Les américains n'ont pas le monopole des super-pouvoirs. Et heureusement. En bande dessinée, des oeuvres telles que la Brigade Chimérique de Serge Lehman et Gess viennent nous rappeler que l'Europe a développé un imaginaire foisonnant en amont de la Seconde Guerre Mondiale, et que les premiers super-héros viennent du vieux continent. Au cinéma, de nombreux réalisateurs, français ou européens, se sont aussi emparés de la thématique des super-pouvoirs et, bien plus libres que les exécutants d'un énorme studio hollywoodien, peuvent insuffler un souffle d'air frais au registre. Il s'agit d'un cinéma qui mérite tout autant, sinon plus, qu'on en parle pour ce qu'il apporte à la pop culture, et c'est ainsi que nous souhaitons en parler même s'il ne s'agit pas d'adaptations de comics à proprement parler. Comment je suis devenu super-héros ou The Innocents en font partie, et aujourd'hui, il est grand temps de revenir sur Freaks Out, le nouveau film de Gabriele Mainetti. Parce qu'il s'agit là de très grand cinéma.
En 2015, déjà, Mainetti nous montrait ce que le cinéma italien était capable de faire sur la question des pouvoirs et des responsabilités en prenant le parti de s'intéresser à un voyou qui obtenait des super-pouvoirs en tombant dans le Tibre, et la quête d'un gangster complètement fou pour faire de même dans le superbe On l'appelle Jeeg Robot. Sept ans plus tard, le deuxième long-métrage du réalisateur italien nous parvient en France (grâce aux bons soins de Metropolitan Films) ; si les super-pouvoirs sont également toujours présents, le cadre de l'histoire change radicalement. Nous partons dans le passé, dans une Rome sous occupation nazie dans laquelle une troupe de cirque cherche à fuir le pays pour s'en aller aux Etats-Unis. Mais lorsque Israël, le propriétaire du cirque, disparaît en allant chercher un passeur, la troupe constituée de Matilde, Cencio, Fulvio et Mario doit partir à sa recherche, ou s'adapter à ce que pourrait être leur nouvelle vie à Rome. Car le grand Cirque de Berlin est installé sur place, et il se dit qu'il y a du travail là-bas...
On serait simplement tenté de vous dire qu'au vu du paysage actuel des films qui abordent les super-pouvoirs, et particulièrement après le nouvel affront de Sony Pictures, qu'il faut simplement aller voir Freaks Out pour se remémorer tout ce qu'il peut être fait quand on a un minimum de libertés et de créativité. Si le film de Mainetti n'est pas parfait, il déborde d'imagination et de trouvailles, que ce soit purement technique et visuel que dans l'illustration de certains concepts. La scène d'introduction vous donnera d'emblée le ton : c'est par un long plan séquence que s'ouvre le film, au cours duquel les cinq protagonistes principaux nous sont présentés, ainsi que leur pouvoir. Ainsi, le touffu Fulvio (Claudio Santamaria, qui accompagnait déjà Mainetti dans Jeeg Robot) est doué de super-force ; l'électrique Matilde (Aurora Giovinazzo) fait passer les courants à travers sa peau et peut donc allumer une ampoule par le toucher - ce qui n'est pas sans quelques problèmes au quotidien vis à vis du contact avec les autres ; l'effronté Cencio (Pietro Castellitto, au regard fou qui n'est pas sans rappeler le génial Luca Marinelli) est capable de commander tous les insectes environnants ; tandis que le roublard Mario (Giancarlo Martini) attire tous les métaux à lui. Cette belle démonstration de pouvoirs, virtuose à l'image et enchanteresse, est brutalement interrompue par le cruel rappel de la situation historique du film. On passe du rêve au cauchemar brusquement, Freaks Out donnant immédiatement le ton. Pas de production familiale ou bon enfant à l'horizon : le nazisme fait des ravages, la guerre n'a rien de fun, et il sera réellement question de survie pour nos héros.
Avec la disparition d'Israël, l'intrigue va très rapidement se concentrer sur un lieu central, le Cirque Berlin qui s'est installé en plein coeur de la ville. C'est là qu'est installé le démoniaque Franz, un autre freak doté de six doigts à chaque main, et qui en est devenu à détester toutes les personnes "anormales" comme lui. Egalement doté de visions du futur, il est persuadé qu'il va pouvoir former une petite armée de "monstres" (façon X-Men, Doom Patrol ou Suicide Squad) qui lui obtiendra les faveurs du Führer. Un personnage pathétique merveilleusement campé par Franz Rogowski, dont le léger cheveu sur la langue amplifie, curieusement, la dangerosité du personnage. Pas de complaisance avec le fascisme : si le personnage de Franz a ses motivations et qu'on le présente comme ayant une part d'humanité (il a une femme, qu'il aime), il n'y a jamais d'ambiguïté sur la stature de ses actes. Le cadre du cirque permet à Mainetti de s'en donner à coeur joie sur la mise en scène, de la salle de spectacle principale aux cachots qui servent de salle de torture au sous-sol. Tout est fait pour que les décors servent la mise en scène, et la caméra virevolte avec une certaine aisance pour nous emmener, à chaque fois, au coeur de l'action, sans que l'on ne s'ennuie jamais. Le réalisateur utilise son savoir-faire pour proposer des idées de cadrage, de réalisation, à chaque instant, que l'effort soit frontal ou à peine déguisé. Sans trop en dire de plus, on vous avouera avoir été à la fois amusé et fasciné par la façon dont un énorme zizi est utilisé comme élément central d'un curieux tableau au contexte beaucoup moins amusant (vous comprendrez en voyant le film).
Des éléments de mise en scène qui servent aussi les pouvoirs de nos héros. Le discours sur la différence des autres est forcément présent dans le cadre de l'occupation nazie - pour qui, qu'il s'agisse de freaks ou de juifs, il n'y a pas trop de différences - et même si l'on se doute que le budget effets spéciaux n'était pas le même que celui d'une production hollywoodienne, il n'y a pas un plan au cours duquel on ne croira pas à ce qu'on voit. Parce qu'il suffit parfois, pour contrebalancer l'économie, d'un peu d'inventivité qui ne demande pas grand chose. Comme pour illustrer les pouvoirs de divination de Franz qui, donc, peut voir dans le futur. Et dans ses spectacles, se plaît à jouer au piano, à un public des années '40, des tubes pop des années 2000 - une scène proprement fascinante, qu'on vous propose d'ailleurs de retrouver en vidéo ci-dessous, et qui illustrera parfaitement toutes les idées que Mainetti met en place dans son film. Une touche de folie qui ne serait pas aussi sans rappeler le cinéma d'un Del Toro - un référent qui ne fait jamais tâche, vous en conviendrez.
Freaks Out est porté par ses personnages. Au delà de la démonstration de leur capacités, qui évoluent avec le film et sont là aussi au centre de quelques jolies trouvailles visuelles, ce sont les acteurs et actrices qui impressionnent. La jeune Matilde, figure centrale, joue avec justesse tout un panel d'émotions et bien que son arc narratif reste assez classique, on se plaît à la voir évoluer et à se positionner sur la question de l'utilisation de la violence dans le contexte où l'ennemi n'hésite jamais pour abattre son adversaire. Le personnage de Mario apporte une touche de comique (notamment parce que, on ne sait pourquoi, il semble atteint d'addiction à la masturbation, et que c'est ce genre de bizarrerie qui rappelle aussi qu'on est dans un cinéma qui est libéré de beaucoup de choses que d'autres ne se permettent pas). Cencio apporte également un peu de légèreté, alors que Fulvio est celui qui occupera le second rôle le plus important, son acteur débordant de charisme sous le maquillage. Bien que votre rédacteur admettra ne pas être un expert sur le jeu italien malgré ses propres origines, de son point de vue, tout fait mouche. Dans les scènes les plus sombres comme dans les moments plus drôles. On répète aussi que Franz reste un personnage de méchant génial dans son pathétisme et son interprétation, mais les seconds rôles ne sont pas en reste - en particulier un résistant italien bossu joué par Max Mazzotta, copie conforme de Vincent Cassel dans Sheitan et absolument délirant.
On évoquait déjà la teneur adulte du film : Mainetti sait se montrer généreux dans un film parfois cru (même sur le plan sexuel) et assez violent, qui joue sur plusieurs tableaux. D'une part, avec une forme de violence réaliste pour rappeler les horreurs de la guerre ; de l'autre, une violence plus cathartique et jouissive, qui va permettre à montrer des nazis se faire proprement déboîter la figure tout au long du film. A voir en 2022, avec le contexte que l'on connaît, il faut reconnaître que voir un réalisateur s'attaquer aussi frontalement au passé de son propre pays tout en faisant écho à une réalité bien plus moderne a quelque chose de foncièrement jouissif. Aussi, parce qu'il y aura également plein de bonnes idées dans les affrontements. Ne serait-ce que pour une dernière partie qui souffre d'un montage houleux et d'un manque clair de lisibilité, on serait tenté de dire que Freaks Out est au plus haut niveau de bout en bout. Mais les fans purs et durs de cinéma et de technique auront évidemment des choses à redire sur le climax, bordélique, mais joyeusement bordélique.
Cette générosité se retrouve aussi dans les décors, avec une Rome superbement représentée, un Cirque Berlin lui aussi imposant dans sa construction, et un Mainetti qui utilise toute l'iconographie du IIIe Reich pour transformer les drapeaux, croix gammées, aigles allemands et autre attirail de propagande nazie pour constituer une imagerie qui marque. Le positionnement des artifices, le choix du cadrage, des lumières, l'ensemble donne envie de mettre pause (mais on ne peut pas, au cinéma) pour s'intéresser à la construction des décors. En définitive, difficile de trouver quoique ce soit à redire pour un cinéma de genre particulièrement divertissant, réjouissant à la fois sur le plan visuel que sur ses idées (à part peut-être pour une romance mal amenée et qui pose question au vu de l'âge supposé des personnages impliqués). Surtout, Freaks Out est si criant d'inventivité et d'amour du septième art qu'il devient incompréhensible que ce genre de films n'aille pas toucher plus de monde, ou ne trouve pas plus d'écho critique. C'est pourtant ce genre de proposition artistique pour laquelle ce médium existe, et pour laquelle le public peut être amené à rêver, trembler, rire, et à se passionner pour les super-pouvoirs. Ce n'est pas tant qu'il faille faire une comparaison aux adaptations de comics américains, qui ont aussi quelque fois leurs qualités (on le dit toujours quand on pense que c'est le cas), mais Gabriele Mainetti est un artisan de l'image et a énormément de choses à offrir avec son cinéma : c'est une performance à saluer, mais à soutenir aussi. En se rendant en salles.
Après The Innocents, Freaks Out nous montre une fois de plus avec maestria à quel point le cinéma européen sait faire vivre l'imaginaire lié aux super-pouvoirs. Freaks Out est un diable d'inventivité, qui cherche à surprendre son spectateur de bout en bout par sa mise en scène, à l'émouvoir avec ses personnages, et à le faire jubiler par sa liberté de tons et sa violence cathartique. Ne serait-ce que pour un final trop brouillon pour être ignoré, on aurait envie de donner la note ultime tant le travail de Gabriele Mainetti est à saluer et encourager. Si vous avez la chance d'avoir un cinéma qui diffuse Freaks Out près de chez vous, n'hésitez plus : vous n'aurez que peu d'occasions d'avoir un tel moment de cinéma sur grand écran.