Sorti à l'automne 2020 aux éditions Glénat, l'excellent CODA de Si Spurrier et Matias Bergara nous avait, pour ainsi dire, complètement séduit. Aussi, lorsqu'on avait appris un an plus tard que le duo se reformait pour Step By Bloody Step, était on en droit d'être plus qu'excité. D'autant plus avec l'envergure du projet, une mini-série de quatre numéros sans aucun dialogue, et en co-production avec la France et les éditions Dupuis - marquant par là une certaine continuation éditoriale avec Olivier Jalabert, qui s'était occupé de CODA alors qu'il était en poste chez Glénat. L'album est désormais disponible en librairie, et force est de constater qu'il s'agit d'une des lectures les plus réjouissantes de l'année, si ce n'est des dernières années. Un tour de force dans la narration, les sentiments que les planches arrivent à faire communiquer sans que personne ne parle, et les planches absolument hallucinantes que Bergara produit tout du long.
Dans une contrée enneigée, une jeune fille se réveille. Elle repose dans la paume de ce qui semble être un soldat géant en armure. Elle n'a pas de souvenirs, ne sait ce qu'elle fait là, et ne parlera pas. Tous deux savent néanmoins qu'ils doivent entreprendre un périple dangereux, dans un monde duquel ils ont tout à découvrir. Ils partent alors et entreprennent un voyage, qui sera fait de rencontres plus ou moins heureuses, au cours de laquelle la fille va grandir, vouloir voler de ses propres ailes, mais devra également composer avec les restrictions imposées par celui qui ne souhaite que la protéger.
Le récit mené par Si Spurrier a bien entendu son lot de péripéties qui font qu'on ne sait pas dans quelle direction chaque chapitre peut nous mener (c'est là aussi qu'on se rappelle l'utilité des ellipses temporelles) - aussi n'en dira-t-on pas trop pour ne rien gâcher. Saison de Sang se laisse autant apprécier au premier degré pour le voyage littéral qu'il constitue, et la relation douce-amère dépeinte entre ses deux protagonistes. Il faut dire que Matias Bergara mets tout ce qu'il peut pour faire transparaître l'émotion dans ses personnages (qu'ils soient principaux ou annexes), avec un effort particulier sur les regards, et sur les gestes des mains - autrement dit, nos principaux modes d'expression quand la parole n'est plus. Le résultat est au-delà d'être convaincant, une petite prouesse pour tout ce qui est dit, sans jamais qu'un mot ne soit prononcé.
Quatre chapitres distincts constituent la grande aventure qu'est Saison de Sang, pour un total de cent quatre vingt et quelques pages. Il y a donc de la place et de l'espace pour être transporté au travers de multiples paysages, et il n'y a pas vraiment de mots pour décrire la performance de Bergara dans l'exercice. Le dessinateur uruguayen nous montrait déjà toute l'étendue de son imaginaire et de ses idées visuelles dans CODA, et ici on atteint peut-être un nouveau pallier de grandeur, à se demander si l'artiste pourrait faire encore mieux.
L'édition au format agrandi de Dupuis permet d'admirer ce travail sur des doubles-pages à tomber par terre, des pages pleines qui le sont tout autant, ces moments d'excursion étant placés là où ils sont de façon assez stratégiques. Toute la difficulté d'un récit sans dialogues est de trouver le bon équilibre dans l'action, et placer des pauses aux bons moments. En effet, l'absence de toute discussion nécessite un effort supplémentaire pour bien découper les actions, comprendre ce que le découpage veut nous montrer, et les grandes envolées naturalistes sont des respirations qui allègent autant l'esprit qu'elles explosent (littéralement) les rétines. Du côté du découpage, tout est là aussi complètement maîtrisé, avec quelques pages certes un peu plus difficiles à lire que les autres, mais rien qui ne soit réellement gênant.
C'est la diversité des environnements traversés qui impressionne, en plus du reste, dans Saison de Sang. Au départ de montagnes enneigées et de contrées très arides, se côtoient des étendues luxuriantes de plantes inimaginables, des plages dignes de cartes postales venues d'une autre planète, ou encore des cité gigantesques où l'on sent que la technologie a pris le pas sur la nature. Les différents peuples rencontrés laissent là aussi entrevoir toute l'imagination que Spurrier et Bergara ont mis en commun pour faire vivre un monde qui reste tout à fait cohérent, malgré l'extrême diversité graphique dont il fait preuve.
On sait, pour en avoir discuté avec les auteurs, que tout a été minutieusement préparé, mais que la majeure partie du travail, proprement somptueux, revient à Matias Bergara et les nombreuses influences qu'il a pu digérer pour faire vivre cet univers de fantasy. Du classique Seigneur des Anneaux au monument Berserk en passant par Dark Souls, avec des touches de Moebius, l'ensemble est digéré et surtout : maîtrisé. On reste ébahi sur l'une ou l'autre contrée, et dans les moments d'action, on reste soufflé par l'intensité des scènes (des combats, des fuites, des moments extrêmement épiques ou dramatiques ayant régulièrement lieu). Les regards parlent d'eux-mêmes, et l'extrême mélancolie qui se dégage de la relation entre l'héroïne et son gardien a un impact sur le lecteur (ou la lectrice). En d'autres mots : on vibre, comme on a rarement vibré.
Parce qu'au delà du formidable voyage et de la relation construite autour de ses personnages, on peut aussi lire dans Saison de Sang à la fois un propos très écologique dans le monde tel qu'il nous est présenté, et les actions des personnages, disons, humains de cet univers. Il y a aussi, pour qui voudra le voir, et sans trop en dire, comme un message que l'auteur veut faire passer sur le fait de faire des erreurs, de prendre sur soi et d'aller de l'avant, malgré les difficultés. L'histoire prend plusieurs fois des directions surprenantes, avec un final qu'il serait criminel de dilvulgâcher, mais qui donne tout son sens une fois l'album refermé, et donne même envie de reprendre la lecture pour redécouvrir ce que l'histoire a à nous dire avec quelques éléments en tête. Difficile en tous les cas de ne pas revenir à cette lecture, ne serait-ce que pour être transporté une nouvelle fois dans cet imaginaire, pour explorer les détails des planches de Bergara, et s'isoler dans un univers qui, comme dans toute grande oeuvre, nous renvoie à nos propres aventures en tant que défis personnels.
Bien entendu, aucune oeuvre ne saurait être parfaite et si vous n'êtes ni fan de fantasy ou de BD muette, vous ne serez pas le public de Saison de Sang. Mais au vu de la prouesse narrative et artistique, et de notre appréciation de CODA, précédente production du duo Spurrier/Bergara, il paraîtra bon à votre rédacteur d'apposer une notation à cinq étoiles, tant la lecture de cet album a été un ravissement de tous les instants (à la fois lors de la parution VO que pour la relecture en VF). Le grand format de Dupuis est une plus-value indéniable, tandis que l'édition française se pare aussi de quelques lignes de prose entre chaque chapitre, qui accompagne un peu le lectorat dans la découverte du récit - mais dont on peut tout aussi bien se passer. Vous l'aurez de toute façon compris : Saison de Sang est ici un immense coup de coeur, qui vaut d'être lu pour la fabuleuse démonstration graphique qu'il représente, pour l'impressionnante performance tant narratrice qu'émotionnelle véhiculée sans aucun dialogue, et tout simplement parce que c'est l'un des meilleurs albums qu'on a lu. Indispensable.