Dans la longue liste des Must Have, pour les amateurs d'albums floqués de ces curieux bandeaux dorés, Panini Comics a réédité récemment l'album Punisher : War Zone (Zone de Guerre en VF). Celui-ci comprend les premiers numéros de la série entamée par Chuck Dixon et John Romita Jr. (1992) en parallèle de la série Punisher (1987) de Mike Baron. Au sortir de quelques années passées à suivre un Frank Castle installé dans une certaine routine esthétique, le coup de crayon moderne de Romita, superbement secondé par l'encrage Klaus Janson, tranche avec les découpages à l'ancienne du titre principal. Chuck Dixon, encore relativement débutant dans les rangs de la Maison des Idées à l'époque, parfait son habileté pour les histoires de guérilla urbaine, de criminalité vécue depuis les rues à hauteur d'homme.
Au global, un album complet et qui représente assez bien le pic de popularité de Frank Castle entre la fin des années quatre-vingt et le milieu des années quatre-vingt dix. Si certains personnages ont pu rencontrer une certaine résistance, au moment de transitionner vers les codes de "l'âge sombre" des comics de super-héros, le Punisher était naturellement taillé pour cette période plus violente, plus pessimiste, obsédée par le passé militaire des Etats-Unis, la délinquance et les tueurs en série. Punisher : War Zone tombe aussi dans le bon créneau à l'échelle des modes de son temps. Quelques années plus tôt, Martin Scorsese a opéré une petite mise à jour sur le cinéma des truands avec la sortie du film Les Affranchis (1990), directement placé en face de la conclusion de la trilogie Le Parrain de Francis Ford Coppola, Miller's Crossing et The King of New York. L'idée du gangster italien, de la Cosa Nostra, est réapparu dans l'esprit du public. Le scénario de Chuck Dixon va miser sur cet angle précis pour ouvrir la nouvelle série War Zone, avec un Big Pun qui s'infiltre, gravit les échelons et massacre du malfrat sicilien, à grands coups de mitrailleuses démesurées.
The Secret Ingredient is Crime
La série War Zone s'ouvre sur une introduction scolaire. On va nous rappeler en l'espace de quelques pages qui est le Punisher. Ce qu'il fait, comment il le fait. Et surtout, qui il est. Un justicier des rues impitoyable qui ne s'embarrasse pas d'un compas moral, qui n'a pas peur de tuer, et qui n'a pas non plus spécialement peur d'être tué. Chuck Dixon va toutefois opter pour un élément de densité plutôt intéressant en arrière-plan - voire même : en sous-texte. Ouais, assez dingue de retrouver cette séquence de mots accolée à ce scénariste, mais encore une fois, celui-ci n'était pas encore en forme finale à ce moment là de sa carrière. Dans War Zone, Frank Castle n'est pas encore le héros parfaitement solitaire de la série Max. Comme beaucoup d'autres justiciers, celui-ci a effectivement un meilleur pote, un sidekick, qui occupe la fonction standard de celles et ceux qui épaulent les héros de terrain : Micro est un informateur, un geek, celui qui fait les recherches, qui met les méchants sur écoute et qui pirate les ordinateurs pour ouvrir la voie aux coups de fusil à pompe qui suivent généralement lorsque le préparatoire laisse place à l'action.
Or, dans le scénario de Dixon, Frank Castle se heurte à la difficulté d'entretenir une relation humaine solide avec un autre individu. Forcément. La logique métallique du Punisher laisse peu de place à l'humanité, et celles et ceux qui l'accompagnent, s'ils ne sont pas eux mêmes des soldats ou des sociopathes, ont vite tendance à abandonner le héros, incapables de le suivre dans l'enfer de cette guerre sans fin. Et justement, Dixon va poser l'idée qu'en définitive, Castle a peut-être justement besoin d'avoir quelqu'un dans sa vie pour garder les pieds sur terre. Lorsque Micro déserte, le héros va immédiatement se trouver un nouvel acolyte, contraint et forcé, pour lui donner la réplique, pour réaliser des missions à plusieurs, en somme, pour éviter de faire cavalier seul. Le Punisher garde donc une petite épaisseur qui va un peu plus loin que l'opératique massacre chapitré de gangsters anonymes. Un petit élément de surplus qui permet de laisser entrevoir une certaine détresse, placée aux bons endroits et utilisée sans que l'on insiste lourdement sur le sujet.
Et pour le reste ? Pour le reste, donc, Castle se met sur la piste des mafieux de New York. Le personnage va utiliser un alias pour s'infiltrer dans une famille criminelle, et obtenir, par la ruse plutôt que par le poing, les points de deal, de stockage ou de distribution de cocaïne dans la cité-état. Dixon manie avec adresse cette logique de polar noir, qui emprunte à l'archétype du flic infiltré dans les milieux criminels, sans effet de manche, avec une efficacité qui vise à la progression de l'intrigue. Difficile de se sentir en danger pour le héros, et difficile aussi de s'intéresser aux figures de second plan. L'exercice trouve vite ses limites, parce que Chuck Dixon n'a pas envie d'embrasser à fond ce modèle d'histoires clés en main. Généralement, dans les polars qui jouent avec l'infiltration, le héros va se lier d'amitié (ou entamer une histoire d'amour) avec les criminels qu'il est censé combattre, se heurter à des choix difficiles, comme tuer des innocents pour sauver sa couverture... bref, le récit se déplace généralement le terrain de l'ambiguïté morale, puisque le but est justement de interroger notre propre rapport au crime, à l'humanité des truands et à la liberté de faire un choix.
En l'occurrence, Punisher : War Zone refuse catégoriquement de poser la moindre zone de doute. Frank Castle est un bourreau cruel et les mafieux d'en face n'auront droit à aucune espèce d'épaisseur. La seule zone de tension réside dans la capacité du héros à ne pas se faire repérer, à mener à bien ses assassinats et ses plans tordus pour obtenir la confiance des capos... mais pour le reste ? L'intrigue se résume vite à une séquence de bowling avec des mitrailleuses. Dixon reste adroit, le texte solide, Castle est cohérent dans ses choix et son écriture, le rythme est excellent dans la mesure où le scénario avance vite et ne se perd pas en variations dispensables. Tout est mis au service du plaisir des fans, même si, là-encore, certaines pistes (comme la tentative de romance sacrifiée) auraient gagné à être plus développées. Punisher : War Zone est un film d'action qui traite ses échanges de coups de feu comme des récompenses, et c'est précisément dans ces moments de respirations musclées que John Romita Jr. passe par-desus l'écriture pour maximiser les effets.
Son Glock te mettra à genoux
Si le style moderne du dessinateur a tendance à diviser, War Zone tombe encore une fois dans la bonne fenêtre temporelle. A cette période de sa carrière, John Romita Jr. est encore un élève assidu du coup de crayon de Frank Miller, à qui il emprunte certaines techniques (les bagarres de masse, l'utilisation des ombres) en insistant sur certaines idées de mise en scène précises. Par exemple, la présence et la taille des personnages dans la case, voire même plutôt, dans la planche elle-même, devient vite une astuce qui va se répéter. Entre ses mains, Frank Castle remplit l'espace, flingues en pogne, comme une énorme silhouette éclairées par les déflagration des coups de feu.
Une partie des problèmes que posera, plus tard, l'obsession de Romita Jr. pour la géométrie des rectangles fonctionne à merveille dans cette démonstration de force. Qui transforme le Punisher en un gigantesque coup de bélier projeté à travers les rues. Le héros est généralement dessiné de face (ou aux trois quarts) dans les scènes d'action, pour insister sur la largeur de ses épaules, comme une masse que l'on ne peut pas contenir, ou même difficilement faire tenir dans une case de BDs traditionnelle. Le découpage s'adapte en conséquence pour cimenter ces fractures de rythme, avec une caméra très proche du héros dans les moments où ça pétarade, et où les contre-champs n'ont pas la moindre valeur artistique, pour laisser au lecteur cette impression d'une projection de violence vers l'avant, qui ne s'embarrasse pas à compter les corps dans son sillage. En face, dans la série Punisher de Mike Baron, on retrouve à l'inverse un Frank Castle plus longiligne, athlétique, comme un espion où un héros de film d'action plus classique. Chez Romita Jr., le justicier est présenté comme un golem. Il est systématiquement le personnage le plus massif de chaque environnement, et pour compléter le tableau, son attirail est aussi plus évolué.
Là-encore, il suffit de renvoyer la série aux moeurs de son temps. Les années quatre-vingt dix ont été portées par un certain amour du muscle, oui, mais aussi de la technologie militaire et des flingues en plusieurs parties. Dans Punisher : War Zone, le héros ne tire jamais un simple coup de feu. Chaque scène d'action multiplie les douilles visibles à l'écran, les canons agressifs braqués sur le lecteur, les lunettes de visée, les pointeurs laser, les chargeurs de munition greffés à d'autres chargeurs de munition... une véritable publicité pour l'armement, à remettre dans son contexte. A l'époque, le flingue est le véritable héros des comics proto-militaires, et la taille compte. Une power fantasy qui multiplie les extensions et les démonstrations, et dont l'exagération absurde va forcément dans le sens du Punisher, un super-héros dont le pouvoir consiste d'abord à appuyer sur une gâchette avec énergie.
En dehors de ces moments précis, où Romita Jr. bande les muscles, la série est agréable à l'oeil au global. Des plans plus larges pour installer les scènes et les environnements, comme une répétition avant la bataille, des cases plus conventionnelles pour guider la séquentialité et le rythme de lecture, pas de fausse note, et une impression générale de mouvement coordonné, qui sait manier les ellipses entre chaque cases. Le design ne donne pas dans le compliqué pour les personnages et l'atmosphère de la ville (on imagine que l'idée reste de produire quelque chose de "réaliste" à l'échelle du film noir moderne), et avec une panoplie de jeux de regard, d'effets d'ombres et de lumières, et de dialogues en bagnole, l'exercice global fonctionne. On est effectivement en face d'un mélange harmonieux entre une BD de guérilla urbaine et une BD de mafia somme toute classique, à l'exception du dernier numéro, qui cherche plus dans une autre gamme de référents insulaires, paradisiaques, quelque part entre James Bond et le souvenir des forêts de la Guerre du Vietnam. L'objectif était probablement de terminer sur un feu d'artifice.
En somme, Punisher : War Zone est un échantillon réussi de ce qui a pu fonctionner, un temps, dans les comics de l'âge sombre. A cheval sur plusieurs tendances, avec suffisamment d'épaisseur pour ne pas se résumer à un simple jeu de massacre, le titre tient grâce à son ambiance, son rythme, et ses déflagrations de violence. Un classique qui se laisse redécouvrir avec un certain plaisir, dans une période où on passait un peu moins de temps à se demander pourquoi Frank Castle est vraiment si méchant, même si l'idée était tout de même déjà posée quelque part dans un coin de l'imaginaire collectif. Prenez le Predator à titre de comparaison : tout le monde a plus ou moins compris que l'intérêt principal du héros résidait dans sa capacité à s'inviter dans un genre de fiction précis (un film de commandos dans le premier, un film de flics des grandes villes dans le second) et de massacrer à tout va en confrontant les codes d'usage à cette explosion inattendue. Cette série fait à peu près la même chose à l'échelle des fictions mafieuses. Ca sonne comme un polar à base de Cosa Nostra, ça a le goût d'un thriller urbain suffocant... mais c'est un comics Punisher, ce qui signifie que la session va probablement se terminer par une séquence de tirs aux pigeons. Une bonne lecture, pas forcément intemporelle, ce qui lui assure justement un certain charme dans le présent.