de Makkari valide l'envie générale d'un film sur les fameux "bolides" du monde des super-héros. D'un point purement visuel, les Celestials sont très impressionnants et annonciateurs de ce que sera sûrement capable de faire Marvel Studios lorsque l'heure sera venue d'introduire Galactus, avec de confortables jeux d'échelle. Arishem respecte les codes du cosmique grandiloquent à la Starlin/Kirby, face à d'autres choix artistiques plus frustrants en ce qui concerne l'imaginaire du créateur originel de cette conception de l'espace comme terrain de jeu des puissants. En lieu et place des vaisseaux organiques et hallucinés (la "Kirby-Tech"), celui du film Les Éternels est un simple triangle de béton lisse et froid, à l'image des armures, calquées sur la conception moderne et post-Christopher Nolan de cette science-fiction crédible ou réaliste - donc, épurée, sans folie. Des choix qui permettent de maintenir une certaine cohérence intra-diégétique au reste du MCU, mais qui n'en sont pas moins frustrants.
C'est cette frustration qui domine à bien des égards dans le parcours de visionnage, et qui explique par ailleurs la difficulté à coucher un avis tranché sur le papier dans ces quelques colonages. Pour toutes ses qualités (les performances, l'image, les discours en filigrane), Les Éternels a aussi contre lui un humour qui ne percute plus, des moments d'explications trop nombreux, ou mal placés, un rythme lent qui peut ennuyer ou désarçonner, et surtout un sentiment de ne pas aller au bout de l'idée, de ne pas sortir du cadre. Le meilleur argument de ce constat ? La présence des Déviants, et de l'un deux en particulier : si ces créatures avaient dû être sorties de l'équation, ou bougées vers une autre menace moins développée, le film aurait raconté la même chose dans les grandes lignes, en plus de s'épargner deux trois rebondissements faciles, ou un bestiaire de créatures qui, honnêtement, risquent vite d'assez mal vieillir. Certes, leur utilisation comme allégorie du règne animal permet d'alimenter la thématique générale de l'humain, du progrès contre la nature essentialiste de notre espèce, et de la Terre sur le point d'exploser à force de surpopulation - mais dans les faits, ces monstres de synthèse auraient pu disparaître, on n'en serait pas gêné.
Difficile donc d'adhérer à 100% à ces Éternels, complété par une première scène post générique qui met à néant tous les efforts de tonalité sérieuse des deux heures précédentes. Néanmoins, il serait de mauvaise foi de ne pas reconnaître toutes les qualités du film de Chloé Zhao, de son casting cinq étoiles, et de la vraie proposition de cinéma, à l'échelle de ce que proposent habituellement les adaptations de super-héros et Disney en particulier, que constitue cette tentative... Mentionnons également le très agréable score de Ramin Djawadi, et concluons, à défaut de statuer sur un bilan chiffré définitif, que Les Eternels mérite une sorte de note d'encouragement. Parce que c'est de ce genre d'efforts dont Marvel Studios a besoin. Laisser respirer les cinéastes et les personnages pour aller au-delà du simple divertissement, et à présent qu'une première moitié de chemin est faite, passer la seconde pour que le cahier des charges se fasse encore moins présent. Tout le monde devrait pouvoir s'y retrouver gagnant.
Les Éternels est un film curieux, marqueur d'une vraie proposition, d'une vraie envie de différence au sein du catalogue Marvel Studios. Mû par une volonté de représentations et de discours plus affirmés qu'à l'habitude, l'oeuvre de Chloé Zhao émerveille par ses tableaux, une autre façon de filmer, et une intimité auprès de ses personnages que l'on avait pas l'habitude de voir. En revanche, les renvois au MCU, les explications longuettes, une structure de scénario préfabriquée, les créatures moches en CGI et autres blagues forcées sont elles aussi au rendez-vous. Il en ressort donc un film à l'allure étrange, mélange de deux envies pas forcément compatibles, mais qui rendent le spectacle singulier. Ici, c'est tout ce qu'on a envie d'encourager. 3,5/5, mais un bonus non quantifiable pour l'effort.