Ca n'a échappé à personne : depuis quelques années, les séries du pôle Spider-Man sont en panne sèche. Les exigences de rendement, la profusion d'adaptations qui imposent à l'éditorial de la Maison des Idées de sortir du comics pour couvrir les demandes de marketing croisé, la difficulté à produire du neuf sur un personnage bloqué dans sa propre popularité, en résumé, Peter Parker et sa clique ont eu un certain mal à rebondir sur le départ de Dan Slott.
D'aucuns iraient même jusqu'à dire que le scénariste est le premier responsable de cet état de stagnation, tandis d'autres encore accusent le dealer de Nick Lowe. Mais ces accusations ne résolvent pas le problème - et dans le cas de ce-dernier, difficile de lui reprocher d'avoir mis les pattes sur une telle source de revenus, cette paire de narines lui a déjà permis de rembourser son prêt étudiant, on ne critique pas les entrepreneurs audacieux. Fort heureusement, la situation n'est pas sans espoir, dans la mesure où le personnage de Spider-Man n'est pas compliqué à cloner.
Prenez Static Shock, prenez Jaime Reyes, prenez le personnage principal de The Bounce, ou toute une batterie d'autres exemples encore. Comme dans le cas de Batman, Peter Parker fait partie des archétypes formels de la mécanique comics : sa base élémentaire a été identifiée, théorisée, et peut désormais se reproduire à l'infini. Pour peu que des éléments soient injectés avec assez d'adresse, le résultat sera à la fois suffisamment proche et suffisamment original pour faire la blague - et Kaare Andrews s'est justement mis en tête de prouver cette hypothèse avec la série E-Ratic, une production originale éditée chez AWA Studios, et transportée en France par les équipes de la maison Black River. Le comics produit en cinq numéros un palliatif agréable au Peter Parker de la version Ultimate Spider-Man : même environnement lycéen, mêmes stéréotypes, même effet de soap opéra comique, une lecture agréable pour celui ou celle qui s'ennuierait à suivre le Amazing Spider-Man de Zeb Wells. Thwip. Ou plutôt, bzzrt.
Rat de Laboratoire
Rappel des faits : l'artiste virtuose Kaare Andrews s'est illustré dès les débuts de sa carrière par son utilisation du dessin en numérique. Authentique prodige de la discipline, l'homme s'est depuis amusé à jouer les apprentis sorciers, en apportant quelque chose de nouveau à chaque nouvelle performance. En variant les mécaniques traditionnelles de compréhension des aplats, des décors, des effets et de la couleur. S'il n'a jamais été suffisamment rapide ou suffisamment implanté pour décrocher le statut de vedette officielle, Andrews est un artiste respecté de ses pairs, avec une base de fans solide, fidèle, et toujours impatiente de découvrir les nouvelles trouvailles de cet insatiable savant fou du crayon.
Après avoir déjà taquiné l'araignée chez Marvel (sur Spider-Man/Doctor : Octopus Year One en compagnie de Zeb Wells, puis Spider-Man : Reign en solitaire), et livré un volume exceptionnel d'Iron Fist très représentatif des expériences autorisées lors de la période All-New Marvel Now!, Kaare Andrews décidera finalement de tenter de nouvelles aventures sur le marché indépendant. En s'accrochant - en queue de wagon - à l'exode des génies vers les éditions Image Comics. Sur place, il réalisera le couple de mini-séries Renato Jones, un amalgame de différents super-héros précédemment établis (Green Arrow et le Punisher, notamment) pour dézinguer du milliardaire, à travers de superbes planches peuplées d'idées toutes plus folles les unes que les autres. L'échec commercial de cette tentative le motivera finalement à revenir travailler chez Marvel (avec Amazing Fantasy), en ne renonçant pas pour autant à l'envie de développer ses propres personnages.
Grand amoureux de Spider-Man, le dessinateur décide finalement de poser ses valises chez AWA Studios, où il invente le personnage d'E-Ratic, un proto-Spider-Man à motif de rat, installé quelque part dans la chronologie de l'univers posé par Joe Michael Stracynzski avec la série The Resistance. Pas de panique cela étant, le titre de Kaare Andrews est largement perméable aux nouveaux entrants qui seraient passés à côté de ce chef d'oeuvre de la géopolitique des héros costumés. N'hésitez pas à rattraper The Resistance chez Panini Comics, en gardant à l'esprit que les deux lectures obéissent à des impératifs tout à fait différents.
Ultimate Junior
Le point de liaison entre les deux projets passe surtout par l'origine des pouvoirs du héros : comme dans beaucoup de séries signées Straczynski, The Resistance part du principe qu'un événement inattendu (en l'occurrence, une pandémie mondiale) a poussé à l'apparition de super-pouvoirs chez une partie des individus infime de l'espèce humaine. C'est le cas d'Oliver Leif, un jeune adolescent de quinze ans doué de super-pouvoirs. Lorsqu'il active ses capacités, le garçon est capable de se déplacer comme Spider-Man en activant une sorte de faisceau électrique, il frappe plus fort, saute plus haut, et encaisse mieux les coups... pendant dix minutes. Avant de devoir recharger ses batteries pendant vingt-quatre heures. Cette base est expliquée en cours d'album, de même que la situation d'Ollie pendant la pandémie, son rapport à son paternel, etc.
La série va suivre l'installation du jeune homme et de son grand-frère dans une nouvelle ville, avec un nouveau lycée. Kaare Andrews déballe les stéréotypes d'usage avec une sorte de laisser aller qui cherche à assumer cet esprit de carte postale, de fiction peuplée de poncifs et de clichés ouvertement déclarés. La jeune reine du bal de promo' caractérielle qui se prend d'affection pour le héros, la brute du coin, les geeks renfermés mais adorables, la recherche de "popularité", l'esprit clanique de la scolarité, tous les codes de la fiction pour ado' sont bien respectés, voire même brandis avec humour.
Le scénariste s'amuse de ces clichetons d'usage en poussant l'exagération jusqu'à un stade qui se passe complètement d'implicite. L'héroïne, Kristen, une sorte de Gwen Stacy désabusée, est par exemple tiraillée entre son envie d'en apprendre plus sur Ollie et le fait de perdre des "points" de popularité en traînant avec le geek de service. Kaare Andrews compose avec cette écriture rentre-dedans qui ne cherche pas les finesses ou les nuances du mal-être adolescent : dans E-Ratic, les personnages obéissent les uns après les autres à leur archétype formel, comme si de toute la matière de la puberté restait cantonnée à la surface, sans profondeur ou explication plus complexe à faire valoir. En somme, le scénario est clair : la BD va suivre sa feuille de route de teen movie classique, écrit au second degré par un adulte qui se remémore ses expériences d'époque avec un regard tendre et amusé.
En dehors de ces interactions (qui fusent, avec une pelletée de dialogues formant un chaos souvent électrique et bien mené), le personnage principal va chercher sa place, avec une mère alcoolique d'un côté, un père absent de l'autre, et l'ombre d'un grand frère populaire et musclé au milieu du paysage. C'est probablement dans cette partie de l'album que Kaare Andrews trouve ses accents de sincérité les moins corrosifs : Ollie cadre avec la représentation humaine d'un Peter Parker frappé par cette famille à problèmes, de cette idée du deuil ou de l'abandon omniprésent, et qui fabrique une sympathie générale autour de ce jeune garçon, paumé, humble, et bon camarade malgré le poids de la vie et du lycée. E-Ratic ne fonctionne par comme une "origin story" au sens strict, dans la mesure où le héros a déjà ses super-pouvoirs dès les premières planches de l'album, mais le chemin est tout de même respecté dans sa globalité. Ollie va se faire des amis, trouver une nouvelle vie, tomber amoureux de sa propre Gwen Stacy, découvrir le costume, savater un méchant... La formule classique.
Si l'impression d'évoluer aux côtés d'un clone de Spider-Man est évidemment omniprésente, Kaare Andrews manie sa barque avec adresse en variant la routine sur quelques points intéressant. D'abord, cette envie de coller au cliché, qui habille l'album de sa propre tonalité goguenarde. Evidemment, le fait d'avoir transformé son héros en un aspirant dessinateur amateur de Red Sonja, et qui doit probablement toucher une donnée biographique latente pour le créateur (qui a déjà rendu son propre hommage aux personnages de Robert E. Howard dans Amazing Fantasy, récemment).
Aussi, des variations de tonalité qui touchent autant aux codes de la fiction américaine que de l'écriture de manga pour adolescent en contexte lycéen. Dans la forme, le coup de crayon de Kaare Andrews évoque cet esprit de dessin animé hybride à cheval sur les deux disciplines, jusqu'à fabriquer un sens de compréhension à cheval sur les deux imaginaires dans les interstices de son scénario. Les petits personnages à grosses têtes de style "chibi", le design mécanique de certains vilains, les profs frapadingues trop implantés dans leur discipline au point de donner l'impression de sortir d'une création de Rumiko Takahashi... le titre navigue entre deux univers, tout en restant ancré dans la mécanique comics, avec ses cliffhangers, ses grands méchants postés dans les ombres et sa dynamique amoureuse, très Peter et MJ.
Nouveau Départ ?
Avec ses décors virtuels basés sur de véritables photographies, sa science des contours, son usage de la couleur, son utilisation du dessin numérique en surimpression de cases plus traditionnelles pour des effets spectaculaires, E-Ratic fonctionne comme une bouffée d'air frais en manoeuvrant avec des éléments déjà connus du public classique. L'album emporte suffisamment de nouveautés et d'envie de bien faire, porté par un coup de crayon exceptionnel (vraisemblablement inspiré par Spider-Man : Into the Spider-Verse au point de citer la mise en scène du film dans une page pleine - sans la moindre raison valable) et peuplé de bonnes idées, pour supporter l'impression générale de bordel électrique et survitaminé. Puisque le résultat reste évidemment très imparfait : le scénario va trop vite, les dialogues sont parfois trop nombreux, Kaare Andrews manque de place ou de tempo pour placer ses éléments au bons endroits sans donner l'impression de charger la mule, et en définitive, on n'a pas tant vu le héros se servir de ses pouvoirs au sortir de ces cinq numéros mis bout à bout.
L'envie de jouer avec le cynisme induit par cette relecture des codes de la fiction pour adolescents permet aussi de passer à travers des défauts mécaniques (l'histoire d'amour marche parce que : c'est comme ça), ou d'un discours sur la performance et l'individualisme qui passerait sans doute pour plus brouillon et moins intelligent que le scénariste n'aimerait à le laisser croire lorsque ses personnages parlent pour lui. Au global, on tolère, parce que malgré le poids des ans, tout ceci arrive encore à nous paraître neuf. Comme l'impression de redécouvrir les premières pages d'Ultimate Spider-Man, dans un autre registre, d'avoir envie de suivre Ollie sur de prochaines aventures. Le contexte général a moins d'importance que l'envie de suivre ce lycée peuplé de petites têtes marrantes, et de voir si Kaare Andrews saura s'approprier l'homme araignée (ou plutôt l'homme rat - l'homme rat-raignée ?) sur du long terme.
D'une manière général, E-Ratic marche aussi par le charme de ces séries en forme de gigantesques caprices, de la part de dessinateurs heureux de se libérer des consignes de l'éditorial à la Marvel. Visiblement, Kaare Andrews avait envie de reprendre un jeune Peter Parker à sa façon, et comme tous les dessinateurs plus à l'aise dans l'installation d'une atmosphère propice aux expériences que dans la mécanique narrative structurée, l'envie de s'amuser a pris le pas sur le reste. On sort de l'album en partageant cette joie communicative, et en attendant la suite, pour retrouver ce plaisir, ces trouvailles de formes et de couleurs, et cette impression de grand enfant qui s'éclate à reprendre à la base tous les défauts, les poncifs et l'impression de déjà vu de tous les points de départ pour parvenir à un résultat ludique, rapide et grandement satisfaisant. A se demander pourquoi plus d'artistes ne vont pas créer leurs propres analogues de têtes connues sur le marché indépendant, tant le contraste avec les productions mainstream se découvre comme une libération.
Dans la liste des nouveautés apparues sur le marché indépendant récemment, E-Ratic est peut-être le projet le moins risqué dans le lequel le lecteur de super-héros traditionnel aurait à s'engager. Si l'agrégat statique des fans de comics capes et collant a parfois du mal à se motiver à aller chercher la nouveauté dans les créations originales, pas d'inquiétudes cette fois : la route est toute pavée. Efficace, drôle, sincère, la série de Kaare Andrews tombe au bon moment pour tromper l'ennui dans les séries mainstream, avec l'assurance de retrouver un grand nom du dessin moderne dans son élément favori. En attendant Spider-Man : Reign 2, de quoi réviser, ou imaginer l'avenir.