"Du Batman, encore du Batman, toujours du Batman." Le reproche est souvent fait, autant à DC Comics qu'à son importateur français Urban Comics : le Chevalier Noir est tout le temps, et sûrement trop mis en avant dans les rayons. Le constat est juste, et il appartient donc à chacun de prendre sur soi pour aller chercher d'autres lectures, que ce soit en librairie ou dans les bibliothèques. Mais pour qui aimerait malgré tout aller parcourir les aventures de celui qui reste, qu'on le veuille ou non, l'un des meilleurs personnages de comics mainstream, il y a un paquet de très bons récits à lire. Ce qui tombe bien c'est qu'une bonne partie d'entre eux s'est retrouvé dans la collection Le Meilleur de Batman (faute de lui trouver un meilleur nom), nouvelle (et dernière, a priori) opération à petit prix d'Urban Comics.
Au programme, comme l'avait fait la collection Anniversaire Spider-Man de Panini Comics (et la prochaine à venir, sur "Les Grandes Sagas"), celle axée sur Batman en 2022 avait le mérite de proposer un ensemble de titres de qualité, pour un prix forcément attractif vis à vis des prix du reste du marché. Comme nous nous en étions déjà fait la réflexion plus tôt dans l'année, sur la question "d'à qui s'adresse ce genre d'offre", on sera toujours partagé sur la capacité de ces offres à petit prix à fidéliser des lecteurs ou lectrices qui se contenteraient plutôt d'attendre simplement la prochaine collection à bas prix, tandis que le lectorat déjà connaisseur a déjà dans sa bibliothèque personnelle tous les albums qui étaient proposés cette année, au vu de nombreuses éditions déjà présentes chez Urban Comics. On questionnera même l'intérêt de vous avoir proposé cette longue chronique (qui arrive très en retard : la collection a démarré en juin dernier, et même si les albums sont toujours disponibles en librairie, force est de constater que nous manquons quelque peu le coche de l'actualité), rédigée à quatre mains avec Corentin ; en cause : que pourrions nous écrire sur ces titres qui n'aurait pas déjà été écrit des dizaines de fois ?
Gageons tout de même qu'un jour ou l'autre, prochainement, vous ayez une envie de lecture à moindre coût (afin de réserver vos économies pour des comics indé, évidemment), et puisque nous avons joué le jeux pour Spider-Man, autant le faire pour le Chevalier Noir également. Nous vous proposons donc un avis on ne peut plus subjectif sur les dix albums de cette opération - n'hésitez pas à nous dire en retour sur les réseaux sociaux si vous aviez tout pris ou pour quels titres se sont arrêtés vos choix.
Comme nous l'expliquions dans le long préambule : beaucoup d'oeuvres classiques sinon cultes sont présent dans la collection Batman Classiques, et leur qualité a déjà été unanimement reconnue. Mais dressons ensemble le tour d'horizon de ces dix albums malgré tout, voulez-vous. Libre ensuite à vous de reprendre un album que vous n'auriez pas envisagé de lire - à titre personnel, votre rédac' chef vous invitera notamment à vous intéresser à Heart of Hush, un petit outsider franchement sympathique et certainement sous-évalué à notre humble avis. En route !
Pour celles et ceux qui préfèrent le trait d'un David Mazzucchelli à celui de Frank Miller, une ambiance moins pessimiste et moins apocalyptique que le DKR chroniqué juste après, la collection Batman comporte - évidemment - le chef d’oeuvre Year One, superbe origine définitive de la chauve-souris dans le canon de DC Comics. Et il n’est pas nécessairement utile de comparer cette poésie en quatre numéros à l’hubris tapageur et hollywoodien de Scott Snyder à chaque fois - si vous préférez Zero Year, tant mieux pour vous. Il y a bien des fans de Nickelback qui trouvent Frank Zappa ennuyeux. On ne juge personne - Arno est même très fan de Nocterra, alors vous voyez.
Sans entrer dans le détail de l’éditorial qui conduisit le public des années quatre-vingt à découvrir un autre Batman, sur d’autres origines enfin modernisées et figées pour de bon, on retient plusieurs choses de Year One, la plupart toujours d’actualité. D’abord, l’exercice de style a l’intelligence de ne pas s’approcher de trop près de la chauve-souris elle-même - l’histoire est autant une origine pour Batman que pour tout Gotham City, aux mains des caïds, des gangs, d’une police corrompue, le tableau habituel. Jim Gordon sert de personnage principal et de narrateur. L’histoire du flic droit et carré se tend dans ces eaux troubles et peuplées de requin - en composant sa relecture “moderne”, Frank Miller part chercher dans les référents des années cinquante, du polar, du cinéma des flics et voyous, de l’angoisse des grandes villes aux quartiers pauvres laissés à l’abandon. Le sifflement du train qui entre en gare, les bâtisses désertes où des imperméables en solitaires se poursuivent sans un bruit. Des rouges à lèvres incandescents, des rues du vice et des sex shops. Gotham City est encore une Chicago aux mains des Capone de la fiction, et Bruce Wayne est une fulgurance, une anomalie qui vient déchirer ce paysage dont il emprunte pourtant tous les codes. L’obscurité. Le drapé noir du long manteau d’inspecteur. Le manoir du milliardaire en surplomb de la cité, entre les forêts, avec ses lourds secrets.
A la fois furieuse, sonore, Batman : Year One est aussi une oeuvre étonnamment silencieuse, avec une économie de dialogue qui laisse plus de place à la voix intérieure de Jim Gordon pour sous-tendre l’emprunt au film et au roman noir. Mazzucchelli se met au diapason du scénario pour former une BD qui aurait aussi bien pu sortir dix ou vingt ans plus tôt - extrêmement moderne dans son découpage, son dynamisme, l’efficacité de ses postures et de sa mise en scène, mais ancrée dans une atmosphère qui cherche à restituer un imaginaire de cinéma et de littérature déjà largement poussiéreux dans les années 1980. Une BD hors du temps, et pourtant si parfaite dans ce qu’elle interprète de la chauve-souris et de son environnement vaporeux. Moins de gargouilles, plus de mitraillettes. Batman est et restera, grâce à Year One, un détective dans la ville du crime, et pas un super-héros surarmé avec des robots de combat et armures pare-balles.
A partir de là, les chefs d’oeuvre suivent : Un Long Halloween, Amère Victoire, les Legends of the Dark Knight, tous ces comics pris dans un moment, dans une période. En un sens, on aurait tort de vouloir moderniser - un peu comme tenter d’imaginer Indiana Jones sans ses nazis, Gotham City s'appréciera toujours mieux à l’aune des mitrailleuses Thompson, des nappes de pénombre et du labyrinthe mortel de l’urbanisme nocturne. On vous a dit que ça avait inspiré quelques films ?
Vous l’avez certainement déjà lu, vous le connaissez peut-être par coeur, et il est même possible que vous le possédiez en plusieurs éditions. Alors, quoi faire ? L’offrir. Profiter de la réduc’, de l’offre à petit prix pour évangéliser un pote, une nièce ou un neveu passé par l’apprentissage de Batman à travers les écrans et capable de se convertir en se dirigeant vers la base de tout. Il y a des vocations qu’on active, et toutes les découvertes ne sont pas forcées de passer par les médiathèques. Dark Knight Returns, chef d’oeuvre de Frank Miller et Lynn Varley, allait naturellement se retrouver dans la liste des classiques de Batman proposés à pas cher chez Urban Comics pour entretenir le mouvement de ces albums à prix cassés, une tradition qui occupe désormais à un rythme annuel notre équivalent français des Big Two. Alors. Est-ce qu’on a encore besoin de vous le présenter ?
En 1986, au carrefour de révolutions qui accoucheront de ce que l’on appelle aujourd’hui “l’âge moderne”, faute d’avoir su poser un marqueur net depuis, Miller, artiste et scénariste en pleine bourre, s’attaque à une réinvention ambitieuse du personnage de Batman. Sous la forme d’un futur possible. Conformément à l’esprit de son époque, celui-ci coche toutes les cases du mouvement artistique “l’avenir, mais en pas bien”, une philosophie commune à la majorité des oeuvres de science-fiction des années quatre-vingt, lorsque l’angoisse technologique, la trouille nucléaire et le sécuritarisme inquiétait les artistes, prophètes de lendemains plus gris, plus sombres. Et si les super-héros sont généralement censés jouer le rôle de phares optimistes dans la nuit noire, le mantra de Frank Miller n’a jamais été de répondre par l’utopie aux problèmes de son temps.
L’auteur va donc tordre Batman, pour l’adapter aux codes de ce futur laissé aux mains des gangs, des corrompus, de Reagan, d’une police décharnée et d’un système médiatique en roue libre où les digues du bien commun ont sauté depuis un long moment. Bruce Wayne, cinquante-cinq ans, père adoptif d’un fils assassiné, va reprendre la cape et les gants pour une dernière croisade vengeresse. Il frappe, au coeur même de Gotham City. En quatre numéros, le personnage renverse toute la compréhension traditionnelle de ce que l’on considère comme un essentialisme dans l’écriture des super-héros : plus expéditif, plus cruel, plus violent, plus musclé, plus sadique, une silhouette noire qui instille la terreur, un fou qui danse dans le chaos des ruines, s’amuse presque de se trouver à la fois si puissant et impuissant. Le dernier chevalier noir va même, pour la toute première fois, montrer qu’il est possible de faire saigner un dieu.
Travail exceptionnel, historique à tout point de vue, le DKR est aussi un marqueur artistique. Miller réinvente le découpage avec ses planches de seize cases, une narration globale qui passe par le point de vue d’individus isolés, perdus au milieu d’une ville en pleine apocalypse, qui prend l’humain à partie dans cette cavalcade furieuse. Depuis le choix du lettrage en comic sans ms, les couleurs exceptionnelles de Lynn Varley venues casser une palette chromatique utilisée depuis l’aube du genre, la science des plans, du rythme, des silhouettes et des cases de narration, un authentique chef d’oeuvre dont l’ombre domine encore l’historique séquentiel local près de quarante ans plus tard. Surtout, The Dark Knight Returns rend aux super-héros leur rôle politique. Jumeau maléfique de Watchmen, l’album est le deuxième bâton de dynamite à l’origine d’un attentat - pour enterrer, pour dépasser, pour provoquer la compréhension conventionnelle des surhommes, leur rôle proactif en tant que symboles visant à faire respecter l’ordre ou à donner un idéal de perfection illusoire dans le corpus américain. Frank Miller, libertarien ou anarchiste, et Bruce Wayne, premier et dernier témoin d’un modèle brisé. A partir de ce point, il ne sera plus possible d’écrire les comics comme avant.
L’inconvénient de toute collection qui répertorie les indispensables, c’est que le principe même de l’indispensable sous-entend que tout lecteur assidu aurait du mal à s’en dispenser. Alors, évidemment, vous avez sans doute déjà lu Arkham Asylum. Vous l’avez même sans doute lu avant Sombre Reflet, avant Zero Year, et peut-être même que vous avez passé quelques mois à encourager vos potes fana’ du jeu de Rocksteady à aller chercher l’origine séquentielle du mastodonte dans les pages de Dave McKean. Mais mettons qu’ils ne vous ont jamais écouté (parfois, les potes font ce genre de choses) et que vous avez enfin l’occase de leur balancer à travers la gueule sans lâcher l’équivalent d’une petite note de restau’. Souvenez-vous : il y a des vocations qu’on active, et parfois avec un peu trop d’énergie.
A l’aube d’une carrière exceptionnelle qui conduira Grant Morrison à entrer au panthéon des grand(e)s scénaristes passé(e)s par la chauve-souris - et qui, plus tard, aura même l’opportunité de concourir pour le titre du plus grand d’entre eux, ou de la plus grande d’entre elles, lors d’une immense fresque digérée sur plusieurs années et encore considérée comme une sorte d’immense chaînon fondateur - sortait Arkham Asylum, extrapolation définitive de la folie chez Batman et exemple parfait des bienfaits de l’âge sombre sur un personnage naturellement taillé pour l’obscurité. Une croisade du chevalier noir dans les couloirs dérangés de l’asile où reposent ses adversaires lorsque ceux-ci ne sont pas occupés à terroriser la ville de Gotham City. Mh ? “Adversaires” ? Oui, peut-être pas tout à fait.
En poussant plus loin la conclusion séculaire de Killing Joke, qui présentait le Joker comme une sorte de double involontaire de Batman dans une valse éternelle de psychose, pantomime de deux fous abrités derrière un masque ou du maquillage pour dissimuler l’affreuse vérité au public, inconscient - tous deux sortent du même tonneau, deux copains d’asile en fuite occupés à jouer au bandit et au gendarme pour tromper leur monde - Morrison décide d’aller plus loin en ramenant Batman à la maison. Le(a) scénariste conduit une promenade macabre dans un asile en forme de terrier du lapin blanc, où chaque visage, chaque costume est une facette morbide des clones de Batman, les super-méchants apparus dans son sillage, inspirés par sa capacité à assumer au grand jour ses propres failles psychiques. L’idée passe par une thérapeute zélée, un Double Face que l’on prend en pitié face à l’état de son désordre mental, et un Joker en forme de Monsieur Loyal des jeux du cirque, à l’aise dans son élément et heureux d’accueillir ce frère lointain dans la demeure familiale, pour changer.
Porté par les extraordinaires peintures de Dave McKean, Arkham Asylum représente ce qui se fait de mieux sur le plan de la théorie du Batman fou, de la thématique de la santé mentale appliquée à un super-héros poussé jusque dans son retranchement le plus effrayant et cauchemardesque. Une BD qui reflète l’esprit d’une époque plus libre, mais aussi plus exigeante - au point de rebuter quelques lecteurs habitués à des atours conventionnels de blockbusters où le bien et le mal ont un peu plus leur place que dans ce scénario biscornu. Anticipation de la BD des surhommes pour adultes et de l’exigence des romans graphiques qui traversera la génération 1990, Arkham Asylum est une nappe de brume dans l’horizon de Gotham City, un petit univers à part entière qui semble évoluer en parallèle des gratte-ciels, de leurs veuves et de leurs orphelins. Presque une BD Vertigo, assurément une BD Black Label, et le genre de comics que l’on ne sort qu’une fois. Parce qu’une fois suffit. Tout simplement.
Ah, elle est là elle-aussi. L’autre origine, presque définitive, de Batman dans les comics publiés après l’âge moderne. Geoff Johns était, Gary Frank était aussi, et Bruce Wayne sera encore le héros de Year One une fois ce volume posé sur la table. Mais alors, vous demandez-vous, dans l’hypothèse très probable où vous n’auriez pas déjà eu l’occasion de découvrir Batman : Terre-Un, à quoi bon en passer par là ? La réponse est toute bête - et vous ne l’aviez sans doute pas vu venir au terme de ce premier paragraphe pas forcément récompensant en termes de signes investis au compteur : parce que c’est bien. Vous étiez prévenus.
Batman : Terre-Un ne passe par pour le caprice d’un scénariste visant à effacer les acquis des anciens. Cette petite poche d’univers, née de l’envie d’une sorte de “Terre-Ultimate” des comics DC qui aurait pour consigne d’adopter exclusivement le format roman graphique, a seulement cherché à innover à sa façon. Johns présente un autre Alfred, un autre Manoir Wayne, une autre Gotham City. L’ensemble des codes sont là, ils sont juste… Différents. Plus modernes, plus réalistes, dès la note d’intention d’un bat-grappin inefficace dans la vraie vie. Des codes graphiques posés par Frank qui accepte volontiers de se passer du gimmick pourtant si incontournable d’un Batman au regard blanc étincelant dans la pénombre, tel une chauve-souris. Cette petite saga, qui s'éparpille sur trois volumes, a tout d’une trilogie de cinéma un peu plus fauchée que certains délires de metteurs en scènes pas dérangés par le gaspillage. Batman redevient un héros plus humain, plus terre à terre, et aussi plus malléable, perméable au changement. Il a à nouveau peur des mitrailleuses, son boulot d’enquêteur se fait à pied, et les enjeux ramenés à cette échelle amplifient la terre des tueurs réels, la puissance des combats sans artifice de kung-fu magico-surpuissant et les blessures qu’un homme normal ne peut encaisser sans broncher d’un chouilla.
Le plus intéressant dans le premier volume des Terre-Un passe par une petite réécriture de l’arbre généalogique, qui insère une idée assez géniale dans l'ordonnancement cosmogonique de Bruce Wayne l’idée que son goût pour le travestissement, qu’on a souvent attribué à un genre de folie, ne tombe pas de nulle part. Quelques autres gimmicks de cinéma (la règle de trois, etc) feront le boulot pour dépoussiérer de vieux gadgets, des arcades fatiguées et ancrées dans le mythe de la chauve-souris depuis trop longtemps pour ne pas être devenus un peu ridicules entre temps. Au hasard, le Alfred de Johns, plus commando, plus homme de terrain, a énormément plu aux jeunes lecteurs de l’époque, pas forcément attachés à l’idée du dégarni en livrée éperdument accroché à son plateau de thé et biscuits. Les mécaniques narratives de Johns sont aussi là pour finir le travail : les portes que le scénariste se laisse ouvertes pour l’avenir, la science du rythme, les transformations de vilains intelligemment bricolées, et un usage de la mise en scène et du découpage à la Gary Frank qui va avec cette idée d’un héros plus humain, donc moins servi par d’immenses scènes d’action tapageuses ou par des effets de BD supérieurs à la normale.
Remarquez, on vous dit tout ça mais vous l’avez déjà lu, non ?
Avant que Scott Snyder ne prenne en main le titre principal Batman avec le fameux reboot des New 52 (et ne finisse par faire n'importe quoi au fil des cinq années qui ont suivi), le scénariste, alors étoile montante de la sphère américaine, se faisait la main sur plusieurs histoires se déroulant déjà dans l'univers du Chevalier Noir. Hélas souvent laissée de côté, Gates of Gotham amorçait ce qu'allait être la Cour des Hiboux en allant explorer le passé de la ville de Gotham City. Autre récit incontournable, et que peut-être Snyder n'a au final jamais su égaler dans sa noirceur, Sombre Reflet (The Black Mirror) est publié dans les pages de la série Detective Comics le temps de dix numéros. Ce qu'il faut pour que Snyder devienne la superstar que l'on connaît toujours.
Sombre Reflet est la dernière histoire dans l'univers Post-Crisis précédant le reboot des New 52. Le run de Grant Morrison, étant passé par là, on continue de suivre dans ce récit Dick Grayson sous le costume du Chevalier Noir, tandis que Bruce Wayne est affairé dans la Batman, Incorporated. Dick essaie de remplir son rôle autant qu'il peut, et affronte au long des différents chapitres une ribambelle d'ennemis : le leader de citoyens qui s'adonnent à des ventes aux enchères véreuses, Tiger Shark, mais aussi James Gordon Jr., le fils psychopathe du Commissaire, au coeur d'une intrigue de polar redoutable, point culminant d'une violence psychologique mais aussi physique à la limite du supportable pour la pauvre Barbara Gordon. La force des arcs enchaînés dans l'album tient autant d'une certaine humilité dans la mise en scène ou dans l'envergure des dits arcs (Snyder n'avait pas encore carte blanche totale), que dans les artistes qui accompagnent le scénariste.
D'un côté Jock et ses personnages cisaillés, les poses hyper dynamiques de son Batman et une cape qui se fiche des lois de la physique, des paysages crépusculaires époustouflants de Gotham City, et un sans du découpage qui ne peut que servir le récit. De l'autre, Francesco Francavilla, autre prodige du dessin (aujourd'hui bien trop rare en planches intérieures), esthète du polar et des ambiances nocturnes, dont les couleurs s'amusent à jouer le clair/obscur (avec ces teintes oranges et bleues immédiatement reconnaissables). Les deux artistes finissent par se rejoindre dans le dernier numéro de l'album, qui alterne entre policier poisseux et horreur franche, fascinant à contempler pour sa seule partie artistique. L'histoire garde sa force au travers des ans, preuve est que la réunion de gros talents individuels qui savent opérer en synergie permet de beaux résultats. Sombre Reflet en est la preuve concrète, et un récit à découvrir si vous ne l'aviez pas encore fait.
Un grand homme a dit un jour - à un jeune aspirant qui espérait, lui aussi, devenir un chevalier protecteur dans un monde empli de ténèbres - “beaucoup de vérités auxquelles nous tenons dépendent avant tout de notre propre point de vue.” Le hasard veut que le jeune aspirant deviendra plus tard la voix officielle du Joker, comme quoi, la pop culture a ses propres tournures ironiques susceptibles de tout connecter. Batman : Curse of the White Knight présente un problème. Justement : un problème de point de vue. Si d’aucuns aiment à dire que la saga développée par Sean Murphy, dans un espace de liberté validé et sanctionné par DC Comics, a présenté le Chevalier Noir sous un jour neuf susceptible de convier d’authentiques problématiques sociales, le résultat n’a jamais totalement tenu l’ensemble de ses promesses. Parce que Sean Murphy ne doute pas de la problématique Batman dans les histoires de l’univers White Knight. Batman est un problème, et Jack Napier, inverse idéologique et philosophique du Joker coincé dans le corps de son double sarcastique, était la solution. La réponse. La réponse à ce monde brisé qui n’aurait plus eu besoin de Batman. Puisque Sean Murphy estime que les collants, les capes, les shurikens en forme de chauve-souris, peut-être par simple effet de bon sens, ne représentent pas une solution concrète à la criminalité, la corruption et la manipulation du prix de l’immobilier par les élites corrompues.
Ce qui aura tendance à transformer toute la saga des White Knight en un exercice extrêmement punitif. Personne ne semble apprécier la présence de la chauve-souris malgré le bien fondé de sa croisade vengeresse dans les comics du canon des comics DC - au départ, Batman apparaît parce que la ville n’a plus aucune solution. Or, pour Murphy, la ville va justement s’adapter à la présence du vengeur masqué pour épouser de nouvelles modalités de destruction et d’injustice - un propos contre les 1% et une allégorie de la violence policière feront le reste. Curse of the White Knight va un peu plus loin que son prédécesseur, mais l’idée reste la même : du début à la fin, le moindre dialogue est une flèche pas spécialement subtile pointant vers l’unique solution à cette situation désastreuse. Batman est un problème, une fracture, et cette blessure ne pourra se panser que lorsque Bruce Wayne aura finalement accepté de déposer les armes.
A tel point que beaucoup pourraient trouver extrêmement frustrante cette façon de présenter les choses et de poser les pièces sur l’échiquier qui tendent à annuler l’idée même d’un justicier bienveillant, en annulant au départ la moindre opposition intra-univers. Dans l’essentiel des White Knight, Batman n’est représenté que sous l’angle de ses défauts. Mais alors, pourquoi ce volume là passe pour supérieur au premier ? La réponse se trouve moins dans la caractérisation ou le manichéisme des dialogues que dans une certaine inspiration supérieure. Murphy trouve son tempo, avec ces emprunts à la série des Assassin’s Creed (presque ouvertement citée) qui nous ramènent aux origines de Gotham City. Aux origines des Wayne et de l’ordre de St-Dumas. Mais là où on nous a déjà fait le coup de tordre le cou à l’idée que les Wayne seraient une famille de bienfaiteurs, le scénariste prend son monde par surprise en adoptant d’autres conclusions. Des conclusions surprenantes, et qui permettent de remettre en bonne place toute sa lecture de la chauve-souris. On trouve des éléments de sincérité dans la relation de Bruce à Dick, dans l’usage d’Azrael comme une force biblique de vengeance, l’expression d’un Abel face à un Caïn que Murphy revendique avec fierté.
A travers le volume, peu à peu, l’ombre de Napier disparaît et Batman est rendu à Gotham City comme une figure plus complexe. Plus seulement le jouet d’un groupuscule de 1% qu’il n’aurait pas vu venir, le héros retrouve un peu de grâce, de puissance, de majesté dans un rôle extrêmement sacrificiel. La force de la saga White Knight est aussi à trouver dans l’écriture de Harley Quinn, héroïne véritable et seul élément de liant et de force de caractère ou de volonté dans un monde d’idiots occupés à jouer aux petits soldats. Les références fusent, à la série animée, au Batman de Tim Burton, à Knightfall avec une réécriture intelligence d’Azrael - pas forcément le meilleur souvenir des années quatre-vingt dix pour beaucoup, et ici magnifié dans une réécriture qui a enfin du sens et un peu plus de corps. Quelques regrets en chemin (sur Barbara Gordon, surtout) et quelques clins d’oeils bien sentis, un album bien plus solide que le premier White Knight et qui trouve sa force dans sa lecture complète, inspirée, plus optimiste, comme une ascension positive venue casser le constat gris et sans poésie du premier volume. Et puis, les designs de véhicules, les pleines pages. On peut tout reprocher à Sean Murphy, sauf son statut de maestro virtuose, impeccable architecte de sa propre Gotham City aux bolides étincelants et aux scènes d’action qui frappent. Et ça, malheureusement, ce n’est pas juste une question de point de vue.
Souvent oublié, le passage de Paul Dini et Dustin NGuyen sur la série Detective Comics mérite pourtant toute votre attention. Le récit Heart of Hush trouve en effet son intérêt dans l'exploitation de son vilain, Hush, après son introduction dans le récit éponyme de Jeph Loeb et Jim Lee, considéré par beaucoup comme un classique et un parfait point d'entrée. Le méchant, charismatique, est ici exploité avec une certaine finesse, le scénariste (un fin connaisseur du Bat-verse, à n'en pas douter) profitant du médium papier pour explorer la fascinante et douloureuse enfance de Tommy Elliott, dont la jalousie envers Bruce Wayne l'aura poussé assez rapidement à sombrer du mauvais côté de la force. L'intérêt d'un tel vilain est, qu'en connaissant l'identité secrète de Bruce, il est capable de l'atteindre au plus profond de son intimité, en ciblant ses proches, et se permettant des actions que peu d'autres antagonistes ne peuvent se permettre. Dès lors, le duel devient souvent psychologique en plus d'être physique.
Dans Heart of Hush, on retrouve en outre un Batman en team-up avec Catwoman, qui va justement être prise pour cible par Hush - de façon très brutale, par ailleurs, le lectorat de l'époque a pu très certainement craindre pour le sort de l'héroïne. Un bon point pour les fans de cette relation, justement dépeinte et qui permet d'autant plus d'y voir une forme de filiation avec le précédent récit Hush. L'album profite également du dessin sans pareil de Dustin Nguyen, encré par l'un de ses fidèles collaborateurs Derek Fridolfs. Si l'on ne se retrouve pas encore dans la période en esquisses et aquarelles de l'artiste, son trait est déjà reconnaissable, avec ses envies de ligne claire, son trait tout en courbes et un sens de la mise en scène qui happe son lecteur. En une phrase comme en cent, il n'y a pas à élaborer sur des dizaines de paragraphes : Heart of Hush n'est décemment pas à considérer comme un "indispensable" au même titres que les récits tout en haut de cette sélection. Mais le travail de Paul Dini est on ne peut plus solide, la prestation artistique l'est tout autant et pour qui s'intéresse au personnage de Hush, il s'agit du passage l'ayant le mieux mis en valeur, peut-être plus d'ailleurs que Hush (le récit) avec la tonalité de polar prépondérante, assez éloignée au final du registre de blockbuster présent Loeb et Lee. Encore une fois : l'attractivité est aussi décuplée par le petit prix - et vu celui affiché sur la couverture, vous auriez vraiment tort de passer à côté.
Là aussi, difficile de vous faire un énorme pavasse à la Corentin pour vous expliquer les bienfaits de ce genre d'album, qui n'a pas à rougir des autres de la sélection Batman. Disons que beaucoup d'entre vous sont certainement passés par la case Batman : TAS plus jeune et que la bande dessinée qui en est dérivée, si elle ne peut avoir le charme de la production animée de Bruce Timm et consorts, n'en garde pas moins un charme indéniable. D'une part part parce que Ty Templeton et Rick Burchett ne faillissent pas à l'exercice de proposer du comics "jeunesse" sans que les intrigues soient simplistes, et parce que l'approche graphique essaie elle aussi de conserver une certaine parenté avec le matériel d'origine. L'impression de rester alors dans l'univers de la série animée est forte, et l'album peut se lire à petite dose, chapitre après chapitre, comme lorsque vous attendiez impatiemment le mercredi matin pour retrouver un nouvel épisode de votre feuilleton sur France 3.
Autre détail qui a son importance : les neuf autres albums présents dans cette collection s'adressent a minima à un public adolescent, sinon adulte, et il est donc aussi agréable qu'Urban Comics a pensé aux lecteurs plus jeunes, ou à la partie du lectorat désormais en âge d'avoir des enfants. Ou même, mettons que vous ayez des neveux, des nièces, des potes parents, que sais-je : voilà une très bonne occasion, une nouvelle fois, d'offrir des albums à qui pourrait en profiter. Il n'y a pas meilleur sentiment que celui de se dire qu'on va pouvoir initier le goût de la lecture, et plus, le goût de la lecture de comics, et encore plus, le goût de la lecture de comics Batman. Vous êtes a priori déjà en terrain conquis, alors pourquoi ne pas refiler le virus à quelqu'un d'autre. Quand ce n'est pas le covid, c'est plutôt bien vu.
Quiconque s'intéresse à Batman en comics finit par très rapidement entendre parler du "run de Grant Morrison". Un long cheminement en bande dessinée assez incroyable à analyser, tant pour ce que fait vivre l'auteurice au personnage que par la façon dont le scénario a d'assimiler un nombre incroyable de précédents épisodes des comics (particulièrement ceux du Silver Age) pour les intégrer dans la diégèse de la vie du Chevalier Noir. L'ensemble est incontournable, culte, souvent au coeur de vifs débats compte tenu de son accessibilité (ou plutôt son manque d'accessibilité), mais l'on pourra être d'accord que les débuts sont plutôt assez encourageants, même pour de nouveaux lecteurs, et c'est ainsi qu'on pourra expliquer la présence de cet album dans la collection (ça et l'envie d'Urban Comics, très certainement, de vous inciter à lire tout le reste du run, disponible en grosses intégrales).
Du reste, le contenu de cet album et son importance sont a priori déjà connus par celles et ceux qui lisent ces lignes : quand Grant Morrison arrive sur la série Batman, il décide de reprendre d'anciens éléments de continuités laissés à l'époque de Dennis O'Neil et Neal Adams pour présenter aux lecteurs et lectrices un nouveau personnage : Damian Wayne, le fils biologique de Bruce Wayne et Talia Al Ghul. Le garçon débarque dans la vie du Chevalier Noir de façon soudaine, et le public découvre un gamin insolent, sûr de lui, et dont les penchants meurtriers le mettent en opposition totale à son père, qui doit alors prendre sur lui pour devenir son mentor. Une dualité rondement menée qui mène à des scènes iconiques (le "hello, Father", incroyable) et des dialogues aux répliques percutantes. Aujourd'hui, Damian Wayne est ce qu'on appelle un "fan favorite" et a connu bien des bouleversements. Aussi est-il toujours intéressant de replonger dans le passé, en compagnie d'une partie artistique d'Andy Kubert elle aussi restée agréable à l'oeil - si vous n'êtes pas allergique au registre mainstream des comics de super-héros.
Le seul écueil de l'album, qui justifie de le mettre ici dans ce classement, est qu'à l'inverse de la plupart des autres albums, celui-ci ne peut réellement se lire comme un récit complet. Encore qu'Urban Comics fait un geste sympa en proposant le début du run de Morrison plutôt qu'un segment qui aurait été pris au milieu, mais l'amorce est risquée : le run en question n'est clairement pas le meilleur point de départ pour se mettre aux aventures du Chevalier Noir, et bien que l'on militera de notre côté pour la lecture des écrits de Morrison, c'est à se demander si ces derniers n'auraient pas mieux leur place dans un format Urban Nomad. Encore une fois, l'argument du prix de vente viendra de toute façon trancher en faveur de la lecture (ou du cadeau, comme on l'a déjà écrit plusieurs fois).
En toute honnêteté, on pourrait s'adonner à une touche de provocation, et si Corentin s'était occupé de rédiger ce passage, mettons qu'un simple "c'est nul, brûlez moi ça" lui aurait suffi pour exprimer son avis. Il faut reconnaître que le bougre l'a déjà dit : avec Year One d'un côté et Terre Un de l'autre, difficile de vous conseiller d'aller encore lire une origin story des débuts de Batman. Alors qu'il a entamé déjà une année sur la série Batman au cours des New 52, Scott Snyder laisse parler sa folie des grandeurs en se lançant avec Greg Capullo dans cet arc qui doit raconter l'arrivée de Bruce Wayne à Gotham City dans cette (pseudo) nouvelle continuité alors installée par DC Comics. Techniquement, tout est à refaire, et l'ego démesuré du scénariste va conduire à cet arc, non dénué de qualités, mais bien trop long pour ce qu'il a à dire et montrer. On se rappelle encore de la publication en temps réel de l'époque, alors que Zero Year s'incrustait dans les séries annexes du Bat-verse, et que chaque numéro nous faisait rendre compte que l'arc semblait en réalité interminable.
Bruce Wayne arrive donc dans une Gotham City qui n'a pas encore de protecteur, une ville d'abord terrorisée par le gang du Red Hood, une ville qui va subir un violent blackout, ce dernier profitant au Riddler pour prendre le contrôle de l'ensemble de la cité. Batman va donc ensuite se frayer un chemin pour affronter son adversaire, et libérer la ville, avec un combat contre un lion (ouais, c'est Snyder, on vous l'a dit) au programme des festivités. Snyder et Capullo profitent de leur carte blanche pour inventer de nouveaux éléments (des véhicules invraisemblables notamment) au lore du Chevalier Noir, la colorisation pétante de FCO Plascencia fait hurler pas mal de lecteurs (alors qu'elle se veut être un clin d'oeil au Golden Age), et le tout a des allures de blockbuster dont le plus grand défaut sera de volontairement citer d'illustres prédécesseurs sans jamais réussir à atteindre la même qualité que les oeuvres invoquées.
Non content de vouloir faire un arc qui irait remplacer Year One, Scott Snyder veut aussi refaire le passé du Joker présenté dans The Killing Joke, imagine un ersatz de No Man's Land, et l'ensemble est au final assez indigeste, et même le dessin très facile d'accès de Capullo ne suffit pas à cacher un scénario franchement boursouflé. Une histoire qui perd en sympathie d'autant plus quand on a ouï dire la façon dont Scott Snyder avait pris en otage DC Comics pour satisfaire ses caprices. L'un dans l'autre, comparé aux autres albums de la sélection, on rangera Zero Year tout en bas et bien loin des autres - non pas que ce soit complètement "mauvais", mais c'est un ouvrage, même au rapport prix/pages plus qu'avantageux, complètement dispensable par rapport à tout le reste. Après, c'est votre pouvoir d'achat, vous en faites bien ce que vous voulez, on ne jugera pas (bon, là, si, un peu quand même).