La question revient à chaque nouvelle sortie : qu’est-ce que l’on peut, voire même, qu’est-ce que l’on doit encore attendre des comics de Mark Millar ? A force de revenir sur le sujet, on aurait presque l’impression que le débat tourne en rond, si ce n’était pour les quelques fulgurances occasionnelles d’un scénariste encore capable, quand il s’en donne les moyens, de surprendre. Oui, la bibliographie de Mark Millar sert un objectif perpétuel : développer un synopsis et une bible graphique utile pour l’adaptation qui suivra. Oui, la plupart des BDs qui naissent de ce processus de fabrication algorithmique sont généralement frustrantes, décevantes ou sans intérêt. Mais, cette situation était déjà en marche à l’époque de Super Crooks, Nemesis ou Superior.
Au point, d’ailleurs, que les artistes en charge de ces projets s’amusaient à insérer de véritables vedettes du cinéma dans les pages de chaque comics (Mark Strong ou Ed Harris, notamment). Et pourtant, Millar a réussi à commettre la trilogie Jupiter, une saga de super-héros de bonne qualité, qui évoquait le lointain souvenir de son travail chez WildStorm. Alors, on attend. On attend que Mark Millar se secoue les puces, se remette en selle, se donne un coup de pompe dans le train, ou autre expression idiomatique interchangeable pour dire, grosso modo, que le gars peut mieux faire lorsque les planètes s’alignent.
Dès lors, le bilan à la sortie de Nemesis Reloaded se situe quelque part entre les pôles de ce delta mathématique. Équation formulée : qu’est-ce que vous espérez encore de Mark Millar, et qu’est-ce que vous attendiez d’une suite de Nemesis. Si vous estimez que le scénariste est définitivement foutu, réduit à un rôle de producteur pour des adaptations qui ne verront sans doute jamais le jour, alors bonne nouvelle : la BD est une vraie bonne surprise. En revanche, si vous espériez un équivalent de Jupiter’s Legacy, mauvaise nouvelle, ce n’est pas encore tout à fait du même tonneau.
Pour résumer, Nemesis Reloaded est plutôt un bon comics, dans lequel on sent un scénariste qui reprend un peu en ambition, qui se réintéresse enfin à la matière BD, qui pose le début de quelque chose de plus grand… tout en n'abandonnant pas totalement ses habitudes de mauvais élève, ses raccourcis et ses passe-droits autodiagnostiqués. Une vraie bonne surprise, cela étant, à considérer : Mark Millar a appris de ses erreurs et compose un deuxième volume de Nemesis bien plus agréable, bien mieux dosé et plus mieux justifié que le premier tome de cette trilogie consacrée au super-vilain et à son entourage (si on part du principe que Big Game joue le rôle de suite directe).
Mieux encore : Nemesis Reloaded passe pour une sorte de reboot, qui n’a rien à voir avec le premier album. Oubliez le Nemesis sans identité, anormalement creux, intelligent jusqu’à la bêtise, et profondément cruel de la dernière fois. Le nouveau venu, s’il conserve le costume et l’alias de son prédécesseur, a bien un nom, une histoire et un motif. Il ne s’agit pas simplement d’un riche désoeuvré qui s’amuse à arracher les pattes d’une mouche. Cette fois, la bestialité et la violence sont mis au service d’un récit en forme de vengeance. Il n'est pas nécessaire d'avoir lu Nemesis pour comprendre Nemesis Reloaded (ni d'avoir lu Nemesis en général, dans la vie, en tant qu'être humain).
Et Millar, en comprenant peut-être ce qu’il a foiré la dernière fois, à sacrifier un vilain au concept aguicheur (“et si Batman devenait le Joker”) sur l’autel d’un projet sans fantaisie, a préféré cette fois bâtir une petite mythologie pour expliquer et présenter son super-criminel dans une perspective plus globale. Nemesis a droit à une narration interne. On l’écoute penser, on suit son plan maléfique en direct, aux premières loges, ce qui permet au scénariste de donner une voix plus incarnée à cet avatar chaotique de la violence des super-vilains.
A contrario, le premier volume, à l’époque, prenait le vilain de plus loin. Comme une force qui refuse de s’arrêter, face à un héros inintéressant, un équivalent costumé de “Dans la ligne de mire” ou de “. Cette fois, on va oublier le pentagone, les services secrets, cette logique de thriller RTL9, pour entrer de plain pied dans un comics qui : s’amuse. Et Jorge Jiménez a bien compris la consigne. L’artiste virevolte, multiplie les acrobaties, le mouvement, les poses pour la frime. Son Nemesis sourit, mais contrairement à celui de McNiven, il ne s’agit pas d’un rictus cruel d’aristocrate fier de lui. Non. Le héros (puisque c’est le héros) est plutôt habité par une sorte de bonhomie dans la cruauté. Pour le dire simplement, Nemesis aime son travail. Jiménez s’approprie le personnage, en passant derrière un artiste largement compétent (on peut penser ce que l’on veut du premier volume, mais Steve McNiven avait tout de même impressionné, avec ce design impeccablement blanc, et cette scène de combat en prison particulièrement violente), dans les structures, les chorégraphies, un vrai coup de neuf où on sent un dessinateur heureux de réaliser sa commande, avec énergie.
Sur le fond, Mark Millar a aussi l’intelligence de développer un genre de sous-texte plus ou moins authentifié. D’un côté, le scénariste nous parle de l’effondrement des valeurs américaines. D’un pays qui a renoncé à exister autrement que dans le chaos, et où tout le monde s’est habitué à l’absurdité du quotidien, au chacun pour soi. L’auteur mentionne explicitement la pandémie de COVID-19, et on lit en sous-texte une parabole sur la présidence de Donald Trump et son cortège d’excentricités malsaines. Pour le dire rapidement, Nemesis devient donc le héros de ce monde post-réalité, où tout peut arriver, où les émeutes et la guérilla urbaine font partie du quotidien. Le maire de Los Angeles a même droit à un surnom qui évoque Joe Biden (“Honest Joe”), on nous parle d’élections, de ces héros du peuple qui dissimulent un lourd secret, on nous parle du sort de la police, dans un coup de force assez sanglant contre la loi du silence et la solidarité des flics qui n’hésitent pas à maquiller les preuves...
Difficile de dire si Mark Millar se pose aux côtés des forces de l’ordre, en les désignant comme les victimes de cette folie sauvage, ou si au contraire, le scénariste (écossais) reprend ce qu’il avait pu entamer dans The Authority ou Kick Ass, à savoir, une satire caustique qui frappe fort sur les moeurs et le rapport à la violence d’un pays en roue libre et où les valeurs morales sont un concept abstrait. Et comme tous les bons comics de Mark Millar, le bonhomme ne peut pas s’empêcher de piller certains collègues : on retrouve une réplique de V pour Vendetta, presque citée dans le texte, entre Nemesis et l’une de ses victimes en fauteuil roulant. D’un point de vue plus général, si l’on devait chercher une sorte de fond idéologique ou de propos dans ce comics (et certainement à tort, l’objectif reste surtout de divertir le lectorat plutôt que de lui faire la leçon), cette petite saga cherche peut-être simplement à canaliser la difficulté de retrouver un sens dans le réel post-pandémique. Dans un monde où le complotisme est partout (au point d’alimenter l’intrigue, sur un plan très frontal), où les figures d’autorité ne sont plus dignes de confiance, et où les Etats-Unis se sont habitués à l’état de siège permanent.
Quelques détails intéressants : en théorie, le monde dans lequel l'histoire se situe a vécu une sorte de fléchissement idéologique dans les années quatre-vingt. Conformément à la tradition ("à la Alan Moore"), Millar situe son point de départ en 1986, ce qui offre une double lecture méta' plutôt amusante : cette date correspond à la sortie de Watchmen et du Dark Knight Returns, deux projets connus pour avoir "tué" l'idéal du super-héros optimiste et protecteur. Et dans le monde réel, cette période renvoie aussi à la présidence de Ronald Regan, avec l'héritage politique et économique que l'on connaît. Ces deux éléments sont importants à considérez pour saisir le sous-texte éventuel, mais il est difficile d'en parler sans révéler certaines surprises à l'horizon.
Bien sûr, ce bel effort se nuance de nombreux, nombreux défauts. D’abord, parce que Millar aime encore se “regarder” écrire des scènes cools pour le cool, comme avec cette introduction, clairement pensée pour faire bien dans les catalogues de preview, où l’auteur s’amuse à copier les dialogues de Quentin Tarantino... tout en critiquant les dialogues de Quentin Tarantino. Autant le dire tout de suite : si vous avez été accrochés par cette ouverture lors de la campagne de promo’ du titre, tout ça ne sert à rien. Il ne s’agit pas du tout d’une note d’intention (le reste du comics ne suit pas du tout cette consigne du dialogue méta, à l’exception d’une référence inutile au film Twister), ni une feuille de route pour la tonalité du titre sur le temps long.
Également, Millar a toujours tendance à opter pour des raccourcis franchement stupides. Dans ce comics, par exemple, Nemesis nous explique comment il a réussi à convaincre une jeune femme de devenir une super-tueuse, voire une meurtrière de masse à l’aide… d’un chantage à la sextape ? Le gros de l’intrigue repose sur l’idée que les civils, les citadins ordinaires, vont se mettre à attaquer les policiers de Los Angeles parce que Nemesis… leur promet de l’argent en échange de chaque flic tué.
Ce genre d’entorses à la crédulité naturelle du lectorat se résume à une série de pirouettes un peu trop faciles, et ne servent qu’à justifier un effet de chaos général forcé, qui ne tient pas sur ses pattes si on prend le temps de s’arrêter une seconde pour étudier la mécanique mise en marche. On se demande aussi comment ce Nemesis a pu se procurer un tel arsenal, ou pourquoi celui-ci existe même seulement en surimpression du précédent porteur du costume, dont personne ne semble se souvenir. Et une autre habitude semble en passe de s'installer : Millar s'autorise des séquences d'autopromo' assez pathétiques, dans la mesure où l'auteur glisse plusieurs clins d'oeil à l'adaptation sur Netflix des comics Jupiter's Legacy, comme pour se persuader que ce projet (abandonné au bout d'une saison dans l'indifférence générale) avait été couronné de succès. Ce qui revient à quelque chose de lourdingue et d'un peu triste, comme si le scénariste était incapable de raconter son histoire sans avoir besoin de nous rappeler son statut d'homme-sandwich chez Netflix, ou d'accepter que sa course aux adaptations en streaming n'avait rien donné de formidable pour le moment.
Des grains de poussière dans la machinerie habituelle du Millarworld, et même si l’auteur a consenti un effort plus important que sur la plupart de ses créations modernes, en observant le projet à la loupe, on observe tout de même un petit degré de flemme. Comme une routine de travail qui refuse d’être totalement à niveau.
Mais, l’essentiel à retenir demeure : Nemesis Reloaded est bien la première vers un ensemble plus important, à savoir, le crossover Big Game. Et partant de là, dans la mesure où le scénariste sait (ou a su) écrire pour les univers partagés de super-héros, il retrouve finalement un peu de son tempo des grands jours en installant progressivement cette idée dans les pages de Nemesis Reloaded, en s'appliquant. Enfin, enfin, le Millarworld voit grand. Enfin, un comics signé Mark Millar ne se termine pas sur l’habituel “rendez-vous sur Netflix pour redécouvrir tout ça d'ici cinq ou six ans.” Nemesis Reloaded reconnecte avec cette pulsion naturelle du fan de comics qui sent venir la montée en puissance, la fin ouverte, l’amorce du crossover estival. Une mécanique vieille comme le monde, ni très originale ni très surprenante sur le papier (au point de recycler l’origin story de l’univers Old Man Logan, vous verrez) mais que l’on aura tout de même attendue pendant plus de quinze ans.
Forcément, difficile de ne pas s’enthousiasmer à l’idée de voir Millar conduire un projet sur le temps long, ou ne pas s’arrêter en route après un premier album somme toute convainquant, divertissant et plutôt bien tenu. Nemesis Reloaded prend une autre allure à l’échelle de sa fin, parce que l’on a enfin le sentiment d’un Millar qui veut faire du comics, et se récompenser en mélangeant l’ensemble de ses créations à usage unique accumulées pendant toutes ces années. Dans la mesure où cette version du super-méchant se trouve être, en plus, bien mieux réussie que son prédécesseur, on s’attend désormais à une bagarre de haute voltige et à des hectolitres de sang dans le catalogue des propriétés Netflix. Comme quoi, même sans chercher à retrouver son niveau d’autrefois, le créateur n’avait pas besoin de grand chose pour susciter l’envie. Une belle leçon à retenir, pour tous ces auteurs qui partent vers Hollywood en pensant décrocher la timbale, et qui oublient souvent de cultiver ce qui a fait la force de leurs bibliographies : le soin aux comics prime sur la franchise automatique, de gré ou de force.