A nouvelle année, nouvelle rubrique ! A l'instar des critiques express VO que nous avons démarré - ou repris - depuis la rentrée dernière, nous mettons en place ce format du Cahier Critique VF à partir de 2024. Le but est similaire à celui de notre chronique dédiée à la VO : attirer votre attention sur des titres sortis plus ou moins récemment et en proposer une critique réfléchie dans un format (plus ou moins court) afin de revenir sur des sorties en mainstream ou en indé'.
Nous inclurons également dans ce Cahier Critique quelques bande dessinées dont nous souhaitons également parler parce qu'elle nous plaisent et qu'elles collent à l'esprit pop de l'art séquentiel que nous souhaitons mettre en avant (comme les titres du Label 619 ou le Yojimbot de Sylvain Repos, ou de prochaines créations originales de Kinaye ou Komics Initiative). L'idée : mettre la bande dessinée en avant. Nous espérons que ce rendez-vous régulier vous plaira !
A force de parcourir nos colonnes ou de nous écouter dans nos podcasts (que ce soit ici avant, ou sur First Print maintenant), vous avez dû remarquer que certains artistes nous obsèdent inlassablement, et qu'ils ont souvent comme point commun d'être des descendants/héritiers/cousins (choisissez le terme que vous préférez) des monstres du détail et du découpage que sont Geoff Darrow et Frank Quitely. James Stokoe, comme Daniel Warren Johnson ou James Harren sont également dans ces rangs, et la sortie l'an passé de la VF d'Orphan et les Cinq Bêtes était un moment important pour l'ensemble du milieu, même si à l'évidence ce constat n'aura pas dépassé les sphères de médias BD plus généralistes. Tant pis pour eux : ils ne savent pas à côté de quoi ils passent, alors que vous, vous serez dans le secret, et vous en serez bien plus heureux.
La guerrière Orphan Mo part, sur la demande de son maître d'armes, à la recherche de cinq anciens disciples de ce dernier qui ont profité des enseignements dispensés pour asseoir leur tyrannie sur le reste de la région. Chaque rencontre doit donner lieu à un affrontement à la violence outrancière, démesurée, et le premier tome nous permet d'assister à une première partie de cette quête qu'on pourrait très bien assimiler à une mode boss rush de jeu vidéo. Considérez qu'on ne vient pas lire Orphan pour la profondeur de son scénario, quoique le lore de cet univers est assez développé et intrigant en soi. Non, on s'intéresse à Orphan pour la promesse de la prouesse graphique qui attend le lecteur, pour le trait de James Stokoe, sa générosité visuelle hallucinante et les moments d'anthologie qui parcourent tout l'album. La lecture peut se faire d'une traite, on revient à Orphan pour contempler la maîtrise de son artiste sur toutes les planches - d'abord celles les plus spectaculaires, puis le reste puisque Stokoe applique le même soin aux combats qu'aux moments plus reposants.
Partant d'un schéma narratif assez simple, Orphan et les Cinq Bêtes convoque toutes sortes d'imaginaires pour divertir son public, et surtout pour se faire plaisir. Dans une esthétique qui fait honneur aux cultures orientales, se mêlent des soldats aux armures hyper stylisées, et à l'allure déroutante, à des créatures repoussantes qui évoquent plutôt du body horror à la Cronengerg. Le tout avec des touches d'humour absurdes façon Crazy Kung-Fu de Stephen Chow (à qui Orphan doit forcément être une forme d'hommage). Un gros fourre-tout qui pourrait être écoeurant s'il n'y avait pas derrière la générosité une vraie leçon de dessin, de mise en scène, un cocktail d'émotions on ne peut plus réjouissant, et un sens du spectacle qui vient rappeler tout ce dont est capable l'art séquentiel, et qu'aucune autre forme d'art aussi maîtrisée soit elle ne peut espérer toiser. On pardonnera même à Stokoe de ne pas avoir assez avancé sur le titre pour permettre à la suite d'arriver rapidement : en tant que tel, l'histoire a beau être incomplète à l'heure actuelle, il serait criminel de ne pas se jeter sur Orphan tant la lecture à du plaisir à donner.
On manque parfois de mots quand le seul ressenti à exprimer se résume à "c'est bien, c'est bien, c'est bien" et qu'il n'y a pas besoin d'en écrire plus, au risque de vouloir trop rationaliser ce qui tient d'un pur plaisir viscéral. Orphan et les Cinq Bêtes est un pur bijou jubilatoire pour qui aime l'action démesurée, la violence gore et l'imaginaire généreux. Bien sûr que la suite se fera plus qu'attendre, mais d'ici là, vous avez de quoi passer un pur moment de lecture, et on n'aura de cesse de vous le rappeler.
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Dans l’histoire de la BD produite depuis les Etats-Unis, le genre des “romance comics” passe encore pour une curieuse anomalie. Phénomène associé à une époque, à un marché, cette production passablement romantique et tournée vers un lectorat féminin (selon les moeurs de cette période) a essentiellement survécu à travers les toiles de l’artiste Roy Lichtenstein. Puisque si le comics américain a souvent eu tendance à regarder vers l’arrière, pour commenter ou digérer sa propre histoire (Multiversity, Watchmen, Planetary, etc), les artistes ont généralement eu tendance à sauter par-dessus cette période, au cours de laquelle le super-héros n’était plus le genre dominant à échelle industrielle, à l’exception de quelques clins d’oeils (Promethea, Hawkeye, quelques couvertures chez Marvel… etc).
De son côté, Tom King, en profitant de la pandémie pour rentabiliser cette avalanche d’heures creuses, a décidé de se replonger dans cette petite production. Le scénariste s’est rapidement aperçu que, comme les comics de l’âge d’or ou de l’âge d’argent, les “romance comics” fonctionnaient sur un schéma mathématique, répétitif, et très ordonné. Or, en bon élève d’Alan Moore, King a suivi le raisonnement habituel des séries pensées en renversement des structures figées : s’il existe un modèle, on peut le déformer, le contourner, le critiquer. Jusqu’à aller vers l’astuce classique - la fameuse rupture de réalité. Le contre-coup préféré des auteurs, quand un cadre fixe et poussiéreux devient une sorte de prison, un labyrinthe, à mesure que les personnages commencent à réaliser leur propre condition d’êtres de fiction. Pensez à Animal Man, à Enigma, à Miracleman, etc.
King va pousser ce principe dans l’excellente série Love Everlasting, illustrée par la talentueuse Elsa Charretier. L’histoire d’une jeune femme, Joan Peterson, qui va passer… à travers la machine à laver du format “romance comics”, en épousant à chaque fois le schéma stéréotypé que l’on proposait aux jeunes femmes des années cinquante, jusqu’à se cogner contre quelque chose de plus réel. De plus tortueux. De plus adulte. Une allégorie de l’émancipation, parfois violente, dans un petit monde de marionnettes qui se serait retrouvé bloqué dans le temps, lorsque les femmes ne pouvaient pas aspirer à autre chose, en fiction fiction, qu’à épouser, enfanter, ou souffrir. Love Everlasting se base sur un schéma de “die & retry”, comme Un Jour Sans Fin, ou de passage de corps en corps, comme Code Quantum. A mesure que Joan évolue de vie en vie, les murs du labyrinthe lui apparaissent de plus en plus clairement, et en suivant une écriture en forme de boîte à mystère, Tom King met en scène son allégorie avec adresse, comme la recherche d’une individualité qui tente d’échapper à un monde uniforme.
L’auteur s’autorise aussi quelques notes de poésie, puisque, à l’ombre de ces modèles de fiction largement castrateurs, transperce tout de même l’idée que les “romance comics” parlaient aussi d’amour. Et l’amour, c’est beau. Alors, quelques numéros vont serpenter entre cette toile de fond pour donner dans l’exploration de ce thème, inépuisable, dans de superbes exercices de style compartimentés en quelques dizaines de pages. Surtout, le scénario est extrêmement étudié, et réalise son travaille de copie avec adresse : ça blablate beaucoup, pour coller au verbe de cette période de BD, et chaque histoire est vécue depuis le point de vue de Joan (ou d’une autre Joan, dans la mesure où toutes les femmes des “romance comics” sont des Joan potentielles). Le découpage est en revanche plus libre, puisque si King tente de respecter la consigne donnée par cette tentative d’imitation, Elsa Charretier n’a plus grand chose à prouver de ce point de vue - à l’image de Jesse Lonergan, l’artiste déploie sa créativité dans ce rapport au rythme, à l’occupation de l’espace, ou dans les variations de plan. Jusqu’à, là-encore, briser le moule sur le plan formel. Evidemment, tout ça est très beau, et dans la mesure où Charretier conserve son aspiration dans les contours et les designs, à la Darwyn Cooke, Love Everlasting est une réussite dans le fond et la forme : à cheval entre le passé et la modernité, le comics va réinventer ce qui s’est déjà fait, et contester le classicisme, de par la quête de son personnage principal et la progression du l’esthétique à travers l’histoire.
Bref, de la bien belle BD, et un travail qui augure du meilleur pour les prochaines créations originales de Tom King. Peut-être justement trop à l’étroit avec les super-héros de chez DC Comics (au point de produire du bon et du moins bon sur cette dernière année), l’auteur trouve une voix plus neuve, plus originale et plus inédite, superbement complétée par une dessinatrice qui poursuit son parcours sans faute dans l’imaginaire séquentiel américain. Le travail de deux passionné(e)s, qui aiment regarder, analyser et comprendre, et qui ont visiblement des choses à dire et à faire sur un sujet dont on entend finalement assez peu parler. Vivement la suite.
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On vous l'a dit dans le préambule : il n'y aura pas que des comics sensu stricto dans le Cahier Critique VF, puisque certains artistes européens que l'on retrouve sur le marché américain produisent aussi pour notre propre secteur, et ceci permet parfois d'avoir de très belles découvertes - comme les BD de Mirka Andolfo chez Glénat ou le spectaculaire Karmen de Guillem March chez Dupuis. Avec Winter Queen, on dispose même d'un double argumentaire pour vous en parler. D'une part, Fernando Dagnino est a priori déjà connu de celles et ceux qui lisent des comics (on se souvient par exemple de ses numéros très énervés de Suicide Squad), et il avait déjà proposé ses propres créations comme Smart Girl aux éditions Reflexions. Changement de crémerie ici puisque c'est chez Glénat qu'est sorti Winter Queen à l'automne passé - et le second argument tient dans le personnage de son héroïne, un décalque assumé de Red Sonja dans son apparence.
L'histoire nous propose de suivre "Liz", alias Elizabeth Stuart, une princesse écossaise transportée à travers le temps et l'espace à la Nouvelle Orléans en 2019, et qui se retrouve immédiatement accusée d'un meurtre. Poursuivie puis incarcérée par la police, elle se voit obligée de s'allier à Eddie, un arnaqueur vaudou, qui a déjà aidé les flics à résoudre un meurtre similaire dans le passé - avec des histoires de cadavres dont les organes sont manquants. L'enquête, macabre, va mener Liz et Eddie à affronter des forces surnaturelles au gré d'une intrigue qui, disons-le clairement, aurait très certainement mérité un peu plus de supervision éditoriale. Il y a en effet beaucoup de choses dans Winter Queen, et cette générosité apparente peine à masquer les ellipses narratives ou l'ensemble d'un récit qui apparaît confus à de trop nombreuses occasions. Certains passages d'une scène à l'autre se montrent assez brusques et une sorte de twist en milieu d'album, qui certes aide à casser les codes de l'histoire, se montre si soudain qu'il risque bien de perdre une bonne partie du lectorat. A voir si certains éléments auraient dû être retirés pour laisser plus de place au reste, car même la conclusion donne l'impression que l'artiste n'avait pas plus d'idée que ça. Alors que Winter Queen s'étale pourtant, dans son beau format franco-belge, sur 144 pages.
Ce qu'on ne peut pas reprocher à l'album, ce sont ses indéniables qualité graphiques. Fernando Dagnino profite de la taille des planches pour se montrer très généreux avec un style que chacun pourra qualifier de "beau" à sa propre appréciation. L'encrage est assez épais mais on sent aussi l'artiste jouer de plusieurs outils - notamment dans sa mise en couleurs - pour un rendu assez agréable à l'oeil. Le souci vient plutôt de l'histoire et de ce qui est raconté, puisque le mélange entre fantasy et polar a parfois du mal à prendre, là encore dans une générosité apparente qui aurait mérité d'être mieux cadrée. Difficile de ne pas apprécier le découpage dans son ensemble, puisque Dagnino a assez profité de son expérience dans l'industrie américaine pour savoir comment rendre l'action dynamique, et inciter son lecteur à tourner la page.
Néanmoins, il serait malhonnête de vous conseiller Winter Queen malgré ses quelques qualités. L'ensemble est trop brouillon et va trop rapidement pour qu'on s'intéresse réellement aux personnages ou à leurs problématiques. L'album sera plutôt à conseiller aux fans de l'artiste qui veulent soutenir la construction de sa bibliographique, qui mérite au moins d'avoir son potentiel. Dagnino gagnerait peut-être à s'allier à de bons scénaristes pour peaufiner ses propres idées et en faire quelque chose de plus digeste ? A voir pour le prochain !
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Dans notre ère moderne du divertissement de masse, le concept de Multivers a pu être imposé au grand public pour devenir bien plus que ce qu'il est au départ dans les bandes dessinées. Au départ, il s'agit d'une idée absolument géniale imaginée par un éditeur pour justifier l'existence de plusieurs générations de super-héros à un même temps de publication, qui se décline ensuite pour développer des histoires aux variations multiples sur des mêmes personnages. Ce formidable vivier à récits, adapté pour les adaptations sur petit et grand écran, s'est transformé en sorte d'hydre de la pop-culture pour justifier tout un tas de stratégies marketing dirigées vers le seul principe du caméo de stars, allié à une culture de la nostalgie profondément malsaine au fur et à mesure qu'on incite à faire croire au public qu'il est nostalgique d'une oeuvre sortie moins de dix ans auparavant.
Dans les comics aussi, au cours des dernières années, le Multivers a été utilisé jusqu'à l'écoeurement, et notamment chez Marvel en donnant naissance à des récits plus insipides les uns que les autres, ou la seule idée qui semble motiver la publication d'un récit est de simplement multiplier des concepts de personnages creux, sans envie scénaristique derrière. Prenez What If : Miles Morales, End of Spider-verse, Gwen-verse ou encore le grand final de Jason Aaron sur sa série Avengers. L'ensemble de ces comics montre à quel point le Multivers en tant qu'outil est à bout de souffle, et que son utilisation fait désormais lever les yeux au ciel. Aussi, quand la mini-série The Variants avait été annoncée - avec un pitch nous présentant différentes versions de Jessica Jones, pouvait on là aussi commencer à sentir une pointe d'exaspération. C'est heureusement sans compter sur le savoir-faire de Gail Simone, autrice devenue aujourd'hui trop rare dans le giron des comics mainstream de super-héros. La mini-série, compilée en un récit complet chez Panini Comics au printemps dernier (oui, on a du retard, mais il n'est jamais trop tard pour souligner la qualité d'une bande dessinée), est certainement ce qu'il s'est fait de plus agréable et intelligent sur la thématique du Multivers ces dernières années à la Maison des Idées.
Tout part d'un fait troublant : Jessica Jones est assaillie de migraines qu'elle a du mal à identifier. Puis Matt Murdock lui demande d'assister au procès d'une ancienne victime de l'Homme Pourpre, qui avait été l'instrument de jeu de ce démoniaque manipulateur avant que Jones n'en fasse aussi les frais. La victime a assassiné toute sa famille, et assure l'avoir fait sous les ordres de l'Homme Pourpre, partant d'un ordre implanté dans son cerveau dix ans auparavant. Elle assure à Jessica qu'il a fait de même avec elle, et qu'elle doit donc se tenir loin de sa petite famille. Rentrant chez elle, elle se retrouve face à une autre version d'elle-même... et sans en dire plus, tous ces éléments mis bout à bout seront évidemment liés, pour permettre à Gail Simone d'aller dans une direction bien plus intimiste qu'escomptée au départ, qui explore à la fois le passé de Jessica Jones en tant qu'héroïne de comics, mais aussi la façon dont sa vie aurait pu être totalement différente en fonction des divers évènements qui l'ont façonné. En termes de finesse d'écriture sur le thème du Multivers, on ira lorgner bien plus du côté de Everything Everywhere All at Once que des bouffonneries orchestrées par les majors, façon No Way Home ou The Flash.
En cinq numéros seulement, Gail Simone alterne entre l'enquête et le thriller pour aller vers quelque chose de plus "classique" dans le super-héros, sans jamais oublier de se concentrer sur son héroïne. Elle est très bien accompagnée sur le plan artistique : Phil Noto n'a plus grand chose à prouver sur son talent dans le dessin, et la finesse de son trait aide à faire passer quelques arrière-plans un peu vide. Le découpage se montre assez classique, mais The Variants ne cherche pas à jouer la carte de l'extravagance ou de la surenchère, et cette façon de faire paie. Elle permet même de montrer par ses qualités tout ce qui fait défaut à une partie de la production chez Marvel. Autrement dit : pourquoi ne donne-t-on pas une ongoing à Gail Simone ? Pourquoi doit-on cantonner Jessica Jones à une simple mini-série ? A quel moment l'éditeur laisse-t-il filer une équipe créative avec ce savoir-faire alors qu'il y aurait tout un lectorat attentif à créer autour d'une série régulière ? Ces interrogations ne doivent pas enlever à la mini-série ses qualités, et pour une fois que l'idée de Multivers est correctement utilisée, on ne s'en plaindra pas.
The Variants plaira à tous les fans de Jessica Jones sans aucun doute, mais devrait aussi attirer votre attention pour celles et ceux qui cherchent une histoire bien menée autour de la thématique des variants et du Multivers. Polar simple qui aurait mérité à s'étendre sur plus de numéros, voire à être le premier chapitre d'une série régulière, le titre rappelle les qualités tant de Gail Simone comme autrice que de Phil Noto comme artiste, mais aussi de Jessica Jones comme héroïne largement capable de porter sur elle un récit au long cours. Si vous étiez passés à côté de cet album, vous auriez tort de ne pas manquer l'occasion de vous rattraper en ce début d'année.
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La production de comics Alien se poursuit chez Marvel. Aux Etats-Unis, les nouvelles séries écopent généralement d’un titre identique : Alien #1, et puis, l’année suivante, un autre Alien #1 vient chasser l’ex Alien #1. Les histoires s’enchaînent et la routine s’installe. Un problème qui ne date pas d’hier, dans la mesure où ces comics d’exploitation se cognent généralement à la même problématique : comment faire du neuf, tout en essayant de respecter les codes posés par les oeuvres “canoniques” du cinéma, comment copier la formule tout en essayant de la renouveler, en résumé, comment alimenter le fan de base sans risquer de le brusquer. Et dans le cas de la saga des Aliens, on aurait du mal à arguer que les auteurs de comics (ou Marvel, après Dark Horse) ont bien retenu la leçon des quatre films de la 20th Century Fox.
Effectivement : le principe même de la tétralogie était, justement, de ne pas se borner à imiter le modèle original. Chaque épisode de la saga est marqué de la philosophie, de la personnalité de son metteur en scène. Même pour Alien 3, malgré les protestations de David Fincher. Le projet respire le thriller, l’angoisse, et la confrontation de personnalités emprisonnées avec leurs propres démons intérieurs. James Cameron aura opté pour un angle plus musclé, en suivant sa feuille de route, et Jean-Pierre Jeunet, pour un space opéra dans une tournure plus comique, avec ses marginaux, ses savants fous sortis d’un contre grimaçant. En somme, pour faire un bon Alien, on aurait tendance à dire qu’il ne suffit pas de copier le premier long-métrage de Ridley Scott, Dan O’Bannon et H.R. Giger. C’est pourtant ce que la plupart des artistes de BDs se bornent à faire, en se contentant de quelques ajouts plus ou moins inédits, comme de nouveaux aromates dans une recette déjà très connue.
L’album Alien : Dégel de Declan Shalvey et Andrea Broccardo s’applique à cette consigne exclusive. Refaire Alien, refaire Aliens, et peut-être aussi, dans un cousinage assez évident, refaire The Thing, dans la mesure où le scénario se base sur une planète enneigée pour jouer sur l’angle de l’isolation et du froid. Une allégorie qui aurait pu, en cherchant un peu, évoquer des sujets d’actualité (comme la fonte du permafrost, ou aussi, ce qui est évoqué sans être approfondi, la recherche de l’eau sur les planètes habitables de l’espace lointain). Or, tout le problème est là : l’histoire ne cherche pas à faire autre chose que de cocher les cases d’usage de ce boulot de copiste scolaire. Une expédition, de vilains space marines, un facehugger, des xénomorphes, un vaisseau trop étroit où l’humain n’a pas la place de répliquer et finit par se retrouver à la merci de l’envahisseur à deux bouches comme un morceau de fromage dans le labyrinthe d’une souris… tout ceci tombe vite dans le déjà, déjà, déjà vu. Les personnages principaux n’ont pas assez de temps pour développer une personnalité franchement originale (une héroïne enceinte vaguement carriériste, une fillette… semblable à toutes les fillettes de ce genre d’intrigues), un méchant corporatiste, et des soldats qui servent de chair à canon. Broccardo se cantonne au strict minimum pour le design des vaisseaux, de la base ou de l’armement. Et le paysage reste fonctionnel : on sait qu’il neige, mais la planète ne représente pas un terrain de jeu ou une zone d’expérience artistique particulière. En gros, un comics Alien dans le froid. Ça n'ira pas plus loin.
L’album ne fait peur à aucun moment, le graphisme ne cherche pas spécialement à donner dans la nouveauté ou à profiter du monstre ou du décor pour tenter de nouvelles choses… en somme, le résultat est passable, voire moyen. On ne retient pas une grande scène en particulier, on oublie le nom des héros et héroïnes à peine l’album refermé, la multiplication des xénomorphes (vus de jour, des pieds à la tête) casse l’idée démoniaque que l’on associe à cette bête, et à part une scène qui juxtapose un accouchement à un “chestbusting”, accolée à un twist pas forcément malvenu mais tout de même précipité, Shalvey et Broccardo restent collés à la surface de leur propre série. Les grands thèmes du mythe Alien, qui permettent à tout un tas de critiques ou de vidéastes de revenir fouiller le premier volet en quête de nouvelles interprétations, ne sont pas au rendez-vous. Pire : on n’a même plus le droit d’espérer encore une sorte de retournement. De tomber sur un groupe de marines qui, au courant du danger que représentent les xénomorphes, seraient plus prudents, ou plus habiles au tir. Encore une fois, une simple larve alien représente le même danger pour deux soldats armés et entraînés que dans les tout débuts de la saga. Tout l’intérêt du format comics serait, justement, d’essayer de nouvelles choses. Et pas simplement de dupliquer à l’infini un même script. Dans le présent, chez Marvel, on commence à avoir des humains capables de tuer du Predator alors… pourquoi ne pas envisager de nouvelles directions, surtout si le xénomorphe n’est même plus sensé faire peur, et passe juste pour un genre de fauve dans la jungle de l’espace ?
On passera sur les idioties d’usage - une équipe de foreurs qui cherche sans succès une “source d’eau” sur… une planète enneigée, dont les galeries sont littéralement remplies de glace - ou sur l’absence totale de moralité - on n’éprouve aucune empathie pour les victimes des aliens, de simples soldats sans personnalités. Et dans le même temps, l’héroïne qui ramène le facehugger au vaisseau va être présentée comme la victime, là où les personnages qui ne sont pas “prudents” dans Alien sont généralement punis. En somme, un album qui ne sert visiblement qu’à alimenter une fanbase, sans lui proposer quelque chose d’original ou d’inventif. Sans être forcément mauvais, ni repoussant, Alien : Dégel n’accomplit rien de particulier. Il résume à lui seul tout le problème de l’exploitation de franchise à la Marvel (oserait-on dire : à la Disney) : produire des oeuvres sans risques et sans âme pour aider un public captif à gratter un vague sentiment de nostalgie, avec du très classique, du très quadrillé et au final… du très ennuyeux.
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