Nous terminons (enfin !) le tour de nos interviews réalisées au Paris Fan Festival 2023. Au programme du jour, une rencontre avec la dessinatrice espagnole Belén Ortega, que les lecteurs et lectrices de DC Comics ont retrouvé récemment sur du Robin (notamment l'histoire qui a mis à jour la bisexualité de Tim Drake) et les back-ups sur Catwoman du titre Batman de Chip Zdarsky. Une artiste aux influences multiples qui sait interroger son métier et son futur, pour une courte discussion que l'on vous propose aujourd'hui de retrouver !
Si vous souhaitez profiter de cette petite interview au format audio, alors vous pouvez cliquer sur le lecteur ci-dessous, l'enregistrement (brut, en VO) vous étant proposé via notre podcast First Print. L'un dans l'autre, n'hésitez pas à partager ces contenus si vous appréciez le travail fourni pour mettre en avant le travail des artistes. Bonne lecture et/ou écoute à vous !
AK : Question simple pour commencer, pourriez-vous vous présenter aux gens qui ne sauraient peut-être pas qui vous êtes ?
BO : Ok alors, je m’appelle Belén Ortega, je suis de Grenade, en Espagne. Je travaille en tant qu’artiste de comics et en tant qu’illustratrice, et comme je l’expliquais à votre partenaire, cela fait neuf neuf ans que je travaille dans ce secteur en tant que professionnelle. Presque dix ! (rires)
OC : Vous avez démarré en tant que fan de manga, de la culture japonaise et de l’animation. Vous avez même étudié au Japon, à Osaka ?
BO : Oui. Lorsque j’étais enfant, aux alentours de dix ans, j’ai commencé à regarder des mangas à la télévision, des animés. C’est là que je suis tombée amoureuse de cette culture, du Japon, de tout ça. Lorsque j’ai été plus âgée, à l’université, j’ai demandé à faire un échange scolaire avec ce pays. Et j’ai eu de la chance, j’ai eu… Comment ça se dit ? La promotion ? L’université avait une promotion qui permettait de partir dans un pays étranger. Et j’ai eu ce que je voulais, heureusement, parce qu’il y avait deux destinations, et j’ai été la seconde à partir. Pendant que j’étais là, vous voyez, j’ai essayé de comprendre comment on faisait du manga, mais j’y étais aussi pour l’expérience et j’avais peu de temps pour dessiner. Mais j’adore cette culture, au-delà même du manga, j’adore la culture du Japon.
OC : Mais vous avez aussi dessiné des BDs à l’européenne et des comics américains. Comment approchez vous ces différentes cultures, puisque vous avez aussi signé des mangas européens avec vos premiers travaux. Et maintenant vous faites des comics pour les grands éditeurs du milieu. Comment est-ce qu’on circule entre ces différentes approches ?
BO : C’est comme être bipolaire ! (rires) Mon premier manga, je l’ai fait quand j’avais 23 ans. Et ça a été une expérience difficile, parce que le projet a mis très longtemps. Pour quelque chose autour de 190 pages. Donc… Le truc, c’est qu’à l’époque, en Espagne, en Europe, dessiner des mangas n’était pas quelque chose de très encouragé économiquement. Si vous vouliez vivre de votre travail d’artiste, les mangas n’étaient pas le meilleur choix. C’est pour ça que j’ai changé de trajectoire. Je voulais aussi continuer à m’améliorer en tant qu’artiste, et évoluer professionnellement. Pour cette raison, il m’a fallu changer depuis le manga vers la BD. Et après “labédé”, j’ai essayé de me faire une place sur le marché américain. J’en suis capable, parce que je pense que j’aime le changement. Certaines personnes ne peuvent pas, ils ne veulent dessiner que d’une certaine façon.
Mais moi j’apprécie vraiment de changer de style et d’essayer des choses différentes. En tant qu’artiste, j’adore ce genre de challenge. Et je pens même que c’est mieux, parce que je peux travailler sur tous les marchés, donc il y a plus de possibilités de travailler que si je m’étais limitée aux mangas. Donc… C’est plus une philosophie de ‘survie’. Si je voulais pouvoir vivre du comics, il fallait que je fasse plus que du manga.
OC : Comment avez-vous pris contact avec Heavy Metal magazine - qui était votre première expérience dans le monde des comics ?
BO : Ils m’ont contactée !
OC : Ok
BO : Via Facebook, je crois. Il y avait ce gars, qui était latino. Il m’a dit ‘tu veux faire ça ?’ et j’ai répondu ‘ok’. Allons y. Et voilà. (rires)
OC : Est-ce que ça a été la même chose pour Chip Zdarsky lorsque vous avez commencé sur Catwoman ?
BO : Si je lui en ai parlé, vous voulez dire ?
OC : Plutôt sur la façon dont s’est fait le contact avec DC Comics.
BO : Ah, ok ! Alors, la porte d’entrée vers le marché américain pour moi, ça s’est fait parce que j’étais… Ok. Alors : je venais de finir la Saga Millénium, chez Dupuis. Et après ça, je n’avais plus rien de prévu. Il y avait bien le projet Patriarchy sur lequel je travaillais avec Sylvain [Runberg], qui était publié chez les éditions Caurette. Mais au-delà de ça, je voulais m’essayer aux BDs américaines, alors je me suis rendue toute seule, sans personne, à New York pour la Comic Con. Je n’avais pas de chemin en tête, je n’avais rien, mais vous voyez, je me suis dit ‘on verra bien’. Et une fois là-bas, je me suis rendue à une fête organisée par Marvel… (rires)
AK : Donc vous saviez quand même où et quand ce serait - parce que pour ce genre d’événements, il faut être au courant !
BO : Oui. (rires) C’est pour ça qu’il faut que je l’explique, parce que ça c’est fait comme ça. J’y suis juste allée, j’ai rencontré quelques personnes, et un ami m’a présenté au chef de Marvel. Comment s’appelle-t-il…
AK : Cebulski.
BO : Cebulski, voilà. Après ça, j’ai envoyé un email, et j’ai voulu auditionner donc ils m’ont envoyé des éléments - parce qu’évidemment, ils ne vous choisissent pas juste par amitié. Ils vous font passer des essais. Je m’y suis mis, et j’ai commencé à travailler pour Marvel ensuite. Après avoir fait des couvertures chez eux, DC Comics a vu ma couverture de Silk pour The Amazing Spider-Man #50. Et Ben Abernathy, qui est éditeur chez DC, le bras droit de Jim Lee (en mimant une hiérarchie) ‘Jim Lee, Ben Abernathy’ (rires). C’est une blague, ce n’est pas vrai. Ils ont vu mon travail, et ils se sont dit ‘il nous la faut !’, c’est tout. Et ils m’ont contactée.
AK : Et lorsqu’ils vous ont approchée, avaient-ils un projet précis à vous confier, ou aviez-vous le choix entre plusieurs propositions ?
BO : Non, en fait j’ai eu beaucoup de chance dès le départ, parce qu’ils voulaient que je travaille sur la famille Batman. En ce moment, ils me proposent aussi de faire quelque chose avec Wonder Woman, qui serait un projet différent avec une équipe éditoriale différente. Mais je me sens plus attachée à la Bat-Family. Je ne sais pas si j’ai envie de quelque chose de différent, mais actuellement je dessine sur Batman, et je ne sais pas ce qui va se passer d’ici les prochains mois.
OC : Vous pensez que vous avez eu besoin d’adapter votre style aux codes graphiques des comics américains ?
BO : Plus maintenant, parce que je pense que si j’avais essayé de travailler sur le marché américain il y a seulement dix ans, ça aurait été un échec. Un échec total. Mais aujourd’hui, je pense que des gars comme Dan Mora, ou Jorge Jiménez, ou moi, nous sommes une nouvelle génération de gens qui dessinent quelque chose de plus mixte. Et je pense qu’ils recherchent ce genre de personnes, qui font ça. Qui apportent quelque chose de plus frais, de plus dynamique, de plus animé… de personnages plus expressifs, qui parlent à un public plus jeune.
AK : Vous avez dit plus tôt que vous aimiez les personnages de la Bat-Family, les personnages de Batman, Pourquoi ça ? Qu’est-ce qui vous parle dans cet imaginaire ?
BO : Et bien… Si je devais dire celui que j’apprécie le plus, personnellement, je répondrais Spider-Man. Mais par pitié, ne me demandez pas de dessiner les buildings et les décors de Spider-Man ! (rires) Je suis plus attachée aux personnages de Marvel, mais ironiquement, je me sens plus à mon aise dans le fait de dessiner ceux de Batman. Donc par exemple, quand ils m’ont demandé de dessiner cette histoire avec Tim Drake : pour vous le dire honnêtement je ne savais pas qui était ce personnage. Alors j’ai dit ‘ok, super - mais c’est qui Tim Drake ?’ vous voyez ? (rires) Mais après ça, lorsque j’ai commencé à connaître ces héros à force de travailler dessus, j’ai réalisé que je me sentais plus proche de cette catégorie d’histoires. Peut-être parce qu’elles sont plus… Réalistes ? Je ne sais pas. Je préfère dessiner l’aspect humain des super-héros plutôt que les batailles, et l’action… Et je pense qu’ils ont conscience de ça chez DC. Et c’est pour ça qu’ils essayent de ne pas me confier des projets qui résumeraient à des pin-ups, ou à de l’action, etc.
AK : Avez-vous ressenti une forme de pression lorsque vous avez illustré cette histoire de Tim Drake, parce que celle-ci couvrait une nette évolution pour le personnage sur le plan de sa sexualité ?
BO : Je n’étais pas du tout au courant de ça. Ils ne m’en ont pas du tout parlé. Donc ça a seulement été… un effet boule de neige.
OC : Vous n’avez pas eu de retour dessus ?
BO : Non, ce que je veux dire c’est que quand ils m’ont proposé cette histoire, ils ne m’avaient pas du tout prévenue de leurs plans à son sujet. Donc je n’en avais aucune idée !
AK : Alors quelle a été votre réaction lorsque vous avez découvert le sujet ?
BO : Non, enfin, vous savez, quand je le dessinais il sortait avec un garçon, mais je ne savais pas que c’était un enjeu, parce que pour moi c’est quelque chose de normal. Mais quand j’ai commencé à poster des dessins en ligne, j’ai vu pas mal de gens réagir. Et j’ai demandé à mon copain (Javier Fernandez, qui connaît ça mieux que moi parce qu’il travaille aussi chez DC Comics), ‘tu sais ce qu’ils sont en train de faire avec ce personnage ?’ et il m’a répondu qu’il n’en avait pas la moindre idée. Donc… Le truc, c’est que les gens avaient des attentes à propos de ça, mais moi je n’étais pas au courant. Alors après le premier numéro, des gens m’ont demandé ‘ah, donc Tim Drake est gay, bisexuel ?’ et je leur ai répondu ‘euh… oui ? Non ? Je ne sais pas !’ Parce que de mon point de vue, vous pouvez sortir avec un gars, vous pouvez être gay, bi, ou simplement amis, mais pour les gens ce genre de choses est perçu comme un signal.
Après ça, j’ai été mieux préparée à ce qui allait se passer ensuite. Et probablement pour le dernier numéro, même si je m’attendais à une certaine réaction, je ne m’attendais pas du tout à cette réaction là. J’ai reçu des appels des quatre coins du monde pour des interviews, de gens qui voulaient m’interroger précisément sur ce sujet, la bisexualité du personnage. Et j’ai trouvé ça ridicule. A mon sens, c’est une chose tout à fait normale, mais pour les journalistes, ça a été du… “wah !”
AK : Parce que ça a représenté un changement important pour un personnage qui était là depuis vingt ou trente ans, et un élément que la communauté LGBT+ avait supposé possible. Et ensuite ça a été officialisé. Parce que DC a aussi une tradition de ne pas reconnaître la sexualité de leurs personnages.
BO : Oui, quand j’ai fait mes recherches, j’ai réalisé que c’était une histoire qui remontait à loin, et je n’avais pas tous les éléments au départ. Mais DC ne m’avait pas prévenue. Je l’aurais fait quand même ! Mais tant qu’à le faire, j’aurais aimé avoir été un minimum brieffée avant. (rires) En définitive, je suis très fière de cette histoire. Et je me sens assez chanceuse d’avoir été choisie pour dessiner ceci.
OC : Vous avez d’autres projets pour le marché américain en particulier ? Vous parliez de Wonder Woman ?
BO : Oui, je travaille en ce moment avec DC, mais avant ça je dois terminer la trilogie que j’illustre pour un ami [Sylvain Runberg, donc], Patriarchy. Nous venons de finir le deuxième album, qui sortira en juin, et le suivant est prévu pour l’année prochaine. Dans le petit espace de liberté que j’ai pour faire d’autres choses, je me concentre sur DC. En ce moment, je planche sur un numéro de la série Batman principale (le numéro #136). Donc… C’est tout ce que je peux dire pour l’instant ? J’espère que d’autres choses arriveront bientôt.
AK : C’est donc Ben Abernathy qui vous a choisie pour ce numéro et pour les back-ups consacrés à Catwoman sur le titre Batman ?
BO : Depuis que j’ai commencé chez DC Comics, j’ai surtout échangé avec un éditeur qui s’appelle Dave Wielgosz. Et malheureusement, il a démissionné le mois dernier. Donc je suis en contact avec Ben Abernathy et Chip Zdarsky, pour ces projets là, mais ensuite je ne sais pas qui sera en charge de ma partie à l’éditorial. Parce que David est parti. J’ai pleuré, vraiment ! (rires) Il va beaucoup me manquer.
AK : Et avez-vous déjà envisagé l’idée de travailler en creator owned aux Etats-Unis ? Parce que vous avez déjà signé des créations originales sur le marché français, avec Dupuis et Caurette. Auriez-vous envie d’essayer chez Image, BOOM!, etc ?
BO : Oui, oui, complètement. En particulier parce que je n’aime pas particulièrement dessiner des super-héros. Pour moi, une bonne histoire reste la meilleure option. Je préfère travailler sur une bonne histoire en général, et pas juste rester sur les super-héros pour les super-héros, vous voyez. Mais le truc c’est qu’il faut que je trouve le bon scénariste pour la bonne histoire, et c’est très compliqué, parce que tout le monde est très occupé. Et mon agenda est rempli pour les deux prochaines années. Je ne serais pas libre pour ça. Donc il faudrait que ce soit le bon moment, avec la bonne personne. Pour l’instant, je suis bien telle quelle - mais oui, je finirai par essayer, c’est certain.
OC : Il y a de plus en plus d’artistes qui viennent d’Espagne, d’Italie, mais aussi d’Amérique du Sud dans les artistes qui vont chez DC et Marvel. Bruno Redondo, Javier Rodriguez, vous-même. Vous pensez que c’est une tendance ? Que c’est comme ça que les éditeurs sortent du style traditionnel du dessin de super-héros ?
BO : Oui, je pense. Mais vous savez, moi je suis dans ma trentaine. Et je pense que les jeunes, ceux qui ont vingt ans, sont encore plus “neuf” que ce que nous représentons évidemment. Donc je ne sais pas à quoi m’attendre. Parce qu’eux travaillent en plus avec l’intelligence artificielle. Je ne sais pas quels seront les choix des éditeurs à ce sujet. Est-ce qu’ils seront d’accord pour travailler avec ce genre de dessinateurs ? Ceux qui mélangent l’intelligence artificielle avec… Je ne sais vraiment pas. J’aimerais croire que non.
AK : La question est peut-être un peu choquante, mais avez vous peur en tant qu’artiste du dessin par IA ?
BO : Je n’ai pas peur, mais je sais que les gens peuvent être très égoïstes. Et les éditeurs aussi. Donc, probablement que… Nous sommes déjà en train de voir de petits exemples en ce moment même, avec des gens qui disent qu’ils demandent à travailler avec ce genre d’artistes. Et ça ne fait que commencer. Donc à la fin de la journée, on ne sait pas. Parfois, vous voyez, ça fonctionne comme… (cherche le mot “montagne russe”) Actuellement, on prend ce chemin. Mais quand tout ça se sera calmé, il faudra voir ce que le public en pense. Je ne pense pas que les gens voudront avoir des couvertures de comics qu’ils…
AK : Ne pourront pas faire signer !
BO : Qui va les signer ? Donc, il y a peut-être cette garantie pour nous. Parce que les gens ont besoin d’autres gens. Pour se connecter les uns aux autres.
AK : Oui, et à qui pourra-t-on demander une commission pour un dessin original ? (rires)
BO : Exactement. Et les gens qui utilisent les IAs ne peuvent pas faire de commissions, donc ils seront traités comme de “faux” artistes. Donc je n’ai pas peur à cause de ça. Mais j’ai peur pour les gens qui sont actuellement en train de se lancer, et qui doivent se poser la question de ce qu’ils devraient faire. Parce que la méthode la plus rapide serait de s’essayer à l’intelligence artificielle. La méthode difficile, c’est la nôtre. Dessiner pendant des heures et des heures et des heures à la maison. Alors nous verrons bien.
AK : Très bien. Merci beaucoup Belén !
BO : Merci !