Le concept de Multivers est né il y a bien des décennies dans la bande-dessinée américaines et, au fil des générations, a su se frayer un chemin vers le grand public. C'est notamment par le prisme de certaines séries télévisées (celles de la CW, particulièrement) que beaucoup ont pu appréhender ces principes de Terres parallèles et de réalité alternatives. Fin 2018, le film d'animation Spider-Man : Into the Spider-verse enfonçait le clou en mettant en avant Miles Morales et cinq autres versions alternatives de Spider-Man en action dans un film d'animation de très haut niveau, par ailleurs récompensé aux Oscars. Bien entendu, reproduire un multivers en images réelles ne correspond pas exactement au même exercice, mais l'idée a su grimper chez les têtes pensantes de Marvel Studios.
Au fil des décennies, plusieurs acteurs se sont succédés pour reprendre les mêmes rôles de mêmes personnages - Peter Parker, Tante May, le Bouffon Vert parfois. Pourquoi ne pas donc partir du principe que les films seraient en fait le reflet d'une réalité commune à un même multivers d'adaptations ? On ne sait pas si Spider-Man : No Way Home avait dès le départ l'envie d'aller explorer ce principe, si Sony Pictures a poussé pour développer cette idée compte tenu du succès critique de Spider-Verse ou si l'idée était simplement le suivi logique d'une grande envie de cohérence de franchise, mais les portes sont désormais ouvertes avec ce nouvel opus, toujours dirigé par Jon Watts. Quelques bonnes trouvailles jalonnent un ensemble plombé principalement par son écriture (et une mise en scène assez monotone), avec beaucoup de questions à poser à tout l'enrobage de la production. Regardons ça de plus près.
Plus de deux ans ont passé depuis la dernière apparition du Spider-Man de Marvel Studios sur grand écran. L'ouverture de No Way Home reprend exactement là où nous avions laissé le petit héros : Mysterio a dévoilé l'identité secrète de Peter Parker, le monde entier est désormais au courant des moindres faits et gestes du vengeur démasqué, ce qui n'arrange pas exactement le quotidien de ce dernier. Loin d'être soulagé de ne plus avoir à porter ce secret, Parker (Tom Holland) se rend rapidement compte que son entourage endure le poids de cette révélation. Harcèlement à domicile, menaces de mort (parce qu'il y en a forcément pour croire les mensonges de Mysterio), ou refus de candidatures à l'université, Peter peine à s'acclimater à ce nouveau normal, basé sur un hommage aux comics, où le héros avait aussi décidé de tomber le masque pendant un temps. Il fait donc appel à Stephen Strange (Benedict Cumberbatch) pour lancer un sort d'amnésie collective à l'ensemble de l'espèce humaine. Mais lors de l'incantation, tout dérape. Le sort s'emballe, au point que d'étranges "visiteurs" venus de réalités parallèles, et qui ont la particularité de connaître eux aussi le secret de Peter Parker, font irruption à New York. Le spectateur reconnaîtra aisément les tronches apparues dans les précédentes sagas Spider-Man, de Sam Raimi ou Marc Webb. Mais le Parker de l'univers Marvel Studios, lui, est complètement perdu, et va devoir composer avec cette situation inédite.
Si vous êtes passés par la campagne de promo' de ce Spider-Man : No Way Home, pas de surprises à l'horizon : cette promesse suit un fil narratif relativement conventionnel par rapport à ce à qui avait été annoncé, et ce à quoi on serait en droit d'attendre sur ce genre de propositions difficiles à décrocher de sa base. Ce qui ne veut pas dire que les surprises ne sont pas au rendez-vous. Notamment dans certains choix de Peter Parker vis-à-vis de ces nouveaux (anciens) vilains. Sans trop en dire, mettons que la Tante May de Marisa Tomei inculque par exemple une certaine forme de morale à son neveu, pour étoffer le caractère spécifique de ce Spider-Man là. C'est notamment à travers sa bonté d'âme, son envie d'aider les gens quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent, que transparaît la qualité essentielle de cette lecture de Peter tout au long du film, jusqu'à convoquer un sentiment d'évolution (enfin !) pour le personnage. Puisque, et il était temps : il n'est plus seulement question du modèle paternel livré par Tony Stark (dont l'ombre n'est hélas pas non plus tout à fait absente), avec un film qui déconnecte enfin le personnage de ce prolongement historique de la saga Iron Man.
Dans les bons points également, Spider-Man : No Way Home cherche à donner dans le grand spectacle et ne lésine pas sur les moments de bravoure. La mise en scène de Jon Watts n'a pas grand chose d'exceptionnel, mais Marvel Studios a les moyens (pyro)techniques de rappeler l'intérêt de ce format (souvent assez crevard) des adaptation de comics ambitieuses, et quelques folies visuelles sont cette fois autorisées. Sans réinventer grand chose qui n'ait été fait précédemment dans les films de Marvel Studios, une confrontation entre Strange et Spidey, aperçue dans les bandes annonces, reprend les kaléidoscopes de Scott Derrickson, pour un résultat très sympathique. Pour le reste, on pourra reprocher un certain manque de lisibilité ou de plans importants pour valoriser la stature du héros (les fameux "plans pose comics"), malgré une quantité assez importante de scènes d'action. Sous les déluges de coups, d'acrobaties, d'explosions, le fait d'avoir des images qui ne marquent pas réellement diminue les enjeux de certains affrontements. Dommage, quand on se retrouve avec pas moins de cinq ennemis différents, et un terrain de jeu relativement inabouti en définitive.
Quant à juger de l'utilité de cette idée, fondamentale pour l'existence même du projet, mettons que le bilan reste mitigé. Rappelons déjà que le Docteur Octopus, le Lézard, Sandman, le Bouffon Vert et Electro ont tous été inventés par Steve Ditko, et qu'au delà de l'aspect rigolo-méta' de ramener les vilains de précédents films, on serait en droit de voir dans cette sélection précise une sorte de clin d'oeil au créateur originel de Spider-Man. Conscient des défauts de ses propres vilains lors des précédentes tentatives, Watts et ses équipes cherchent aussi à adapter les costumes des uns et des autres pour les faire pénétrer dans cette réalité bâtie sur une esthétique différente de leurs univers d'origine. La présence de ces vilains dans cette réalité permet d'éviter quelques incohérences, pour celles et ceux qui auront vu les précédents films - mais se pose aussi la question de savoir quel effet cette armée de super-méchants revenus du passé aura pour la partie du public qui n'aurait pas vu les oeuvres de Raimi ou Watts. Le danger d'une écriture trop référencée, qui peine à faire autre chose que se vautrer dans le clin d'oeil au public connaisseur, voire pire, nostalgique.
A part pour amuser, ou fabriquer artificiellement un bonbon adressé aux fans en faisant du neuf avec du vieux, qu'est-ce que ces personnages ont à nous raconter ? Par le passé, d'autres metteurs en scène se seront cassés les dents à essayer de gérer autant d'antagonistes en même temps, et ce film, comme un autre Spider-Man 3, peine à donner du sens, de l'intime ou de la personnalité à une pareille pelletée de méchants. Ce reproche est d'ailleurs aussi valable pour la cohérence de scénario : tout le monde apparaît ou disparaît au bon vouloir du script, quitte à laisser des trous ou un besoin d'explication ici ou là.
Sur ce sujet, le scénario sait parfois aller là où on ne l'attend pas. Mais il repose tout de même sur l'une des grandes faiblesses de la maison Marvel Studios, que l'on tolère plus ou moins bien en fonction des projets : une avalanche de facilités. A bien des moments, on s'aperçoit que les protagonistes se compliquent inutilement la vie pour une tâche qui passerait pour un détail dans n'importe quel autre contexte, tandis qu'à d'autres moments, une situation peut s'inverser, un comportement changer du tout au tout sans la moindre explication. De façon plus générale, Spider-Man : No Way Home a un énorme problème d'écriture. On le disait, les différents vilains ont du mal à transcender leur nature de caméo premium, les détours scénaristiques inattendus s'intercalent dans un déroulé bien plus automatique, Watts et ses équipes essaient de donner dans l'émotion et de poser une certaine dramaturgie mais ne s'échappent jamais de la fameuse méthode "OLALAH C'EST SERIEUX VITE UNE VANNE" (qui hante les rêves du psy' de Kevin Feige entre deux crises d'angoisse), avec un humour en dents de scie par-dessus le marché. Pour couronner le tout, sur le plan de la distribution, on a parfois l'impression que les acteurs et actrices sont un peu absents. Là-dessus, difficile de ne pas poser un peu de contexte : Tom Holland expliquait récemment que pas mal de réécritures avaient eu lieu en cours de tournage, que certains acteurs avaient eu des problèmes de contrat, et que la fin du film n'était pas prévue jusqu'au dernier moment. Une explication comme une autre - en n'oubliant pas que le comédien avait aussi évoqué récemment son envie de faire autre chose de sa carrière, à terme, et ne pas vouloir resté bloqué en Peter Parker d'ici ses trente ans.
Tout ça ne veut pas dire que l'équipe d'actrices et d'acteurs est particulièrement mauvaise. Les fans de Holland et Zendaya devraient être contents, le couple ne se départ pas de sa complicité naturelle (une tradition des Spider-trucs après Emma Stone et Andrew Garfield, là-encore, l'héritage soap de Ditko n'a pas fini de produire). Ned Leeds (Jacob Batalon) n'a en revanche jamais été aussi insupportable, sans doute à cause de ce qu'on lui donne à faire sur un tournage qui ne sait plus comment broder autour de l'acolyte rigolo. Marisa Tomei continue d'être une tante May attachante, à qui on donne enfin autre chose qu'une simple posture-prétexte aux vannes de tantine sexy. Du côté des vilains, reconnaissons à Alfred Molina (Dr. Octopus) et à la voix séduisante de Willem Dafoe (le Bouffon Vert) le talent d'autrefois - les Spider-méchants vieillissent comme le bon vin. De son côté, Jamie Foxx (Electro) a quelques répliques agréable, mais marque moins - et les autres font de la décoration.
Le problème est que, en dépit de l'appareil humain, on peine à trouver de l'intérêt à la présence de ces personnages. Et c'est normal ! Ces vilains ont déjà eu leur occasion de briller, avant. No Way Home n'allait pas réhabiliter ou améliorer ce qu'on pouvait penser d'eux (encore que, pour Electro...). C'est même l'effet inverse : quand on voit ce qui a été écrit pour chacun d'entre eux, on ne peut que regretter de ne pas avoir dans ce film les Octopus et Bouffon Vert des films de Sam Raimi, magistraux, incarnés, pertinents dans leur rapport au héros - et pas à ce héros précis - ou se rappeler que la direction d'acteur opérait sur un tout autre niveau d'exigence et de mise en avant des talents de chacun. Ce manque d'intérêt fait qu'on adhère peu aux enjeux de cette histoire. D'autant plus quand, comme cela a déjà été dit, les détours scénaristiques sont anormalement compliqués pour une promesse de parc d'attraction nostalgique toute bête. Les vannes manquées sont nombreuses, les échanges parfois forcés, et cette avalanche de gros noms manque d'un grand chef d'orchestre capable de mettre en cohérence la forme, le fond et les portants du projet. Encore une fois, il serait aussi temps de revoir la façon dont l'humour est utilisé dans les productions Marvel Studios. Vraiment.
Ceci étant dit : impossible d'aller plus loin dans l'analyse sans gâcher les surprises. En résumé, des éléments additionnés qui donnent à ce Spider-Man : No Way Home un goût somme toute assez artificiel. On ne passe pas forcément un mauvais moment (encore que, deux heures trente, c'est long) mais les défauts d'une écriture qui ne cherche pas à aller plus loin finissent par se voir. Et empêchent de considérer ce film plus haut, puisque, somme toute, la franchise Spider-Man prend une dimension littéralement plus ample avec cette envie de multivers, et l'on en vient à se demander si l'idée de croiser ces personnages - venus de films qui n'ont jamais été pensés pour répondre à cette promesse - était une bonne idée. Soyons honnêtes : au-delà même du rapport qualités et défauts, No Way Home n'est pas qu'un simple "film". L'objet qu'il représente s'est vendu sur la base de l'historique même de Sony Pictures sur le personnage, avec un rapport étroit tissé entre Peter Parker et Doctor Strange, et à un moment charnière pour le personnage avec la concurrence de Venom et Morbius à l'horizon. Ces paramètres comptent, attendu que Let There Be Carnage est d'ores et déjà un énorme succès, et que Tom Holland ne pourra pas éternellement courir plus vite que le pote bizarre de Tom Hardy.
Ces paramètres ne changent pas forcément la qualité du projet, mais ils nous informent surtout de ce qui se dit en filigrane de ce genre de productions - sur l'historique, les querelles de studio, différentes visions de ce à quoi le multivers doit servir (des narratifs plus bizarres pour Feige, des crossovers plus juteux pour Amy Pascal), et surtout, sur la façon dont le public s'est forgé dans sa tête l'idée que ce Spider-Man serait l'adaptation du Tisseur la plus ambitieuse à ce jour. Voire même le film de l'année. Et en définitive ? Pas forcément. Si on fait l'appel des personnages, effectivement, aucun autre long-métrage consacré au le héros n'en a jamais aligné autant. Mais sur un pur constat critique, le projet n'est pas si différent du moindre Marvel Studios de ces dernières années. Ca n'en fait pas un mauvais film, ni même un mauvais Marvel Studios proportionnellement à ce que l'on demande aujourd'hui à cette famille de productions, pensées pour divertir, amuser ou régaler le fan fidèle et attentif à la chronologie de l'univers. Mais, pris dans la nasse entre une envie de jouer avec les idées d'Into the Spider-Verse, tout en ne cherchant pas à aller plus loin que l'écriture ou la mise en scène de Far From Home, on serait en droit de se poser la question : pourquoi ne pas chercher à faire mieux ?
Au sortir de la première séance, une note moyenne pour un film moyen. Spider-Man : No Way Home a la bonne idée de s'intéresser à la bonté de Peter Parker et de tenter un sacré pari en allant chercher une bande de super-vilains venus des précédents films sur Spidey. Mais l'intrigue à rallonge et aux ressorts louches, un ensemble de dialogues assez faibles, des vannes ratées et l'absence d'iconisation de ces personnages vient cruellement rappeler que le fan service, c'est amusant, mais qu'il faut aussi penser à l'écriture. C'est là le plus gros défaut de No Way Home - du moins, celui qu'on abordera dans cette critique : à jouer avec les personnages des autres, on appelle forcément certaines comparaisons, en particulier dans une garde partagée de studios où il devient difficile de savoir qui fait quoi. Pour le reste, patientons un peu, pour voir si le projet marquera l'histoire de la franchise comme certains de ses prédécesseurs invoqués ici.