Bel évènement comics de ce début d'année : le directeur de publication et président de DC Comics est venu en France. Au programme : la présentation du documentaire Superpowered : The DC Story en amont de sa diffusion sur Warner TV Next, un panel spécial sur DC et le lancement des festivités pour les 85 ans de Batman ce weekend à la Comic Con France, et plusieurs séances de dédicaces. Au milieu de tout ça, Jim Lee s'est également posé quelques minutes à nos côtés, pour parler de l'importance de la bande dessinée dans notre société de divertissements, des missions de DC Comics dans la pop-culture, mais pas que.
Au sortir de la discussion, près d'un quart d'heure pour évoquer un maximum de sujets différents dans le temps imparti, dont l'épineuse question des intelligences artificielles que nous avons abordé à de multiples reprises dans nos colonnes. L'interview a été enregistrée dans les locaux de Warner Bros. France et vous pouvez la retrouver en vidéo, avec sous-titres français, ci-dessous. Mais comme nous pensons à tous les publics et toutes leurs habitudes, l'audio peut également être écouté simplement en podcast via First Print, et la retranscription de cet échange est à retrouver juste après la vidéo. Vous pouvez donc apprécier cette interview de Jim Lee comme vous le souhaitez.
Remerciements spéciaux à Jessica Assayag de Warner Bros. France.
Tout au long du documentaire Superpowered, même si l'on parle pas mal de cinéma et de séries tv, les comics reviennent constamment au coeur du sujet. Pensez-vous toujours en tant que directeur de publication et artiste que les comics sont pertinents, dans cette ère des contenus de masse multimédias ?
Oui, à 100%, sinon je ne ferais pas ce que je fais. Ce qu'on se dit en interne chez Warner Bros, c'est que les comics sont la pierre angulaire de notre travail. Ils établissent ce qui est canon, ils donnent le la immuable de ce que sont ces personnages, comment on définit ce qu'est Superman, ce qu'il fait, ce qu'il ne fait pas... Ce sont les choses importantes que l'on essaie de transmettre à ceux qui doivent adapter les personnages sur d'autres médias. Car je pense que si on brise ces règles, alors les personnages ne sont plus reconnaissables. Il est important pour les fans qu'on sache qui sont ces personnes. Ce sont des personnages de fiction, dont les histoires sont racontées par plein de personnes différentes et vous pouvez donc voir que simplement à travers la complexité de la création de ces contenus, un personnage pourrait prendre des directions presque infinies. Et c'est notre travail de dire "non, voilà ce qu'est ce personnage", "voilà ce qu'ils représentent, voilà leur signification" et c'est un peu le ciment qui fait tenir l'ensemble de ce qu'est notre entreprise. Je pense que ce que nous faisons est vital pour l'écosystème qui est créé car ces personnages démarrent dans les comics imprimés, ils sont définis dans les publications, ils peuvent être modifiés par les adaptations dans les médias mais nous avons tous un point de départ solide, donc ce n'est pas comme si tout le monde réinventait l'univers DC de droite à gauche dans ces différents médias.
Quelle est la force de la bande dessinée en tant que médium par rapport au reste ?
Hé bien, nous incarnons le médium le plus rapide, le moins cher, et en tout égoïsme, je dirais le plus créatif. Je veux dire, vous et moi on pourrait s'asseoir et imaginer une histoire de Batman et elle pourrait voir le jour en un ou deux mois et nous aurions un budget illimité. Nos seules contraintes seraient le temps disponible, et les limites de notre créativité. Et ce ne sont pas des choses possibles pour toute autre adaptation de ces personnages, ils doivent toujours penser au budget, et c'est lui qui va définir l'ampleur de l'action. Comme nous n'avons pas ce genre de limitation dans les comics je pense qu'on peut réfléchir à ce que ces univers peuvent être dans tous leurs aspects et le fait d'avoir cette créativité débridée nous permet de faire ce que personne d'autre ne peut faire. Ca nous donne ce qui est la fondation, le point d'ancrage le plus fertile, qui sert pour toutes les autres adaptations.
Pourriez-vous détailler en quoi consiste votre travail au quotidien en tant que directeur de publication, notamment les différences avec ce que fait la rédactrice en chef qui est Marie Javins ?
J'interviens avec divers groupes du département des publications, et comme point de liaison entre le Publishing et tous les autres départements de Warner Bros.Discovery qui utilisent nos contenus. En premier lieu, c'est DC Studios, évidemment. Avant qu'il y ait DC Studios, on avait Warner Bros. Television, mais aussi WB Films qui utilisaient nos personnages, ce qui fait qu'il y avait beaucoup "disputes" et de coordination qui étaient en jeu. Maintenant il n'y a disons plus qu'une seule "boutique" qui est DC Studios et c'est fantastique. Du côté du Publishing, il s'agit de donner des directions créatives, j'ai donc des réunions avec Marie Javins et les principaux responsables éditoriaux pour discuter ce que nous allons faire et pourquoi, ce que nous pourrions faire dans le futur, de si nous atteignons les attentes de nos lecteurs, de ce qu'on pourrait faire pour améliorer nos ventes, ou quel personnage nous pourrions mettre en avant, de ce qu'on pourrait faire pour se coordonner avec la division des films ou des jeux vidéos afin d'avoir de chouettes collaborations, on passe donc pas mal de temps à tout ça.
Et puis bon, il y a ces réunion ennuyeu-- réunions de travail sur les PNLs [pertes et profits], les rapports financiers des quartiles, c'est donc une partie des finances du business à manager en tant que directeur de publication. Il y a aussi des réunions marketing, pour savoir ce que l'on va faire et comment utiliser de la meilleure façon le budget marketing dont on dispose. Il faut simplement travailler avec des équipes pour qu'elles restent motivées et excitées par le futur, en définissant les lignes conductrices pour qu'on soit en croissance, combien on va investir ou dépenser dans le numérique comparé aux sorties physiques, est-ce qu'il y a de nouveaux axes où nous devrions nous développer ? Comme le Young Adult ou la jeunesse, avoir de nouveaux formats pour de nouveaux publics. Je passe beaucoup de temps à regarder des données, des analyses de marché, à chercher ce qu'on doit faire, à savoir si c'est la bonne chose, si on est pertinent dans nos choix et de combien on investit dans chacun de ces choix. Il y a plein de réunions qui se tiennent juste pour ces sujets.
Cela fait maintenant plus de dix ans qu'on a eu droit aux New 52, on a ensuite eu DC Rebirth, puis Dawn of DC, qui va se conclure cette année, il ne semblerait pas que ces cycles pour attirer de nouveaux lecteurs sont de plus en plus courts ? Qu'en pensez-vous ?
Alors, les New 52 c'était en 2011... Rebirth en 2016 donc ça fait cinq ans... et Dawn of DC en 2023 donc sept ans, en fait. Mais je pense dans tous les cas qu'il faut regarder avec du recul et de façon globale ce qu'on fait tous les 5 à 7 ans. Il me semble qu'on a des plans assez importants pour l'an prochain... enfin, cette année, ET l'an prochain ! Je ne peux pas vous les développer, mais ce ne sont pas des choses qu'on peut faire trop souvent, au risque de fatiguer le public, mais je pense qu'il y a de la place pour la réflexion tous les 5/7 ans, où on regarde le chemin parcouru, on se demande ce qu'il faudrait faire...
Ce que nous avons retenu des New 52 c'est qu'on ne peut pas faire de gros changements structurels massifs parce que c'est trop clivant et que ça casse le lectorat. Je pense que Rebirth a corrigé certains éléments des New 52. Dawn of DC a été une sorte de soft-reset pour réintroduire de nouveaux concepts sans pour autant se défaire de la continuité. Je pense qu'il y a encore d'autres façon pour garder les fans excités par votre travail sans pour autant revenir en arrière et tout ramener à zéro. D'ailleurs, ceci fait aussi partie de nos discussions [en interne].
Comment faites-vous pour trouver l'équilibre entre le futur de l'univers DC à forger, et la célébration de l'héritage au travers de personnages plus vieux comme Superman et Batman qui ont tous deux 85 ans ?
Je pense que cette question est posée tout au long du documentaire [Superpowered] parce que si on ne va pas de l'avant, c'est le risque d'être fossilisé, de n'être qu'une jolie peinture du passé sur un mur, qui ne parle pas à l'avenir. Je pense que notre mission est de tenir à ce qui nous a rendu spéciaux comme notre passé, mais de continuer à construire et évoluer pour rester pertinent et grandir encore dans le futur. Si vous regardez le paysage pop-culture, il y a plein de héros qui n'ont pas fait ça. Comme Dick Tracy, The Phantom, Doc Savage. Ce sont des personnages qui étaient très importants, mais dont le monde - et eux - n'ont pas évolué et je pense que ça explique en partie pourquoi ils sont devenus des sortes de reliques d'un passé pop-culturel. Ils ne sont plus aussi pertinents aujourd'hui.
C'est pourquoi nous devons continuer d'aller de l'avant et réfléchir au type d'histoires que nous racontons, si nous créons des contenus qui ont du sens aujourd'hui, et qui en auront également dans dix, vingt, cinquante voire cent ans.
Il y a une inquiétude grandissante sur l'utilisation de l'IA (intelligence artificielle) dans la bande dessinée. Quelle est votre position là-dessus ? Puisqu'en plus d'être Publisher vous avez aussi été un artiste.
Oui, c'est vrai ! J'ai un point de vue personnel qui n'est pas forcément raccord avec la politique de l'entreprise. Mais nous en sommes encore au tout début de tout cela. Je pense que la raison pour laquelle nous ne sommes pas encore exprimés publiquement sur l'IA c'est parce que tout évolue et change très rapidement. La perception du public sur les IA, mais aussi la façon dont les contenus IA deviennent commercialisables. Tout cela est trop prématuré. En tant qu'entreprise, nous allons évidemment formuler une politique et comme nous faisons partie d'un groupe beaucoup plus important, il faut que ces politiques où les façons dont l'IA est utilisée, si elle est utilisée, doit être cohérente dans toute l'entreprise. Ce n'est donc pas simplement à nous de décider de ce qu'il faut faire avec les IA.
Mais à titre personnel ?
En tant qu'artiste, personnellement... vous savez j'ai vu la naissance de Napster, et l'industrie filmique est bien plus grande que celle des comics. Quand une technologie apparaît, il est très difficile de remettre le génie dans la lampe et dire "on ne peut pas faire ça". Beaucoup de gens en ligne affirment vouloir "rejeter tout ce qui est IA" mais ils le disent via des téléphones créées par des compagnies qui ont beaucoup investi dans les IA. Ca m'apparaît un peu ironique de voir tant de gens vouloir freiner ces avancées. Regardez notre monde, et la vitesse à laquelle il avance vers le futur.
Ce qui m'apparaît crucial, c'est qu'il faut qu'il y ait des crédits si l'IA crée quelque chose en se basant sur d'autres travaux - et c'est comme ça que ça fonctionne - et une compensation pour ça également. Il y a une composante légale qui va mettre du temps à être développée approuvée puis acceptée par tout le monde mais je pense que c'est la prochaine étape vitale qu'il faut avant qu'une utilisation commerciale à grande échelle de l'IA soit possible. En l'absence de tout ça, la conséquence sera la destitution d'un grand nombre de créatifs avec ce qui est le vol de leurs productions, actuellement.
Mais nous vivons dans un monde où les gens volent des contenus à droite à gauche, avec le piratage, et avant ça des artistes qui copiaient le style des autres, ou retraçant des photos, Mais l'IA est sous stéroïdes, vu la façon dont ça bouge, et dont elle ingère une énorme quantité de données depuis de nombreuses sources. Je pense qu'il y a donc à la fois une grosse composante légale et éthique ainsi que sociale - "est-ce que c'est bien ou non ?". Je peux imaginer un monde où on aurait des contenus IA qui seront labellisés tels quels, et des contenus qui seront bien produit par des humains, et les gens pourront décider de ce qu'ils veulent faire. Aux Etats-Unis, et je ne sais pas si c'est pareil chez vous, si vous avez de la nourriture avec des ogm, il y a un label qui vous l'indique, et les consommateurs savent ce qu'ils prennent.
Il y a une sorte de danger, ce n'est pas éthique en tant qu'artiste de dire "c'est mon travail, j'ai créé ça" quand on a utilisé une IA. Ce sont les questions éthiques qui doivent être posées il faut que l'on ait des lois et des accords sur ces sujets, et même si nous en sommes au tout début, des réponses vont être apportées. C'est ma réponse courte !
Et c'est fini, merci beaucoup !