La question de la peur en bande dessinée n'est pas une mince affaire. Sans la gestion du son, sans la maîtrise d'une narration qui peut être perturbée au bon vouloir d'un lecteur qui anticipe la page d'en face ou feuillette trop vite un bouquin, les artifices que le cinéma ou la télévision utilisent ne sauraient être reproduits. Tout repose principalement sur l'ambiance, et le registre de l'horrifique que l'on veut convoquer. Cette année, plusieurs albums venus de l'autre côté de l'Atlantique ont su se frayer un chemin par chez nous, et ont réussi à nous faire trembler. Qu'on pense à The Plot et son histoire de cadavres familiaux enfouis, Infidel et son terrifiant discours social, les représentants du genre ont fière allure.
Le dernier venu, Automnal, chez 404 Comics, assène le clou avec la maîtrise d'un registre qu'on ne retrouve pas souvent dans la production américaine. Tourbillonnant sans sourciller un amour pour le folk horror, ce type d'horreur rurale qui met généralement en avant paganisme et puissance de la nature auprès de communautés isolées, le récit de Daniel Kraus, Chris Shehan et Jason Wordie est redoutable de maîtrise. De quoi vous octroyer quelques sueurs froides et autres pics de tension, alors que l'album sort de façon très adéquate avec la saison.
Un duo de personnages féminins forme nos compagnons de funeste voyage. Kat Sommerville, mère célibataire qui a du mal à contenir une fille turbulente, Sybil, apprend le décès de sa mère, avec qui elle avait perdu le contact depuis qu'elle avait quitté sa ville natale, la reculée Comfort Notch. Une situation difficile et un héritage la poussent donc à revenir s'installer avec sa fille dans cette bourgade plutôt isolée, bordée d'une forêt aux arbres magnifiques et chatoyants de couleurs automnales. De quoi reconstruire une petite vie tranquille ? L'équinoxe d'automne approche, et les habitants ne semblent pas tous à l'aise avec la venue de Kat, car sa mère ne s'était pas fait bonne réputation au cours des dernières années. Puis, il y a ces quelques détails étranges qui intriguent, puis inquiètent. Pourquoi tout le monde semble avoir peur... des feuilles ? Quelles sont ces histoires d'enfants disparaissant régulièrement dans les bois ? Et quel rapport cela peut-il avoir avec une tragédie enfantine que Kat avait évacuée de son esprit, et une comptine obsédante que tous les enfants de la ville chantent à tue tête ?
Au scénario d'Automnal, publié outre-Atlantique chez la maison Vault Comics (These Savage Shores, Money Shot, The Plot, pour leurs titres déjà parvenus chez nous), on retrouve Daniel Klaus, qui nous vient du roman plutôt que de la bande dessinée. L'auteur a toujours baigné dans le registre fantastique ou horrifique. Son second roman, Rotters, était nommé pour le prix Bram Stoker en 2011. On l'a vu collaborer avec Guillermo Del Toro pour la novélisation de The Shape of Water, et il a co-écrit avec le même cinéaste l'ouvrage Trollhunters qui a ensuite donné lieu à la série d'animation Netflix du même nom. Plus récemment il terminait The Living Dead, roman inachevé de George A. Romero, illustre réalisateur de La Nuit des Morts Vivants. Autant de hauts faits qui assurent dès le départ que l'auteur sait de quoi il parle. Pour qui apprécie la folk horror à la The Wicker Man, Le Village ou les plus récents Hereditary/Midsommar d'Ari Aster, tous les éléments du genre sont présents.
Ainsi, en partant d'une comptine aux origines sinistres et des simples feuilles mortes qui font partie de tout paysage d'automne, Daniel Kraus réussit à tisser une intrigue qui transpire l'amour du genre. Le découpage (huit chapitres en tout) permet d'amener Kat et Sybil très doucement vers l'étrange, pour aller carrément basculer dans l'horreur dans un climax riche en révélations, qui se révèle même cathartique. Kat Sommerville en prend pour son grade tout au long de l'album, et Klaus dépeint un portrait au vitriol de ces communautés qui se protègent des autres, ou qui acceptent les pires compromis pour pouvoir mener ce qu'ils estiment être une vie tranquille. Une remise en cause de la bourgade apaisée qui fait un très bon usage du folklore inventé, avec un retournement de situation très efficace dans le second tiers de l'ouvrage. Autre facteur tout aussi important : les personnages. Klaus réussit à insuffler une personnalité riche à chacun, qui fait que la ville de Comfort Notch vit réellement sous les yeux du lecteur ou de la lectrice. Le caractère de chacun fait "vrai", et les relations de voisinage, les querelles discrètes et les secrets inavoués s'entremêlent pour former un tissu narratif on ne peut plus solide.
Dès lors, le lectorat, tout comme Kat, sent le piège se refermer sur lui. Au fur et à mesure des découvertes, on ressent un danger de plus en plus proche, la peur s'insinue entre les pages, tout comme la tension. La peur, car Klaus et Chris Shehan parviennent à nous rendre mal à l'aise à la vue de simples feuilles mortes, que chacun a pourtant l'habitude de voir comme faisant partie intégrante des paysages d'automne - ce, sans qu'on y prête jamais attention. Pour les enfants, ce sont même de formidables éléments de jeu - qui ne s'est jamais amusé à envoyer des coups de pied dans des tas de feuilles mortes ? Le sentiment d'inquiétude qui se développe vis à vis de la nature, des arbres et de la forêt participe donc à la montée de tension. Une tension qui fonctionne parce qu'on ressent très bien les enjeux autour de Kat et Sybil, et que l'incursion du fantastique et l'horreur les élèvent page après page.
On le disait en préambule, en comics, l'horreur fonctionne en premier lieu avec l'ambiance. Il sera donc naturel de souligner le travail exceptionnel de Chris Shehan sur la partie artistique, sublimé par les couleurs de Jason Wordie. Entre autres multiples travaux ponctuels en indé' ou sur le web, Automnal constitue la première mini-série que l'artiste dessine intégralement. Optant pour un découpage assez classique sur des planches à deux ou trois bandes, sur lesquelles les splash sont très peu présentes, le dessin se montre ravissant. D'une part, car l'écriture des personnages convient parfaitement à la personnalité conférée par le trait de Shehan : tout le monde est identifiable aisément, et les émotions sont parfaitement transmises, en accord avec les lignes de dialogue. D'autre part, car le soin apporté au décor fait que l'ambiance, et on insiste encore dessus, si importante, prend le pas et accompagne savoureusement l'histoire. De très bonnes idées fusent ça et là, notamment sur l'utilisation des feuilles, qui sortent par moment littéralement des cases, comme pour manifester leur omniprésence et leur dangerosité.
Automnal a un aspect relativement réaliste, mais Shehan sait tordre son trait quand il faut s'immiscer dans le fantastique ou l'horreur. L'imaginaire convoqué, qui prend appui dans la nature et les formes des arbres, inquiète par la déformation des éléments que l'on connaît bien ; et l'artiste se laissera aller à des effusions de violence bien senties, qui vont chercher dans le body horror. Aux couleurs Jason Wordie utilise une palette de tonalités très vives. L'orange/brun des feuilles mortes frappe la rétine, et se mêle aux teintes rouges plus inquiétantes, qui renvoient au danger présent, ou aux évènements funestes du passé. La façon dont les couleurs et les traits se déchirent quand le surnaturel fait irruption dans les scènes est aussi un élément qui montre la façon dont Automnal a été réfléchi. Autant le dire simplement : rarement un comicbook aura réussi à ce point à mimer les codes d'un film d'horreur, au point de reprendre une de ces fameuses séquences du "il y avait des signes partout" qui poussera à reparcourir l'album une fois la lecture achevée. Ce sera d'ailleurs peut-être le seul écueil : pour qui est spécialiste du registre, on voit que Klaus et Shehan sont très professionnels et connaissent leurs codes, et si vous avez l'habitude de ces récits, vous serez bien transportés, mais peut-être trop en terrain connu pour être réellement surpris.
Automnal est une réussite - une de plus à ajouter au catalogue 404 Comics, qui s'étoffe au fil des mois. La proposition de récit horrifique, sertie dans un bien bel album (les dorures du titre, on apprécie toujours), fonctionne grâce à la maîtrise dont fait preuve l'équipe créative. Sur le scénario, par son rythme et ses personnages à l'écriture affinée. Sur le dessin, par ses décors et les incursions du surnaturel qui viennent déstabiliser les lecteurs, et sur les couleurs qui irradient sur le papier. Un titre fort, très bien tombé pour la saison, et qui dans les conditions adéquates, pourrait bien vous faire trembler comme une feuille. Avouez que ce serait à propos.