Belle époque pour être fan des Tortues Ninja. A force de générations, les personnages de Kevin Eastman et Peter Laird ont acquis une sorte de statut particulier qui leur a peut-être permis d'atteindre, enfin, un stade de maturité déconnecté de la boulimie consumériste d'autrefois et de ses nombreux abus. Prenez le jeu vidéo Shredder's Revenge de Dotemu. Le titre s'adresse ouvertement à une certaine démographie de passionnés, sans chercher à conquérir le très grand public, et sans compromettre cette proposition authentique dont rêvaient en secret des milliers d'enfants de la génération quatre-vingt et quatre-vingt dix, bercés par la saga des Streets of Rage ou des Final Fight.
Paradoxalement, pour les Tortues Ninja, l'âge d'or semble être passé pour de bon. Si les personnages restent très populaires (au point de signer des partenariats réguliers avec l'une ou l'autre grosse marque du secteur du divertissement), les quatre frères reptiles semblent désormais capables d'une sorte de maturité, d'atteindre un nouveau statut sans s'accrocher à une mode, à un besoin permanent de produits dérivés, voire même de voir au-delà du cool ancestral des pizzas et des bagarres au nunchaku. De ce point de vue, il n'existe pas de meilleur exemple de cet état des lieux que la saga des comics IDW Publishing, publiés en France dans le catalogue de la maison HiComics.
Disclaimer : à l'évidence, certains points de l'intrigue initiale font suite à la précédente série (en 19 tomes, et qui redémarre en intégrale chez HiComics). Si vous n'avez pas fini le précédent run et que vous souhaitez conserver la surprise, prenez vos précautions, sachant que l'élément en question est abordé dès les premières pages.
L'exercice proposé dans ce projet, mené au départ par le scénariste Tom Waltz avec l'assistance notable de Kevin Eastman, repose dans les grandes largeurs sur cette quête de la maturité. Le scénariste a pu s'amuser avec composer avec un héritage hétéroclite, en piochant dans les bonnes comme dans les mauvaises idées des volumes précédents, pour assembler un narratif composite, adressé aux adultes, intelligemment construit sur ses enchaînements de périodes d'action et de respiration, avec une fresque dense de personnages complets et une progression naturelle du temps. Tom Waltz a donné aux Tortues Ninja la possibilité de grandir. Au point de bâtir un run susceptible de plaire aux réfractaires de la formule classique, et l'une des meilleures séries de super-héros actuellement sur le marché.
Affaire de Deuil
Avec le temps, l'auteur a toutefois fini par passer la main. Sa dernière histoire en tant que capitaine officiel (avant de s'astreindre à un rôle de "consultant" dans les crédits des numéros suivants) a tout d'une apothéose finalement assez logique : dans "City at War" (Ville en Guerre), les quatre frères doivent dire adieu à Maître Splinter, qui se sacrifie pour sauver l'âme d'Oroku Saki et empêcher le retour du dragon de la légende. A partir de là, Sophie Campbell, une scénariste et dessinatrice élevée aux Tortues Ninja, et qui avait déjà envisagé à plusieurs reprises de travailler sur l'équipe avant de finalement se décider à monter à bord (jusqu'à militer ouvertement pour obtenir le poste), prend officiellement la relève. Du point de vue allégorique, il est facile de voir en quoi Campbell a réussi à se projeter dans les pages de la série TMNT en adoptant la posture de la tortue qu'elle avait participé à créer avant même de prendre les manettes : Jennika, l'héroïne au masque jaune.
Or, la réussite n'était pas forcément garantie. Pour un fan des Tortues Ninja, difficile en effet de passer après Tom Waltz et de prendre la suite de ce qui passe (avec un certain consensus - mais n'hésitez pas à en discuter dans les commentaires) pour le meilleur volume en comics, à date, sur les personnages d'Eastman et Laird. HiComics a fini par raccrocher les wagons pour remettre les compteurs à zéro, et assumer ce changement de capitainerie sous l'angle d'une porte ouverte, d'une main tendue aux éventuels nouveaux entrants. A l'instar de la version originale, TMNT Reborn : Renaissance a effectivement été ramené à une tomaison fraîche, sans ambages, avec un nouveau tome un. Sur le papier, la transition se fait en douceur. L'écriture n'a pas forcément énormément évolué, même s'il est assez intéressant de considérer la piste d'une sorte de mise en abyme de ce passage de flambeau.
Puisque si Maître Splinter est mort, son absence se ressent aussi au sens métaphorique. Splinter disparaît au moment où Waltz s'en va, et les Tortues Ninja se retrouvent donc doublement orphelines. Au milieu du chaos et des centres de City at War, Jennika, une mutante repérée par l'ancien maître, formée et entraînée par celui-ci, mais pas forcément tout à fait légitime en tant que "soeur" ou en tant que membre de l'équipe, va prendre sur elle de reformer la famille, de motiver les troupes, et de participer à la fondation d'un nouveau clan. En somme, un avatar de choix pour la nouvelle cheffe de projet, qui trouve immédiatement ses accents de sincérité en témoignant d'un amour profond pour ses personnages, d'une justesse et d'une sensibilité qui donnent immédiatement envie de prendre le train en marche. Et puis, en plus, il neige. Et la neige, c'est beau.
Ice Ice Baby
Pour entrer (enfin) dans le vif du sujet : TMNT Reborn : Renaissance est une excellente entrée en matière. Pour faciliter l'effet de porte d'entrée accessible, deux monologue explicatifs reviennent coup sur coup sur les derniers événements en date dans la ville de New York. Splinter est mort, donc, et Oroku Saki est revenu dans le bon camp après sa descente aux enfers. Karai dirige désormais le Clan Foot, même si ces deux ninjas ne sont pas encore très utiles à l'intrigue de ces nouvelles aventures. Six mois se sont écoulés depuis la bataille, et les quatre frères pansent leurs plaies. Campbell suit la feuille de route traditionnelle du repos du guerrier, une des arcanes littéraires de la saga des TMNT depuis toujours : le repos à Northampton, le contemplation des liens familiaux, les caractères différents des quatre tortues.
Mais, cette fois, quelque chose a changé. Le mutagène s'est répandu dans New York, et si les Tortues Ninja ne sont généralement que l'un des quelques groupes d'animaux anthropomorphes de la grande ville, la population des nouveaux mutants compte désormais plusieurs milliers d'individus. Face à cette prolifération de créatures, les autorités civiles de la ville ont décidé de réagir en érigeant d'épaisses murailles autour de "Mutant City", le quartier sinistré réservé aux mutants. Dans ce petit morceau de ville, Hob et ses Mutanimals règnent en maître. Le gang contrôle les rations de nourriture, joue le rôle de police locale, et entretient des relations de bons voisinages avec le Clan Foot dans un échange de bons procédés.
Après la mort de Splinter, les quatre héros ont eu du mal à rebondir. Campbell définit d'emblée les caractères individuels des frangins, avec leurs réactions isolées : Leonardo, incapable de se penser comme le leader naturel du groupe sans la présence rassurante du père, préfère bêcher un potager à Northampton. Michelangelo, le plus fragile et le plus enfantin du groupe, refuse d'affronter cette période de deuil en se recroquevillant dans un quotidien apathique. Raphael suit son raisonnement habituel en préférant s'enfermer dans la colère et la solitude, en adoptant une identité de justicier masqué à Mutant City pour venir en aide aux victime des Mutanimals. Enfin, Donnie, le plus rationnel des quatre, laisse aux uns et aux autres le temps de retomber sur leurs pattes, et de respirer, sans franchement croire à une guérison miraculeuse. Au carrefour de cette grande dissolution, Jennika aborde les choses différemment.
L'héroïne est encore la plus "récente" des Tortues Ninja, et du fait de sa nouvelle identité, ou d'un passif moins lourd à porter, celle-ci aborde encore la vie avec une certaine curiosité, un enthousiasme qui cherche la lumière au milieu des décombres. Celle-ci va alors visiter Mutant City, secourir une jeune femme menacée par les Mutanimals, et peu à peu, prendre sur elle de trouver le courage et la force de rassembler la petite équipe. Tout en composant avec un syndrome de l'imposteur assez évident face à l'union des frères, qui traversent une période de deuil bien plus personnelle. Campbell adopte les méthodes posées par Tom Waltz au travers de son propre run : la série laisse une bonne place aux personnages secondaires, à l'émotivité et à l'intime dans ces fameuses séquences de calme après la tempête.
Alopex s'est chargée d'une mission plus sociale en montant un abri pour venir en aide aux nouveaux mutants,
Sally a du mal à contenir ses troupes, et
Mona Lisa,
un personnage secouru depuis la célèbre série animée, fait ses premiers pas dans cette version du comics pour incarner la vie civile de
Mutant City. L'impression générale d'une cité en ruine fait partie des forces de l'album. La neige, une allégorie souvent utilisée dans la fiction pour symboliser l'idée d'un quotidien difficile (parce qu'associée au froid, à un passage du temps plus lent, à la solitude ou à l'isolement, mais aussi aux retrouvailles de la famille) habille les planches de
Campbell dans cette topographie qui croise l'imagerie d'un quartier sans loi en autarcie à la
Escape From New York, et celle d'un urbanisme paralysé par le drame susceptible de rappeler les plus belles pages de
Batman : No Man's Land. Un autre exemple de comics basé dans les décombres d'une métropole passé par son propre cataclysme, et où les héros reprennent peu à peu leurs droits sur les bandes rivales.
Cette impression de cassure est aussi une page blanche pour repenser le fonctionnement des Tortues Ninja, et de ce point de vue, la perspective d'une ville entière peuplée de mutants, où les héros n'auraient plus à se cacher ou à passer pour des monstres au milieu des humains, assume une virgule assez enthousiasmante dans la généalogie de la saga. Pour Campbell, l'occasion est aussi toute trouvée de s'amuser avec le dessin anthropomorphe, en donnant à chaque créature sa propre identité, son propre costume, en n'oubliant pas les règles du cool ou des bestioles sapées en punk ou en commando' des premières aventures de la série TMNT.
Larmes de Leatherhead
La force principale de l'album repose évidemment sur l'écriture de ses personnages. Campbell a parfaitement saisi la force des relations humaines tissées depuis les premiers numéros de la série, et qui fait de ce volume des Tortues Ninja une lecture solide et généreuse par-delà les combats, les versants mythologiques ou l'ampleur générale de l'action. Dans le dessin comme dans les dialogues, les quatre frères sont immédiatement touchants, pris dans leurs aspects les plus personnels. Des scènes poignantes, comme cette embrassade fraternelle entre Leo et un Mickey en larmes au milieu d'une plaine enneigée, auraient de quoi décrocher un sourire aux haïsseurs les plus féroces des TMNT. La scénariste installe cette petite constellation de moments familiaux, en se reposant sur les sourires, les regards, pour instiller cette familiarité et cet amour que projette le lectorat dans une poignée de mutants reptiliens, au demeurant, plus humains que jamais dans l'épreuve du deuil.
Un timide câlin entre Raph et Donnie, la tendresse complice et romantique de Raph et d'Alopex, l'hésitation et la désespérance de Sally face à ses troupes ramenées à leurs réflexes bestiaux, et Jennika qui garde son courage et son envie de bien faire au milieu des autres, comme un souffle d'air frais sur les habitudes conflictuelles des TMNT. Le scénario aime à ménager ses silences pour laisser la place à cette impression de personnages laissés à leurs pensées, pour de beaux effets de rythme.
Quelques petites références à Lita Ford ou à la constellation de sous-genres des mouvements musicaux du métal, une place laissée aux mignons et aux animaux de compagnie, toute une batterie de petits détails qui insufflent du coeur et du charme à cette épaisse quantité de personnages, capables de partager l'écran sans déséquilibre ou sans qu'on ressente l'impression d'être forcés à assister aux scènes ou à sourire par réflexe. Campbell s'installe avec adresse dans la saga en communiquant son amour sincère pour les créatures qu'elle manipule, en dosant chaque élément avec subtilité, à quelques variations près (il serait peut-être temps que Raph' suive un cours de gestion de la colère plutôt que de se défouler sur les potes - frérot, la guérison est à portée de main à quatre doigts).
Au global, l'album tient sa promesse de fond - à savoir, comment faire les Tortues Ninja sans Maître Splinter pour les guider. Comment aider les frangins à passer au stade de la maturité, à présent que la rivalité entre les clans Hamato et Oroku a été enterrée (du moins, pour la génération des parents). Comment progresser lentement vers l'âge adulte. Campbell trouve toute une série de réponses intéressantes à cette équation : la famille, le rôle de leaders que pourraient prendre les TMNT dans un monde peuplé de mutants (où elles profitent naturellement d'une certaine expérience pour guider les nouveaux, compte tenu de leur histoire personnelle), la transmission des valeurs du père et des arts ancestraux induite par leur héritage en tant que derniers vestiges d'une discipline martiale ancestrale dans le présent, etc. Aussi, les Tortues Ninja vont peu à peu devenir les grand frères de Mutant City. Le fruit d'un travail de très longue haleine, parfaitement cohérent avec le travail de Waltz, et parfaitement structuré dans le schéma narratif de la mort du mentor.
Si on voulait suivre cette idée de la mise en abyme de Campbell dans la peau reptilienne de Jennika, il ne serait pas inintéressant de se dire que la tortue, qui fédère les autres malgré son statut de petite nouvelle, aurait aussi des choses à apporter en tant que première figure féminine du groupe et soeur officielle validée par les quatre autres. Une perspective assez inédite.
Et si l'héroïne au masque jaune a bien été créée par la dessinatrice (
jusqu'à son design définitif), on peut immédiatement sentir dans les pages comment sa mascotte fétiche ressent la pression d'évoluer dans un monde sans l'assistance et la gouvernance de
Maître Splinter - jusqu'au moment où il faudra bien commencer à avancer sur lui. Une belle perspective pour les années à venir, en sortie d'un tome qui met les bons éléments aux bons endroits, sans opérer de cassure nette dans le style, mais en acceptant l'idée de cette page qui se tourne. Et à la fin, la neige a fondu.
TMNT Reborn : Renaissance (ou "tome 1") remplit toutes ses promesses. Quête de la maturité dans un volume déjà pensé comme une relecture en profondeur des Tortues Ninja, plus ouvertement perméables à un lectorat de trentenaires et pris avec des enjeux plus sombres, plus réfléchis ou plus séries que certains autres volumes (on a dit "certains autres", pas besoin de commencer à tailler du bois pour venir foutre le feu à la rédac' - on pense à vous, les fans de la série Archie Comics), celui-ci marque aussi l'installation d'une nouvelle capitaine à la barre. Sophie Campbell prouve en quelques numéros sa compréhension des personnages, de l'univers, du rythme et du "style TMNT", en insérant ce qu'il faut de fraîcheur avec ce nouveau statu quo et cet esprit de famille assemblée autour de l'envie de bien faire. Un début qui respire l'humilité à deux étages, et l'amour des Tortues Ninja. Les éditions IDW Publishing (et leur parabole francophone de notre côté de l'Atlantique) ont encore une fois eu le nez creux : la bonne période pour être fan des TMNT a encore de beaux jours devant elle, et avec cette capacité à se renouveler, les personnages d'Eastman et Laird semblent encore une fois entre de bonnes mains. Hey. C'est quoi déjà, le cri des ninja ?