Bienvenue dans un nouveau numéro de la chronique des "critiques express". A intervalles réguliers, la rédaction vous propose de courtes reviews sur des numéros de comics VO sortis récemment. L'idée est de pouvoir à la fois vous proposer une analyse des sorties attendues du côté des éditeurs mainstream et indé', parler également de runs sur la durée, et essayer de piquer votre curiosité sur quelques titres moins en vue. En somme, tout simplement de mettre en avant le médium comics dans nos colonnes autrement que par le prisme pur de l'article d'actualités.
Au programme de cette semaine, avec un ensemble de textes ici rédigés par Corentin, nous revenons sur plusieurs lancements de nouvelles séries, du côté de Marvel comme de DC Comics, ainsi que celui d'un titre indé' qui était très attendu par ici, le retour de Joe Casey sur l'univers de Butcher Baker. Comme l'espace commentaires de notre site est toujours cassé, n'hésitez pas à soutenir sur les réseaux sociaux ce type d'articles, et de nous y indiquer quelles ont été vos dernières lectures !
Dans la famille des titres publiés sous pavillon DC Black Label, l’artiste brésilien Rafael Grampa s’est essayé, à son tour, à l’indispensable rite de passage : donner son point de vue, sa lecture définitive de la chauve-souris, dépouillée de toute compagnie superflue et dans le flottement des premières années du héros. Cette tradition propre au monde des comics obsède les grands noms du milieu depuis la sortie de Batman : Year One, il y aura bientôt quarante ans. Qu’il s’agisse de muscler le mythe en multipliant les vilains et les gadgets (comme Scott Snyder), de rapatrier Bruce Wayne dans ses propres obsessions (comme Jeff Lemire) ou d’aller étudier à la loupe un élément précis de la psychologie du chevalier des ombres sous un angle plus ou moins inédit (Mattson Tomlin), Batman a l’avantage du nombre. Tout le monde veut faire du Batman. Et donc, tout le monde en fait. C’est mathématique.
Et puisqu’il s’agit d’un projet de dessinateur, au premier degré, le graphisme est évidemment le facteur clé dans cette BD qui, en d’autres mains, n’aurait sans doute pas généré le même degré d’attention. Couleurs, costumes, designs, influences piochées dans cette école du comics alternatif de la fin des années quatre-vingt dix et du début des années deux mille, où les rondeurs croisent les élongations. Une sorte d’école artistique de l’anamorphose et de l’encrage épais dans laquelle viendrait aussi s’inscrire le Tradd Moore des débuts. Tout le monde ne sera pas fan (c’est le principe des propositions tranchées), et si l’idée d’installer l’histoire pendant le “Year-Two” de Batman à Gotham City a aussi l’inconvénient d’évoquer (encore) la proximité avec le film The Batman, ce premier numéro reste solide, convainquant, et la preuve sempiternelle de l’intérêt du DC Black Label pour la production de ce genre de projets ambitieux et qui aident les héros de comics à sortir de leur case de divertissement mensuels et explosifs, façon soap opéra à gros budget. A refaire.
Pour Grampa, élève appliqué de l’école Paul Pope, et proche de Frank Miller, l’option de la plongée an apnée dans le cerveau du vengeur masqué a (visiblement) été le facteur déterminant du projet Gargoyle of Gotham. L’auteur emprunte à d’autres les matériaux de ce nouvel édifice : cette fois, l’idée d’un Batman qui renoncerait à son rôle civil de Bruce Wayne pour se consacrer exclusivement à son action de justicier vient s’instiller dans le mythe classique. Pas franchement une nouveauté (et on peut même se demander à quel point la sortie du film The Batman de Matt Reeves a pu amorcer cette réflexion, déjà entretenue par d’autres, mais popularisée récemment pour le grand public). Le principe méritera d’être exploré d’ici les prochains numéros. A part ça, l’artiste compose une Gotham dense, poisseuse, dans une bonne ambiance et avec de superbes environnements. Jim Gordon retrouve son fidèle paquet de clopes, l’intrigue part sur une proposition d’enquête classique, avec une atmosphère de meurtrier psychopathe sorti d’un conte grinçant. Quelques scènes sont portés par les silences, ou les impressions de bruits stridents. C’est réussi, et un titre de plus à ajouter la pile des “Year Two”, ces projets situés après l’apparition de Batman, mais avant les Robin, quand le héros a plus vocation à jouer les détectives, à se frotter à la mafia et à des tueurs en séries plus qu’à des braqueurs de banque ou à sa galerie de vilains habituelle.
Et en effet, pour l’heure, la nouveauté passe surtout par la création d’un nouvel adversaire, intrigant. Celui-ci pioche son gimmick dans les dessins animés d’autrefois, dans une esthétique qui évoque l’âge d’or de l’animation du début du XXe siècle, et les cartoons violents à la Tom & Jerry. Une sorte d’analogue des passages morbides du Pim & Francie d’Al Columbia, ou de Squeak the Mouse (ou Itchy & Scratchy), par ’utilisation de ces dessin animés sur cellulose qui charge le personnage d’une atmosphère particulière, proche du Joker. Cette méthode (formidable) d’emprunt à des codes plus naïfs et enfantins pour construire un vilain né du traumatisme, en installant l’idée d’une fiction dans la fiction, fait partie des forces des personnages de Gotham City - comme Bruce Wayne avec Zorro ou le Fantôme Gris, ou Joker avec Mr Smiles. Elle permet aussi à la ville de continuer à opérer dans cette zone hors du temps, perpétuellement ramenée à son statut de mythe ancien où le moindre élément artistique a accouché de son propre monstre, perché quelque part au carrefour de cette folie obsessionnelle. On apprécie. Pour l’instant.
Après le lancement (décevant) du Pingouin de Tom King, et l’impression de voir un scénariste commencer à se cogner contre son propre arsenal de gadgets narratifs, mécaniques et un peu usés au bout de toutes ces années, difficile de dire que cette série Wonder Woman n’était pas attendue comme un tournant conséquent. D’abord, parce que King revient faire de la série régulière après avoir opéré au sein de son propre petit cercle de créations (dans le Black Label, mais pas que), et surtout parce que ce projet permet à l’auteur de développer un propos actuel sur le traitement de l’immigration aux Etats-Unis au sortir de la période Trump. Mieux encore, puisque les Amazones de Themyscira servent ici de moteur allégorique aux migrants en question. King peut donc mélanger un propos sur la peur des populations nord-américaines face aux flux de populations venues du sud de la frontière, et de parler, en grosses lettres, de sexisme. En grosses lettres ? En grosses lettres.
Cette partie là du texte reste assez sommaire pour le moment, mais les indices sont là. L’histoire suit comment, après un massacre de masse perpétré par une Amazone dans un bar des Etats-Unis, l’opinion publique et les politiciens s’emballent au point de faire passer une loi d’extradition générale pour toutes les ressortissantes de Themyscira installées dans le pays. Sarge Steel, un vieux personnage du catalogue DC Comics (Charlton) est placé à la tête d’une force d’intervention chargée d’arrêter les Amazones concernées. Ou de les tuer, si celles-ci résistent. Tom King manie cette partie avec adresse, en développant une parabole intelligente sur la façon dont le discours médiatique s’empare de ce genre d’affaires meurtrières, en reprenant trait pour trait les déclarations des politiciens conservateurs lors de ce genre de coups de force organisés contre l’immigration, et fait de Steel un agent de l’état à la volonté de fer (“haha”, merci ! C’est gentil !). La scène où les forces spéciales se rendent au domicile d’une Amazone installée aux Etats-Unis depuis quelques années a quelque chose de glaçant, dans son réalisme froid et dont l’arsenal législatif peut effectivement avoir un impact sur la vie d’individus menant une existence paisible au sein de la société.
D’autres moments sont plus lourds, ou plus faciles. Lorsque Steel s’adresse à Wonder Woman, par exemple, en cochant toutes les cases d’un discours paternaliste qui appuie bien sur le mépris du militaire envers la femme qui lui fait face. Le procédé n’est pas problématique en soi, mais King a simplement tendance à charger la mule au point de perdre la force du sous-texte. La fin du numéro est aussi très inattendue, et aurait tendance à minimiser l’impact de ce propos politique, dans un titre qui assume dès ses dernières pages de basculer dans une autre réalité, plus loufoque, que celle des Etats-Unis du présent. Et c’est dommage, dans la mesure où tout le reste tenait plutôt bien debout jusque là.
Mais, dans l’ensemble, cette entrée en matière fonctionne bien. On ressent un véritable sentiment d’urgence, de drame, dans ces planches qui décrivent une bascule grave, proche de nous, et qui posent avec assez d’adresse l’idée d’un pays tout entier prêt à basculer dans la haine de l’autre suite à un événement traumatisant. Si on pourrait se passer de l’inévitable narration (même si là-encore, King nous a habitués à pire - et ici, les blocs de texte servent à poser le contexte, et pas seulement à remplir de l’espace vide), ou espérer un Daniel Sempere plus original sur le design des Amazones toutes logées à la même enseigne au point de porter les mêmes fringues et d’être taillées sur le même critère morphologique, le numéro est bien construit et l’artiste sait comment dessiner une Diana qui évoque immédiatement la force, la bonté et la détermination. L’éditeur a su mettre les bonnes pièces aux bons endroits avec ce nouveau projet, reste seulement à espérer que le réalisme ne sera pas sacrifié au profit d’une résolution trop simple.
- Vous pouvez commander Wonder Woman #1 à ce lien !
Voilà, c’est reparti. Cette fois, Marvel n’a pas perdu de temps : la série Daredevil de Chip Zdarsky s’est achevée au mois d’août, et quelques semaines plus tard, le héros était ramené au numéro #1 dans un nouveau projet confié à Saladin Ahmed et Aaron Kuder. Une lecture pas forcément mauvaise, avec même quelques qualités (le travail du dessinateur sur la profondeur, les scènes de possession agréables avec un effet monstrueux dans la représentation du démon qui prend le contrôle d’Elektra), une proposition inédite et originale (Matt Murdock rentre dans les ordres et devient prêtre pour s’occuper de jeunes enfants - allez y, faites vos blagues, qu’on s’en débarrasse), et l’ouverture d’une sorte de croisade chrétienne pour le héros aux cornes de diable ramené à son motif de la foi, des anges et des démons. Pourquoi pas. Ca change des ninjas.
Après son sacrifice, et un court voyage aux enfers, Matt Murdock est de retour à New York. Et cette fois, plus question d’endosser le costume de Daredevil. Après sa résurrection, le héros a trouvé la foi. Pour de bon. Le titre de Diable de Hell’s Kitchen a été confié à la femme de sa vie, Elektra, pour laisser le héros se concentrer sur une mission sociale : plutôt que de prêcher la bonne parole, Murdock se focalise sur le sauvetage d’enfants abandonnés, battus ou orphelins. Bien sûr, tout ceci ne va pas durer très longtemps. La mécanique des comics (et leur format d’histoires contenues dans des numéros de trente pages) impose au scénariste de briser très vite ce principe du héros qui a décidé de raccrocher les gants, et de passer par-dessus les étapes chapitrées d’un retour progressif pour balancer la sauce dès la fin du premier numéro. Surpris ? La série s’appelle “Daredevil”, vous remarquerez. Il était assez peu probable que Matt se contente de donner la messe et de remplir des formulaires pour placer les mômes dans des familles d’accueil.
Graphiquement, le titre fonctionne grâce aux scènes d’action et aux éclairages nocturnes, pour installer cette idée de série à démons, façon Hellblazer ou Shadowman. Les dessins sont en revanche plus faibles sur les humains normaux (avec des visages à la John Romita Jr.) et les scènes de jour, alourdis par des éclairages parfois criards et quelques fonds un peu vides. Également, ce Matt Murdock en costume de prêtre trop tendance à mitrailler les slogans d’usage (avec beaucoup, beaucoup de “my god”, “my lord”, “protect me lord”) au point qu’on a l’impression de ne pas vraiment reconnaître Daredevil dans cette nouvelle caractérisation. Et c’est un peu le problème : tout ce qui s’est passé ces dernières années, tout le travail de sape de Zdarsky visant à digérer certains des volumes précédents pour pousser Murdock dans une autre direction, cette impression d’un héros vétéran enfin prêt à accomplir son destin, tout ceci a disparu. Comme à chaque relance de Spider-Man, ou à chaque fois qu’on se débarrasse d’un run un peu encombrant pour créer une nouvelle porte d’entrée, en essayant au maximum de ne pas refaire ce qui a déjà été fait.
Alors, bien sûr : c’est la règle. Il n’existe pas de conclusion définitive en comics, et Marvel refusera toujours de tuer ses héros populaires (ou pas que, d’ailleurs, ses personnages en général) au profit d’une fin qui fonctionne. Seulement, voilà. Il n’y a même pas deux ans, Matt décidait de quitter Hell’s Kitchen pour partir avec Elektra. Il n’y a même pas un mois, Matt décidait de se sacrifier et faisait ses adieux à son ancienne vie. Et là, déjà, sans prendre le temps de digérer ou de considérer l’ampleur de ce qui nous a été présenté, le lecteur est censé se réembarquer dans une nouvelle aventure, complètement déconnectée des enjeux présentés lors des deux volumes précédents, d’accepter que tout a été remis à plat, et que Saladin Ahmed a juste cherché une nouvelle façon de raconter le héros pour se dégager du problème ? En prenant ce dont il avait besoin dans la continuité, et pour aller du côté des démons, d’un Daredevil-Exorciste, sans le Kingpin, sans ninjas, sans rebondir sur toute cette relation formée autour d’Elektra ? Pas simple. Et difficile à encaisser, dans la mesure où la Maison des Idées laisse de moins en moins de repos à ses héros au point de même plus faire cet effort au sortir des très bons runs. Alors, oui, le titre n’a pas l’air si mal, mais pas renversant non plus. Or, après toutes ces années, le lectorat est peut-être en droit d’espérer mieux, plutôt que de juste avoir quelque chose d’assez proche, mais d’un peu différent. C’est comme ça qu’on lasse.
- Vous pouvez commander Daredevil #1 à ce lien !
En voilà une, d’entrée en matière. Vous pardonnerez l’affluence de super-héros dans cette reprise des critiques express, mais voilà : le format a été lancé en pleine rentrée des comics, et aux Etats-Unis, DC et Marvel ont mis le paquet sur le gros des personnages vedettes. Certaines introductions étaient même plutôt sympathiques, mais force est de le dire : malgré le poids des années, Joe Michael Straczynski est encore en tête de peloton. La nouvelle série Captain America, confiée à cette pointure de l’industrie, en compagnie de l’artiste Jesus Saiz, se présente comme une belle séquence de retrouvailles avec l’une des anciennes vedettes de la Maison des Idées. Le titre est immédiatement efficace, en allant à l’essentiel, pour aller chercher dans l’humanité de Steve Rogers, explorer quelques unes des dernières zones grises, rendre le héros à la rue et à son passé. C’est bien, ça va vite. Et c’est neuf.
JMS avait prévenu : l’objectif de la nouvelle série Captain America était de remonter en arrière. Longtemps en arrière. A savoir, dans la jeunesse du héros, avant que celui-ci ne devienne le Super Soldat. Un passage de la vie de Rogers que beaucoup de scénaristes ont tendance à négliger, et qui sert ici de base fondamentale à ce nouveau projet - dans la mesure où l’objectif est plus de parler de Steve que de Cap, du moins, à première vue. On ramène le héros à sa famille, au souvenir de sa mère, morte quelques années avant l’expérience qui fera de lui le premier super-héros officiel de la maison Marvel. On explique aussi que le garçon a dû vagabonder, vivre dans la rue, compter les centimes, sauter les repas… Un lien fort avec un présent dans lequel Steve est aussi devenu propriétaire de son immeuble, pour éviter que ses voisins ne soient expropriés. Straczynski bifurque entre des scènes quotidiennes, bienveillantes, avec une économie de moyen et un sens du dialogue efficace, un humour subtile et quelques instants de franche sensibilité, et une vie de super-héros prise au second degré, comme le quotidien d’un travail de jour. Le texte insiste aussi (beaucoup) sur l’importance des grands commencements, dans les histoires, dans les rencontres, dans la vraie vie. Une petite mélancolie, doublée d’une mise en abyme pour cet éternel retour au départ, qui cherche des nouveautés dans un mythe solidifié.
Là-encore, toute cette partie vécue au présent n’est pas forcément originale - mais, c’est l’adresse générale et la maîtrise de cet ensemble qui frappent. Pas de fausse note, pas de déchets dans les dialogues, même le vilain a quelque chose d’intrigant dans son aspect professionnel, direct, coordonné et sarcastique. Et la page de conclusion ouvre sur un propos qui intéresse forcément JMS, auteur engagé contre la montée des idéaux néo-fascistes aux Etats-Unis, dans la mesure où Captain America arrive (dans l’histoire vraie) avant que le pays n’entre en guerre avec l’Allemagne nazie. A l’époque où il existait un mouvement de sympathie envers les idéaux du Reich chez les Américains du Nord… et ces “origines” aux origines de Steve Rogers permettent à l’auteur de venir se frotter au sujet. De loin, mais la piste semble forcément prometteuse.
Jesus Saiz répond parfaitement à la demande du script, en composant un Captain America ancré dans le réel, des scènes de vie à New York sans effets de superflu, tout en affichant une belle maîtrise de scènes plus “classiques” dans le paysage du super-héros (oserait-on dire : à la Kirby). Le regard sincère et la carrure rassurante de Steve Rogers rendent superbement dans ce script qui cherche à retrouver le gamin de Brooklyn derrière l’icône patriote. Sans temps morts dans les découpages, avec un scénariste qui sait faire confiance à son dessinateur pour ménager les moments de silence, ou l’émotivité générale. Et, comme Alex Ross récemment sur le Fantastic Four : Full Circle, un respect pour les costumes classiques et l’envie de rendre crédible ces designs d’autrefois. C’est bien. C’est cool. Vivement la suite.
- Vous pouvez commander Captain America #1 à ce lien !
Pas forcément une nouveauté, plutôt une suite directe, dans la mesure où Joshua Williamson s’est occupé de Damian Wayne pendant ces quelques dernières années, la nouvelle série Batman & Robin se charge de ramener le jeune homme sous la tutelle de son père. Le retour d’un titre très apprécié, que ce soit pour la période Grant Morrison, ou pendant les New 52, à l’époque de Peter J. Tomasi. La relation entre les deux personnages a ses fans, dans la mesure où Damian est le premier des Robin à pouvoir revendiquer officiellement le nom de Wayne - et parce que le lectorat a vu le jeune homme grandir, passant de simple petit assassin arrogant à justicier en bonne et due forme, grand pote de Jonathan Kent, fier maître de Titus et du chat Pennyworth, et au global, un bon fils pour Batman. Lequel aura longtemps eu du mal à appréhender son rôle de paternel. Enfin, père et fils se retrouvent, mais la vie de famille ne s’annonce pas assez facile.
D’abord, parce que Damian a grandi, et que son “grand-père”, Alfred, n’est plus de la partie. Au scénario, Joshua Williamson a très bien compris l’impact qu’a eu le majordome de la famille Wayne sur l’éducation du jeune homme (et dans la catégorie fanservice facile, on a beau être critiques, voir Robin se préparer son thé à l’anglaise a quelque chose de touchant). Aussi, Bruce Wayne se retrouve cantonné à un rôle de père célibataire, pendant que sa fiancée (ou son ex ?) se retrouve obligée de… mener les familles mafieuses de Gotham City. En somme, un homme d’âge mûr projeté dans la parentalité d’un gamin déjà très autonome, comme s’il l’avait retrouvé quelques années après un divorce. L’allégorie est plutôt marrante, et on remarque d’emblée que Batman et Robin ont encore leur complicité de duo père-fils, leur affection mutuelle et sincère, ce qui va certainement former le coeur de la série dans les numéros à venir. Sauf que, Damian est devenu ado’, et traverse la crise habituelle de cette période de la vie, à la recherche d’autonomie, et avec un peu plus de difficultés à exprimer ses sentiments profonds ou son amour pour le papa. Ils grandissent si vite. Vous verrez.
En dehors de ça, l’introduction reste assez sommaire et fonctionnelle. On bifurque ensuite vers une intrigue plutôt automatique (à base de vilains animaliers, des têtes connues de la ville : Croc, Man-Bat, le Terrible Trio…) pour le moment, et on imagine que les prochains numéros enchaîneront les aventures en parallèle de l’angle familial, plus essentiel. L’intérêt principal va donc être cet aspect soap opéra (comme dans la dernière série Batman & Robin), et le dessin. Là-dessus, DC Comics prouve encore une fois l’effort investi dans l’année “Dawn of DC” avec un Simone Di Meo en poste comme argument de vente principal au projet. L’artiste italien restitue sa superbe patte d’or, de rose et de bleu dans les premières pages, avec ce même goût pour le dynamisme, les personnages projetés vers l’avant, les effets d’éclairage numérique et un rendu généralement tourné vers l’animation ou le visual novel. Des cases renversées, un découpage qui cherche le mouvement permanent dans l’action et l’émotivité des visages dans les scènes plus calmes, tout est superbe et bien ciselé, pour peu qu’on adhère à cette version “yassifiée” et sensible de l’univers DC Comics qui évoque le manga tranche de vie, avec un Bruce Wayne atiffé comme un playboy de magazine.
En somme, une entrée en matière qui ne surprend pas, mais qui fonctionne pour celles et ceux qui souhaitaient retrouver l’esprit de feuilleton familial de la période Tomasi. Sauf que, bien sûr, Damian n’est plus un enfant. La magie et la poésie de cette période de la vie, peut-être plus universelle dans ce qu’elle a de touchant que l’adolescence et son cortège de nuances et de complexités, sont désormais à ranger au passé. Batman et Robin sont toujours proches, toujours potes, toujours père et fils, et si Williamson tire les bons enseignements de son copain Tom Taylor sur Nightwing, on ne doute pas que le titre comprendra son lot de monologues touchants et sincères - mais, une page s’est tout de même tournée pour de bon. Au moins, DC Comics a eu l’intelligence de ne pas imposer à Damian le rythme de croissance de Jonathan Kent. Et placé un bon artiste sur les planches. A voir, maintenant, pour la qualité de l’écriture sur le temps long.
- Vous pouvez commander Batman & Robin #1 à ce lien !
Pour toutes celles et ceux qui ne connaissent pas l'œuvre de Joe Casey, il est important de comprendre plusieurs choses. D'abord, le scénariste a longtemps été intéressé par l'idée de faire du super-héros autrement - et s'il a bien travaillé pour DC Comics et Marvel, son rapport aux figures costumées à plus à voir avec une recherche permanente de l'expérience interdite. Casey aurait sans doute aimer pousser le registre des héros en collants vers de nouveaux horizons, comme Mark Waid, ou peut-être aussi comme Tom King. Cependant, le poids du temps, et une évolution dans son rapport avec certains de ses anciens employeurs (en particulier ceux de la Maison des Idées - le scénariste n'a pas forcément bien vécu la façon dont le personnage d'America Chavez, qu'il avait inventé, a fini par être monétisée chez Marvel Studios) ont poussé ces réflexions plus loin. Dans The Bounce, ou dans Sex, Casey pose une question à l'industrie des comics - en la regardant dans le blanc des yeux. Et s'il n'y avait pas une fin à l'exercice du super-héros ? Et si le scénariste mature ne devait pas, obligatoirement, finir par se désintéresser de ces figures pour devenir un auteur accompli ?
Cette question se manifeste, encore une fois, dans les pages de Junior Baker. Une nouvelle série qui fonctionne comme une sorte de suite directe à une autre de ses créations : Butcher Baker : The Righteous Maker. Ce titre, sorti il y a plus de dix ans, fonctionnait comme une parodie des héros patriotes à la Captain America. Un justicier né d'un programme de super-soldat, porté sur les cigares, la bouteille et le sexe, dégommait des super-méchants à bord d'un camion aux couleurs du drapeau des Etats-Unis. L'esprit de ce titre était ouvertement loufoque, avec des renvois à l'histoire éditoriale de Marvel, et un côté punk et rock'n roll délirant et tout à fait assumé. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la série Butcher Baker a été éditée en France dans les murs du Label 619, encore hébergé à l'époque chez Ankama. Le projet pouvait légitimement se rapprocher de l'esprit Mutafukaz : une comédie d'action musclée assise sur un discours goguenard contre la mentalité conservatrice et les idéaux militariste des Etats-Unis.
Quelques années plus tard, Joe Casey décide donc de faire suite à la parodie - dans un titre autrement plus sérieux. Junior Baker : The Righteous Faker entretient bien un lien avec Butcher Baker, dans la mesure où le héros de cette nouvelle aventure se trouve être (à première vue) le fils bâtard du justicier. Mais les objectifs sont, cette fois, très différents. Junior Baker est une série sérieuse, un polar, ou un thriller, qui aurait plus à voir avec les créations sous psychotropes de la première génération des comics Vertigo. Des pages en peintures qui reprennent les effets psychédéliques et les distorsions de Dave McKean, un sentiment général de monde à l'abandon, au bord de la ruine, un dialogue intérieur marqué pour un héros qui commence à douter de sa propre réalité - en somme, le reflet inversé de Butcher Baker, sans la moindre touche d'humour, et surtout, sans le moindre super-héros. Un projet déjà intéressant dans la forme, comme si une série loufoque à la The Tick aurait accouchée d'un Enigma par Milligan et Fegredo.
Alors, de quoi ça parle ? Daniel Baker (ou "Dizzie Baker") est un journaliste de terrain, à la solde d'un site d'info-divertissement à la Buzzfeed. Sauf que celui-ci prend son travail au sérieux. Dernier survivant d'une école de reporter des rues, le héros se lance sur plusieurs pistes, plusieurs enquêtes, à la recherche d'une légende urbaine (une secte de terroristes qui cherchent à remettre l'humanité dans le droit chemin en utilisant la peur comme moyen de pression). Il est aussi frappé de visions surnaturelles, et ne comprend pas s'il est simplement en train de perdre la tête, ou s'il ne serait pas au centre de quelque chose de plus grand, d'un destin cosmique particulier. Dans le monde de Junior Baker, les super-héros ont disparu - dans une allégorie sur le présent, qui explique en filigrane que l'espèce humaine a fini par renoncer à l'idée du bien et du mal, que les gens construisent leur propre rapport à la réalité jusqu'à s'inventer des ennemis imaginaires depuis qu'il n'existe plus de véritable "méchant" à pointer du doigt. Un propos assez explicite sur le rapport de Joe Casey à l'état des Etats-Unis dans le présent, complété par un regard dédaigneux sur la culture des super-héros, devenus obsolètes dans un monde complexe.
Cette partie du propos (encore assez flou au global - et alourdi par une envie de rendre l'ensemble brumeux et discontinu au point de ne pas être très clair à la première lecture) inscrit Junior Baker dans une continuité précise. Casey continue son travail de déconstruction de la matière super-héros, avec ce héros qui serait le fils d'un surhomme, mais que l'on renvoie à des thèmes très humains, très quotidiens, à des problèmes de santé mentale, à une femme enceinte, à un boulot alimentaire, et à un sentiment de confusion. Daniel Baker a perdu ses repères dans une société en plein effondrement, ce n'est pas non plus un grand bagarreur, ni un héros particulièrement vertueux. En somme, pour le scénariste, une parabole très personnelle sur sa propre situation - dans la mesure où lui-même cherche son humain dans une industrie qui reste obnubilée par l'idée que les justiciers représentent encore l'avenir, alors que, de son point de vue d'auteur affranchi, leur mécanique n'est plus à même de répondre aux enjeux du présent. Là-dessus, et pour l'atmosphère généralement morose, lugubre et surréaliste du titre, on pourrait voir Junior Baker comme le troisième chapitre d'une saga entamée avec The Bounce, par un scénariste qui n'a finalement pas encore terminé ses expériences de savant fou.
Mais, s'il y aurait encore beaucoup d'autres choses à dire (en particulier sur les planches de Ryan Quackenbush, vraiment très intéressantes et chargées de sens à décoder), il faudra encore attendre la suite avant de comprendre où Joe Casey compte nous emmener. Pour l'heure, l'entrée en matière est efficace, pour cette niche de lecteurs et de lectrices fans de Kid Eternity, de Black Orchid, ou peut-être même de Daredevil : End of Days. Un polar solide qui repose presque exclusivement sur la construction d'une ambiance générale, d'un sentiment de fin du monde latent, et de cette recherche de la vérité à travers une brume épaisse et peuplée de visions, de secrets, de distorsions dans la matière du réel. En somme, une très bonne lecture pour le moment, et une façon vraiment captivante de rebondir sur un petit projet en forme de gag délirant, dans le cadre d'une carrière passée à battre en brèche les certitudes de l'industrie sur l'utilité des vengeurs masqués en capes et collants. Le titre ne plaira pas à tout le monde, mais on apprécie tout de même de retrouver cet auteur compétent, avec encore pas mal de choses à dire sur le rapport au monde dans un environnement contemporain.
- Vous pouvez commander Junior Baker #1 à ce lien !