Immense créateur de comics aujourd'hui mondialement connus - tels que The Boys, Preacher - et de runs culte sur des titres emblématiques comme The Punisher ou Hellblazer, Garth Ennis était de passage dans la capitale française à l'occasion du Paris Fan Festival 2023. Nous avons eu le plaisir de pouvoir passer un court moment en la présence de l'auteur - en choisissant à cette occasion d'aller parler de plus petits projets du scénariste. Profitant de l'annonce récente du titre The Ribbon Queen, l'hardi Corentin a piloté l'interview pour nerdiser sur 2000AD et les comics de guerre qui sont très chers à Garth Ennis, des comics Johnny Red publiés chez Komics Initiative en passant par l'annonce récente de la relance de Battle Action. Une interview à découvrir ci-dessous à l'écrit.
Et si vous appréciez l'anglais et le format audio, nous vous proposons aussi d'écouter le doux accent de Garth Ennis au format podcast !
C : Nous vous accueillons à Paris seulement quelques jours après la confirmation et les détails de la série The Ribbon Queen, avec Jacen Burrows. Pouvez-vous nous en dire plus sur la gestation de ce projet ?
Bien sûr. C’est une idée que j’avais en tête depuis un très long moment. Essentiellement, c’est une histoire d’horreur, à propos d’une sorte de créature très ancienne, pratiquement ancrée dans les forces élémentaires de la nature, qui s’éveille pour venger les actes de cruauté et de brutalité commis contre les femmes. C’est quelque chose auquel je réfléchis sérieusement depuis deux ans à peu près - en toile de fond du mouvement #MeToo, évidemment. Mais également, après ce qui s’est passé pendant l’été 2020, les manifestations de Black Lives Matter et les réactions qu’elles ont suscitées aux Etats-Unis. C’est là-dessus que s’est formé l’arrière-plan de cette histoire.
Ceci étant dit, le scénario proprement dit s’intéresse à une jeune lieutenante de la police de New York, une femme qui s’appelle Amy Sun, et qui découvre que quelque chose s’est passé dans les rangs d’une unité tactique au sein du NYPD. Et quelque chose semble être en train d’arriver aux différents membres de cette unité, les uns après les autres. Maintenant, ce qui s’est passé à l’origine - puisque comme je l’ai dit, c’est une histoire à laquelle je réfléchis depuis un très long moment - c’est que l’idée initiale de la Ribbon Queen, que j’hésite à qualifier de “personnage” mais plutôt de “force” qui guide l’histoire, j’ai eu cette idée pour la première fois lorsque j’avais vraiment très petit. Je me souviens que mon père avait fait une remarque, en utilisant une phrase en particulier. Je crois que j’avais dû casser un verre, et que le sol était couvert de petits éclats. Et alors que je n’étais encore sans doute pas plus grand qu’un bébé, j’ai tendu la main pour les attraper parce qu’ils étaient jolis, et je me suis souviens l’avoir entendu dire ‘ne touche pas à ça mon fils, ça tranchera ta peau comme un ruban.’
Alors j’ai immédiatement eu cette image d’une personne qui se transformerait en rubans rouges vifs flottants dans les airs. Ce n’était pas une vision sanglante, ni violente, je visualisais plutôt des rubans comme une sorte de tissu. J’ai eu cette image en tête depuis mon enfance, et c’est là-dessus que s’est bâti l’idée de ce qui deviendra de longues années plus tard la série The Ribbon Queen.
C : Ce narratif évoque ce que vous aviez déjà fait récemment sur A Walk Through Hell, avec ce mélange de discours social et d’épouvante. Il s’agissait d’ailleurs d’agents de police (ndlr : FBI) dans les deux cas. Est-ce le genre de choses que vous aimeriez pousser d’ici les années à venir ?
Je pense que oui. Quand j’écris des histoires dans le champ de l’horreur comme A Walk Through Hell ou The Ribbon Queen, dans les deux cas elles sont effectivement installées dans un monde très réel. Elles reposent sur cette notion d’aller explorer ce qui pourrait être en train de se passer dans les ténèbres, de ce qui se passe lorsque l’on ouvre cette porte vers l’obscurité, mais elles commencent chaque fois dans notre société, avec des personnages que l’on doit pouvoir reconnaître, avec qui on doit pouvoir s’identifier.
C’était aussi le cas sur The Boys : Dear Becky, lorsque vous aviez invoqué l’idée du Brexit, et de son impact réel sur les habitants du Royaume-Uni.
En l’occurrence c’était un peu de différent, puisque dans le monde de The Boys, et de Dear Becky, une fois que vous vous êtes débarrassés du problème des super-héros - ou que vous les avez dégagés à l’arrière-plan au point qu’ils ne posent plus de problème concret - vous vous retrouvez confrontés aux problèmes quotidiens, ceux que l’on se crée nous mêmes par le prisme de la politique. Comme ont certainement pu le faire les Anglais, en l’occurrence.
C : Dans cette optique, pensez-vous que le regard que vous portez sur The Boys a évolué après la popularité de l’adaptation, dans la mesure où le succès de la série est aussi lié à la présence de super-héros - un genre de personnages que vous n’aimez pas ? Je crois me souvenir que vous aviez dit que si vous deviez recommencer le projet, vous aimeriez l’attaquer sous l’angle des réseaux sociaux.
Oui. Oui, je pense que je ferais certainement… Même s’il s’agit d’un univers que je n’apprécie pas en général (ndlr : les réseaux sociaux), je pense que je ressens tout de même l’envie de le commenter. Je pense qu’à mesure que les clivages politiques s’agrandissent progressivement, que la gauche va plus à gauche, que la droite va plus à droite, je pense que les réseaux sociaux servent à exacerber cette catégorie particulière de sujets. En particulier pour la gauche, qui a toujours eu cette mauvaise habitude de monopoliser le thème de la supériorité morale, tandis que la droite opte pour une approche bien plus pragmatique dans le fait de s’approprier le pouvoir politique. Il n’y a aucun doute sur le fait que la droite occupe elle-aussi une présence sur les réseaux sociaux, ça les amuse de taper sur la gauche et il s’agit de la plateforme idéale pour ça. Mais dans le même temps, ça ne les empêche pas de conserver leur emprise sur le pouvoir. La gauche, à mon avis, devrait essayer de retenir cette leçon.
C : Pensez-vous aller explorer ces sujets plus directement dans un projet, à terme ? Récemment, nous avons pu découvrir Marjorie Finnegan, qui parlait de religion, puis Black Lives Matter et MeToo dans Ribbon Queen, mais vous n’avez jamais fait, ou pas récemment, de satire politique frontale depuis The Boys et l’élection du président, la manipulation du pouvoir, etc.
C’est très certainement quelque chose auquel je réfléchis régulièrement. Mais dans l’immédiat, je n’ai pas de projets pour une BD qui parlerait directement des réseaux sociaux. C’est quelque chose que l’on peut apercevoir à l’arrière-plan, au début et à la fin de A Walk Through Hell, on en retrouve aussi des éléments dans The Ribbon Queen… Je tiens aussi à dire que dans le cas de ces deux histoires, et les autres exemples que vous citez, j’essaye de conserver le discours politique en toile de fond, et de me concentrer principalement sur mes personnages. Parce qu’à mon avis, c’est la seule façon d’accéder à la vérité de chaque situation. Dans la vie, on se concentre d’abord sur les gens, et leurs réactions face à différents cas de figure.
C : Donc l’histoire passe en priorité, et les thématiques sont sous-jacentes.
L’histoire et les personnages passent en premier, oui.
C : Pensez-vous avoir dit tout ce que vous aviez à dire… Par exemple, les gens connaissent votre avis sur les super-héros, et dans The Boys, vous avez un peu couvert tous les sujets, de DC à Marvel, etc. Pensez-vous que vous referez un jour une histoire pour parodier cet imaginaire ? Parce qu’il a évolué depuis The Boys.
Et bien si je devais refaire quelque chose dans l’imaginaire de The Boys, et je n’ai pas l’intention de le faire dans l’immédiat, mais ce que je pourrais faire aurait plus à voir avec les gens ordinaires et à ceux qui leur arrive dans leurs vies à eux. J’ai toujours trouvé le personnage de Butcher intéressant à écrire, tout comme sa femme Becky. Hughie également, et sa difficulté permanente à avancer à travers l’existence. Cela pourrait être intéressant de voir le monde de The Boys par le prisme de gens tout à fait ordinaires, où les super-héros seraient aussi loin à l’arrière-plan que possible. Où quelque chose finirait par se passer, et serait annoncé à la télévision, ou qu’un personnage lirait dans le journal. Et que l’effet des super-héros sur la vie des gens normaux ne serait pas ressenti avec la même immédiateté que dans la série originale. Donc je serais plus intéressé par le sujet des humains ordinaires plutôt que des super-héros.
C : En attendant, vous revenez chez 2000AD et Rebellion. Il y a le projet Battle Action ?
C’est exact.
C : C’est un hommage aux comics que vous lisiez dans votre enfance, c’est bien ça ?
Oui, c’est une relance de Battle Action, qui est au départ un amalgame de deux comics anglais, Battle et Action, lesquels avaient été fusionnés à la fin des années soixante-dix. Ce qui avait permis de créer, à mon avis, l’un des comics anglais les plus importants de tous les temps avec un incroyable éventail de talents. Ensemble, avec la revue 2000AD, cela avait réellement marqué le point de départ de la bande-dessinée moderne au Royaume-Uni, mais aussi aux Etats-Unis, puisque le parterre de créateurs qui ont contribué à ces magazines a ensuite migré vers la BD américaine. Et bien entendu, on sait ce qui s’est passé sur place dans les années quatre-vingt, notamment avec Alan Moore, Brian Bolland, Dave Gibbons…
C : Et vous, également.
Plus tard, oui, je suis arrivé un certain temps après eux. Mais j’appartiens évidemment à cette tradition moi aussi, et Battle Action représente vraiment le point de départ où tout ceci a commencé. Donc oui, l’album qui avait été fait l’année dernière a rencontré un certain succès, et cette année j’écris davantage d’histoires, mais nous avons aussi d’autres scénaristes comme John Wagner, l’un des premiers auteurs sur le magazine originale, et aussi Torunn Gronbekk, Rob Williams, Dan Abnett, de vrais champions de l’écriture de comics. Ça a été formidable de les voir s’emparer de ces vieux personnages et de voir ce qu’ils avaient à dire avec.
C : Avez-vous eu une influence sur les choix éditoriaux ?
Un peu. Moi, et l’éditeur Oliver Pickles joueront le rôle de consultants sur ce projet. Lorsque j’ai commencé à réfléchir à l’idée d’une nouvelle série, nous avons beaucoup échangé, et je lui ai dit que j’aimerais revenir pour reprendre certains personnages sur lesquels j’avais déjà travaillé, mais aussi d’en reprendre des nouveaux - et par ‘nouveaux’, je parle de nouvelles relances d’anciens personnages, pas de créer des figures inédites. Là-dessus, on a commencé à réfléchir aux autres auteurs ou artistes que nous voulions sur le projet. On s’est orientés directement vers John Wagner, parce qu’il avait exprimé publiquement son envie de reprendre son concept sur le HMS Nightshade - qui était l’une de mes préférées quand j’étais enfant, et je l’adore encore aujourd’hui. J’avais fait partie de l’équipe qui avait travaillé sur la réimpression de ces histoires il y a quelques années.
Ensuite, il a surtout fallu trouver des gens qui étaient disponibles, et dont on savait qu’ils seraient enthousiastes à propos de ce genre de comics. Et je pense que c’est ce qui a été la force motrice sur ce projet : l’enthousiasme. Nous voulions des gens qui aimaient sincèrement les histoires originales. Alors on a eu Dan Abnett et Rob Williams qui ont grandi avec, comme cela a été mon cas. Nous avons Torun Gronbekk, qui est une amie à moi, et je savais déjà qu’elle adorait ce genre de bandes-dessinées. Elle est connue pour son travail en super-héros chez Marvel, mais ces comics là sont sa véritable passion. C’est elle qui s’occupera du personnage de Nina Petrova, la Night Witch, que j’avais isolée de Johnny Red l’année dernière. Donc il a vraiment été question de trouver des équipes sincèrement passionnées par ce genre de trucs.
C : Personnellement, j’ai découvert Johnny Red via ce que vous aviez fait sur ce personnage, avec Keith Burns, et on a l’impression que l’idée est de faire une suite à ça dans Battle Action…
Oui, exactement.
C : Et si Nina Petrova est un spin-off, pourquoi avoir choisi précisément Torun Gronbekk - parce que nous suivons sa carrière depuis quelques années, et on se demandait ce qui la rendait aussi douée pour les comics sur le thème de l’action ?
Je pense que c’est parce que… J’ai parlé de sa passion pour ce genre de comics, et Torun, en un sens, est un peu comme moi sur ce sujet. Elle vit et oeuvre pour ce sujet. Elle est fascinée par l’histoire de la Seconde Guerre Mondiale, par l’impact que cet événement a eu sur son propre pays, la Norvège. C’est quelque chose qui l’intrigue personnellement. Par exemple, elle fait partie d’une association qui travaille pour la remise en état d’un Spitfire (ndlr : un avion de guerre britannique de la Seconde Guerre Mondiale), pour essayer de le faire voler à nouveau, peint aux couleurs d’un des escadrons norvégiens qui a volé aux côtés de la Royal Air Force je crois. Elle travaille aussi en tant que bénévole au musée de l’aviation de son pays, tout ceci lui est très familier, c’est son plaisir quotidien. Je la connais depuis quelques années, et nous avons souvent discuté à propos des comics de Battle Action. Lorsque j’ai ramené le personnage de Johnny Red, et que j’ai isolé le personnage de Nina Petrova de la série principale, elle passait simplement pour le choix le plus évident.
Et lorsque je lui ai dit que je voulais prolonger l’expérience mais que j’avais besoin de quelqu’un d’autre pour écrire Nina, que je lui ai demandé si ça l’intéressait de tenter le truc, elle a décidé de tenter sa chance. Donc, encore une fois, il s’agit avant tout de passion.
C : Avez-vous d’autres personnages, ou de rêves personnels, pour des continuations ou des spin-offs issus de Battle Action ?
Oui. Je vais continuer à écrire mes petits préférés : Johnny Red, Hellman, Dredger, Krazy Keller, et je vais en faire un nouveau - et encore une fois, plutôt un “nouvel ancien” - cette année d’un personnage, ou plutôt d’une histoire qui s’intitule Cooley’s Gun. Mais je pense que pour le moment, je suis surtout heureux d’ouvrir la porte à d’autres scénaristes, et de les laisser redécouvrir ces vieux personnages par eux-mêmes. Si cette nouvelle mini-série en cinq numéros rencontre son public, avec un peu de chance nous pourrons en faire d’autres. Et alors il s’agira de contacter d’autres auteurs, et de présenter ainsi la chose ‘écoutez, si vous avez un personnage préféré de cette période, dites le nous, et dites nous quelles seraient vos idées pour… Je ne sais pas, Hook Jaw, Kids Rule OK, The Sarge… Dites nous’ vous voyez.
A : Je voulais juste vous demander - parce que vous avez été un scénariste prolifique pendant des années et des années maintenant, et vous continuez à écrire. Nous annonçons encore vos projets régulièrement, presque chaque mois. Comment conservez vous la flamme, qu’est-ce qui vous aide à continuer ?
Hm. Je pense, par la joie que ça me procure. Je continue à avoir de nouvelles idées, et je continue à me demander ‘qu’est-ce qui arrive ensuite’ à tel ou tel personnage. Où va-t-il aller, que se passe-t-il quand il rencontre cette personne, que leur arrive-t-il lorsqu’ils vont se retrouver confrontés à tel conflit en particulier. Depuis que je suis enfant, à chaque histoire que je lisais, je me demandais à chaque fois ce qui allait se passer après. Et je pense que c’est ça qui me motive aujourd’hui. Ce désir de savoir ce qui arrive à l’horizon. Ce qui arrive pour le personnage au sein de l’histoire. J’aime toujours ça, j’aime toujours chaque seconde que je passe à écrire, et à chaque fois que les pages me sont livrées et que je découvre ce que l’artiste a fait de mon script, c’est toujours le meilleur moment. C’est une joie sincère.
A : Donc vous n’allez jamais vous arrêter.
(rire) Je crois que je finirai par mourir avec des idées que je n’ai pas utilisées. C’est le projet en tout cas.
A : Merci infiniment.
Merci à vous, ça a été un plaisir de vous parler.
The Boys (2006)