L'auteurice Kay O'Neill était présent(e) en France en ce début d'année, grâce aux éditions Bliss qui nous l'ont amené(e) non seulement au FIBD, mais aussi dans une tournée de dédicaces en France. La maison d'édition a apporté sous nos latitudes l'ensemble de ses publications existantes, dont la fameuse trilogie des Dragons-Thé, mais aussi d'autres albums comme Princesse Princesse ou plus récemment, le roman graphique La Gardienne des Papillons. L'oeuvre de Kay O'Neill se caractérise par des univers enchantés qui lorgnent souvent du côté de la fantasy, mais aussi pour des récits très "feel good", appréciables autant d'un public jeunesse qu'adulte.
Aussi, lors de son passage en ce début d'année sur Paris, nous sommes allés à la rencontre de Kay O'Neill pour aborder sa façon d'écrire, dessiner et penser ses univers. Une riche interview que nous vous proposons également à l'audio pour les anglophones, via le podcast First Print. Nous remercions également Antoine Boudet pour la retranscription de cet entretien.
Bonjour. C'est vraiment un plaisir de vous recevoir. Comment allez-vous ?
Je vais bien, et vous ?
Très bien. D’autant que je n'ai pas eu à signer beaucoup de livres au cours des deux dernières semaines, alors je pense que je vais peut-être un peu mieux que vous.
*rires*
Je crois que c'est la première fois que vous venez en France, n'est-ce pas ?
Oui.
Pour les personnes qui ne vous connaissent pas, pourriez-vous vous présenter un tout petit peu ? C'est vraiment la question basique par laquelle je commence toujours.
Oui, bien sûr. Je m'appelle Kay. Je suis une romancière graphique / dessinateurice / illustratreurice néo-zélandaise. Tous mes livres, jusqu'à présent, sont également publiés en français. Ils s'adressent surtout aux jeunes de 8 à 13 ans, mais pour être honnête, les gens qui viennent aux séances de dédicaces sont de tous les âges : des enfants avec leur parents, des adultes sans enfants, beaucoup d'adolescents. Donc oui, je pense... j'espère qu'ils s'adressent à tout le monde.
Vous avez donc vécu toute votre vie en Nouvelle-Zélande. Quel est le paysage éditorial de la bande dessinée là-bas ?
Il est plutôt très bien pour la taille du pays. Nous avons une communauté très forte de gens qui font des bandes dessinées et des romans graphiques. Évidemment, le secteur de l'édition est plus petit. Pour être franc, nous n'avons pas autant de maisons d'édition (qu’en France ou qu'aux États-Unis, ndlr). Il n'y en a pas beaucoup qui se spécialisent dans les romans graphiques, mais les gens en font souvent dans le cadre de leurs études universitaires ou de leur temps libre, ou bien ils travaillent comme illustrateurs et dessinateurs tout en faisant des romans graphiques. Récemment, de nombreuses personnes ont créé des bandes dessinées sur le web et ont signé des contrats avec des maisons d'édition américaines.
Et vous lisez des bandes dessinées depuis le début ?
J'ai lu des mangas. J'ai en quelque sorte commencé par les mangas. Quand j'étais plus jeune, je n'étais pas vraiment attiré(e) par des choses comme Tintin ou d'autres types de bandes dessinées. Je les connaissais, mais ce n'était pas quelque chose que je voulais faire. Et puis quand j'ai commencé à lire des mangas à l'âge de 12 ans à la bibliothèque, j'ai commencé à les acheter, et je me suis dit que c'est ce que je voulais faire. C'est cette forme de narration que je voulais vraiment essayer.
Qu'est-ce qui vous plaît tant dans ce type de narration ?
Je pense que j'ai aimé, tout d'abord, le dynamisme des mises en page. J'aime l'équilibre entre le drame et l'humour. J'aime ce contraste. Les mangas que j'ai lus étaient toujours très drôles, mais je pense qu'ils intègrent presque tous un humour de qualité. Même s'ils sont très sérieux et que l'histoire est plus dramatique, il y a toujours des moments drôles. Mais j'aime l'art et la priorité accordée aux personnages, aux relations interpersonnelles, à leurs dynamiques et à leurs sentiments. J'étais également très attirée par les tranches de vie qui traitaient des choses du quotidien.
Comment passe-t-on du statut de lecteurice de BD et de manga à celui d'auteurice de romans graphiques ?
Ce qui m'a principalement inspiré(e) dans le manga, c'est l'idée que les bandes dessinées peuvent prendre toute forme parce qu'elles traitent de tous les sujets : il y a de la fantasy, de la science-fiction, de l'action, de la romance. Je ne me sentais donc pas limité(e) par un quelconque genre. Je pense que cela m'a permis de réfléchir au genre d'histoires que je voulais vraiment raconter. Mais je ne songeais pas à me faire publier. Je les faisais juste pour les mettre en ligne, comme des bandes dessinées sur Internet. Vous avez cette liberté car personne ne vous oblige à faire… Du genre : « ces bandes dessinées sont très populaires en ce moment, alors faites ça ! » Vous pouvez penser à ce que vous voulez vraiment faire.
Il n'y a pas de pression.
Je suppose que je savais ce qui marcherait... Parce que je postais en ligne, certaines choses recevaient plus de commentaires que d'autres. Je pouvais donc savoir si les gens s'intéressaient à ces Princesses ou à ces Dragons-thé. C'était bien d'avoir ce genre d'avis, mais je n'avais pas de pression. Et parmi les gens en France qui sont venus aux séances de dédicaces, il y a des gens qui me disent « Je vous ai suivi sur Tumblr en 2016. J'ai vu le premier Princesse Princesse quand vous l'avez posté. »
Mais Tumblr n'existe plus, non ?
Non, ça existe. Encore ! Les gens reviennent. Oui, tout le monde revient.
Ce n'est pas juste une archive.
Pas tout à fait, non non. C'est beaucoup plus calme qu'avant, mais oui, ça existe toujours.
C'est donc là que vous avez commencé à publier vos pages, sur Tumblr ?
Oui.
Et à quel moment avez-vous été remarqué(e) par un éditeur ? Parce que je suppose que l'objectif principal a toujours été d'être publié(e) sous une forme physique.
Oui, je suppose que c'était le but, mais j'avais un travail à côté que j'allais faire aussi longtemps que nécessaire. J'étais assez hésitant(e) à l'idée de devenir un(e) artiste à plein temps. En effet, j'ai réalisé un projet dans lequel je n'étais que la dessinateurice et je ne me suis pas sentie pleinement satisfait(e). Je savais que je voulais tout faire. Il fallait que ce soit mon histoire. Évidemment, je dirais qu'en Occident, les romans graphiques sont en plein essor depuis environ cinq ans, mais avant cela, il n'y avait pas beaucoup de bandes dessinées en ligne publiées sous forme de livres. Elles étaient conçues de manière tout à fait distincte. Donc oui, c'était un objectif que j'avais en tête, mais je ne le trouvais pas réaliste, surtout en vivant en Nouvelle-Zélande.
Savez-vous ce qui a pu changer dans la perception du public vis-à-vis des bandes dessinées en ligne ? Parce que oui, comme vous l'avez dit, il y a maintenant beaucoup de webcomics qui sont publiés et nous avons parlé avec Ariel Ries qui est passée par là. On sait que Wendy Xu (Les Particules Infinies) a également fait des webcomics. Vous connaissez ces artistes, alors quelle est votre perception du changement public qui s'est produit au cours des cinq dernières années ?
Je pense que cela s'est produit à plusieurs niveaux. L'un d'eux est que beaucoup de bandes dessinées en ligne ont fait des Kickstarters et se sont lancées dans le crowdfunding. Je pense que la France a un site web différent qu'elle utilise (Ulule et Kiss Kiss Bank Bank, ndlr) mais je pense que c’est un aspect similaire : des campagnes de crowdfunding vraiment vraiment réussies. Le fait d'avoir des livres imprimés montre qu'il y a une énorme demande. Dans mon cas personnel, c'est mon éditeur Ari Yarwood, qui travaillait chez Oni Press et qui cherchait un livre LGBT pour enfants comme Princesse Princesse. Je pense qu'il y avait peut-être une mentalité plus conventionnelle qui voulait que si quelque chose était en ligne gratuitement, les gens ne paieraient pas pour l'avoir. Mais en fait, non, si ce sont des fans, ils voudront payer. Ils voudront aussi leur copie physique. Je pense donc qu'ils ont compris qu’en réalité vous avez déjà développé un public organique qui est vraiment enthousiaste à l'idée d’acheter une version imprimée.
Vous avez dit que vous étiez très influencé(e) par les mangas et l'animation, et cela se voit dans vos œuvres. Je suppose que vous diriez que Miyazaki est l'une de vos influences, mais quelles sont les autres ?
J'ai lu beaucoup de livres que j'ai adorés en grandissant. J'ai lu beaucoup de livres plus anciens, comme Little Women et des livres en anglais qui datent de la période pré-industrielle. Je pense que cela influence beaucoup mon travail, ainsi que les contes populaires et les histoires fantastiques.
Et puis vous aimez vraiment dessiner des personnages avec des oreilles ou des parties d'animaux.
Oui, c'est vrai.
Cela semble vraiment être une chose récurrente dans vos livres. Est-ce que c'est une sorte de signature pour vous ou…?
Je pense que c'est juste amusant de jouer avec les designs, de rendre les oreilles vraiment expressives. Cela dépend aussi du contexte, parce que si je crée un monde plus fantastique et que je veux montrer que c'est clairement un monde fantastique et qu'il y a beaucoup de gens différents qui y vivent, c'est une façon amusante d'explorer cela. Dans la Baie de l'Aquicorne, tout le monde est humain à l'exception des créatures magiques. Cela dépend donc de ce que j'essaie de représenter. Mais je trouve aussi qu'ils sont très amusants à dessiner.
Qu'est-ce qui fait un bon chara-design ?
Je suppose que c'est quand je peux dessiner rapidement et comprendre le personnage, ce qui arrive généralement à la fin du livre plutôt qu'au début. En général, c'est à la fin que je peux dire si j'ai réussi à concevoir ce personnage ou non.
Faites-vous beaucoup de tests lorsque vous commencez un nouveau projet ?
Oui, je commence toujours par des carnets de croquis plutôt que par le numérique. Un stylo et du papier. Cela dépend du livre, pour être honnête. À chaque fois que je termine un projet et que je reviens en arrière pour regarder mes carnets de croquis, je suis surpris(e) de voir à quel point j'ai oublié que j'ai fait tout cela et qu'il a fallu un long voyage pour que le personnage s’affirme, du tout début jusqu’à que je me dise officiellement : OK, je dois commencer à faire le livre maintenant.
Parce que vous avez peut-être la tentation de revenir en arrière et de tout refaire parce que, parfois, je suppose que vos personnages évoluent et que la direction que vous avez prise au départ n'est peut-être pas la même qu'à la fin.
Oui, c'est toujours...
Frustrant ?
Ce n'est pas trop frustrant ! Je pense que c'est une chose qu'il faut apprendre, de pouvoir se dire « C’était comme ça à ce moment-là, je ne pouvais pas faire mieux que ce que je pouvais faire à cette époque. » D’autant qu’il faut deux ans pour réaliser un roman graphique et encore un an pour le publier. Donc, au moment où il sort, j'ai bien évidemment changé. Peut-être que mes goûts ont changé, peut-être que mes compétences ont évolué. Mais je ne peux pas revenir en arrière et modifier le livre avant sa sortie. Je dois donc accepter que ce livre soit une sorte de portrait de moi à cette époque. De la personne qui l'a fait, qui a pu le faire, qui a fait de son mieux et qui a essayé de faire quelque chose d'honnête à ce moment-là. Et même si j'ai changé depuis, je dois accepter qui j’étais.
Vous n'êtes donc pas trop dur(e) avec vous-même lorsque vous regardez vos premiers travaux ?
Je suis plutôt dur(e) avec moi-même ! Je suis assez dur(e) avec moi-même. Mais cela dépend des jours. La plupart du temps, je l'accepte. Et certains jours, je me dis « J'aurais aimé faire ça différemment ! » Mais on ne peut pas, alors bon…
Est-ce que dès le départ que vous avez décidé de faire des livres pour un jeune public, principalement pour les adolescents ou les pré-adolescents, garçons et filles ?
C'est arrivé naturellement. J'ai commencé avec Princesse Princesse, qui n'était pas vraiment destiné aux enfants. Je voulais juste faire quelque chose d'amusant. La plupart des utilisateurs de Tumblr sont des adolescents et c'est un peu pour eux que je l'ai créé. Mais comme il s'agit d'un conte de fées fantastique, ce n'est pas trop gore ou adulte, donc ça marche très bien pour les enfants et je pense que c'est celui où j'ai essayé de faire le plus de gags et de le rendre assez humoristique. Et comme ce récit avait déjà trouvé son public, je pense que je me sentais à l'aise avec cette tranche d'âge pour Le Cercle du Dragon-Thé. Mais j'essaie d'inclure des personnages de différentes générations dans une même histoire, de sorte que vous voyez des personnages d'âges différents interagir, partager, discuter d'idées et apprendre les uns des autres.
Et je pense que c'est peut-être une façon pour les gens de tous âges de se voir dans le bouquin ?
Oui, je le pense. Je l'espère.
Je voulais savoir s'il y avait des règles spécifiques quand on écrit pour un jeune public.
Des choses que je dois garder à l’esprit…?
Oui.
Je pense que l'essentiel est de ne pas sous-estimer les enfants, ou n'importe qui en réalité, mais surtout les enfants. Je pense que dans mes livres, j'essaie toujours de faire la part des choses entre ce qui est dit et ce qui est montré, et j'ai beaucoup de pages où il n'y a pas de dialogue non plus. C'est donc au lecteur de décider ou de voir ce qu'il voit, et surtout aux personnages de voir ce qu'ils veulent voir. Je pense donc que cette ambiguïté est très importante pour les enfants, tout comme l'humour et les choses mignonnes et amusantes, et qu'elle les invite à découvrir le monde. Dans le cas du Dragon-thé, les enfants/lecteurs sont invités à réfléchir à ce que serait son propre Dragon-thé. « Comment cela se passerait-il si je m'occupais d'un dragon ? Et si on avait ce compagnon pour la vie dont il faut s'occuper, que l'on chérit au fond de nous même, au coeur d'un lien si spécial ? » On les invite à... Lorsque j'ai animé des ateliers dans le passé, nous avons conçu notre propre Dragon-thé. Chacun décide alors de sa boisson et peut choisir n'importe quoi. Il peut s'agir d'un chocolat chaud. Il peut s'agir d'un thé ou de n'importe quoi d’autre.
Ohh, les Dragons-café existent ?!
Oui, des gens ont imaginé des Dragons-café. *rires*
Mais parlez-moi de l'histoire des Dragons-thé. Comment un concept aussi délicieux vous est-il venu à l'esprit, à savoir que nous avons des petits dragons avec des feuilles de thé !
C'était à l'époque où j'avais beaucoup plus de temps libre. Je ne faisais pas beaucoup de livres ou de bandes dessinées. Je pense donc que j'avais plus de temps pour les idées et le brainstorming, et j'ai pensé que c'était une idée mignonne. Je pense toujours au thé. Je pense toujours aux dragons. Je pense donc qu'inconsciemment, les deux idées se sont rejointes. Et j'aime vraiment les dragons mignons. J'aime aussi les personnages qui... Je veux dire que j'aime aussi les créatures qui ont ce sens de la compagnie ou de la loyauté, l'idée d'une loyauté autour d'eux que je peux construire et créer. Et donc oui, je les ai postés sur Tumblr et les gens m'ont tout de suite demandé : « Comment ça marche ? À quoi ressemblent-ils ? À quoi ressemble ce dragon ? À quoi ressemble celui-ci ? » Donc oui, nous avons eu une bonne réaction. Je pense que je me suis dit que c'est une bonne indication et que cela vaut peut-être la peine d'être développé.
Est-ce que cela prend du temps, après avoir conçu les personnages, de construire le monde ?
Oui, cela demande un peu de temps. Je pense que le concept des dragons est venu en premier, puis j'ai décidé d'en faire un livre. À partir de là, je me suis demandé « OK, qui seraient les personnes qui s'occuperaient d'eux ? Quelles sont les valeurs ou les idées dont je veux parler avec ces dragons, ces personnages et ces choses ? » Et puis, tout naturellement, j'ai développé l'ensemble de l’histoire.
Vous utilisez toujours le fantastique comme un outil pour parler de choses que nous vivons au quotidien : trouver sa place, le temps qui passe... Comment équilibrez-vous les thèmes avec l'histoire ?
Je pense que, pour ma part, je commence par l'aspect visuel. Pour La Gardienne des Papillons : l'image d'une personne tenant une lanterne avec des papillons de nuit, seule, était pour moi une idée très forte. À partir de là, les questions qui se posent - comme le sentiment d'isolement, d'être tout petit, de trouver sa place dans l'univers et de devoir reconnaître sa propre valeur et sa propre raison d'être - toutes ces choses sont des choses auxquelles je pense en permanence. Je suppose donc que c'est naturel, que c'est une façon pour moi de traiter mes pensées et mes idées à travers ce type d'éléments visuels que j'aime - la fantaisie, parce que je n'ai alors aucune restriction.
Avez-vous un scénario lorsque vous travaillez sur vos albums ? Comment travaillez-vous techniquement ?
Oui. Je commence par l'idée, les grandes lignes, puis j'en discute avec mes éditeurs. Ainsi, nous sommes sur la même longueur d'onde dès le départ, plutôt que de nous rendre compte plus tard que quelque chose doit être modifié. Nous avons donc discuté de l'idée, peut-être du public visé, du but de l'histoire, du parcours des personnages. Ensuite, une fois que tout est en place, je commence à rédiger le scénario, qui peut nécessiter plusieurs étapes d'approbation ou de discussion avec mes éditeurs. J'essaie de conserver la structure de l'histoire et de ne pas trop la perdre, sauf si je me rends compte que quelque chose ne fonctionne pas. Ensuite, je passe assez progressivement aux miniatures, puis à la réalisation de l'œuvre.
Vous nous disiez que vous travailliez en numérique ?
Oui. Enfin, pour le découpage, je travaille au crayon et à la main parce que je pense que cela aide les idées à devenir plus naturelles.
C'est ça, tout à fait. Je fais le découpage de la planche et place les dialogues, s'il doit y avoir du texte ou non, en somme pour définir le rythme. Après cette étape, je fais grosso modo tout en numérique.
Dans la trilogie du Dragon-thé, vous êtes passé d'une histoire très courte à des récits de deux ou trois fois plus de pages. Est-il plus facile pour vous d'écrire des histoires courtes ou longues ?
Avec Le Cercle du Dragon-Thé, la première histoire, je l'ai écrite pendant que je travaillais / étudiais, donc... et c'était une bande dessinée en ligne au départ. Je n'avais donc pas beaucoup de temps... C'est un peu comme si je me disais « OK, j'ai besoin d'une histoire réaliste, alors quelle est la plus petite quantité de pages que je peux avoir pour raconter l'histoire que je veux raconter avec cette introduction à ce monde » et je suppose que j'ai pensé qu'elle pourrait être autonome, mais je savais qu'il y avait beaucoup plus de choses que je voulais dire avec ces personnages et que je voulais explorer avec ce monde. Et puis, au fur et à mesure, j'ai pu consacrer de plus en plus de temps à la réalisation des bandes dessinées, ce qui m'a permis d'imaginer des histoires plus longues. Et maintenant, parce que je travaille à plein temps sur ce projet, je peux penser à des histoires plus complexes.
Donc s'il y avait un quatrième épisode des Dragons-thé, il ferait environ 300 pages.
*rires* Peut-être pas tout à fait aussi long. C'est encore pour les enfants, il ne faut pas que ce soit trop long.
Mais c'est peut-être une chose à laquelle vous pensez lorsque vous écrivez ? Parce que le deuxième et le troisième font plus de 100 pages, ce qui pourrait être long pour, je ne sais pas, les jeunes ? Y pensez-vous ?
Je pense que 100 pages, c'est encore pas mal pour un roman graphique pour enfants. C'est à peu près la norme. Deux ou trois cents serait assez long, oui. La Gardienne des Papillons, c'est 240 ou quelque chose comme ça, donc un peu plus pour les plus âgés.
J'ai également remarqué que vous semblez aimer faire beaucoup de pages sans dialogues, afin d'avoir un équilibre entre les dialogues et les scènes calmes. Est-il plus difficile de montrer ou de raconter quelque chose sans paroles ?
Oui et non. Je pense que cela peut être... Je ne veux pas que ce soit trop ambigu, ne pas avoir quelqu’un qui regarde la page sans être sûr de ce que j'essaie de dire. Mais je ne veux pas non plus que ce soit... J'aime avoir la possibilité de laisser le lecteur ressentir et comprendre de lui-même. C'est pourquoi j'aime personnellement les pages sans dialogue. Ces pages sans dialogue sont en quelque sorte ma raison de vivre.
Vous avez peut-être plus de liberté. Vous pouvez les redessiner…
Oui, et avoir des moments où rien n'a besoin d'être dit. C'est mon idéal, atteindre un niveau où je peux avoir ces pages dans lesquelles il n'y a rien à dire.
Vous n’avez pas envie de faire un roman graphique totalement silencieux ?
Pas tout à fait, mais l'équilibre en est là, oui. Avec le temps, mes scripts deviennent de plus en plus courts. *rires*
Tout le monde a remarqué que la nature est très importante dans toutes vos œuvres, des Dragon-thés à la Gardienne des Papillons. Je ne sais pas si c'est parce que vous vivez dans un pays sauvage qui vous a peut-être influencé dans votre quotidien et que vous avez voulu le montrer dans votre art ?
Oui, je pense que c'est définitivement le cas. Comme toutes mes histoires, même si elles ne se déroulent pas en Nouvelle-Zélande, il y a des endroits que je connais, que j'ai visités en grandissant et avec lesquels j'ai des liens personnels. Les sentiments que je veux exprimer, en particulier dans La Gardienne des Papillons où j'ai directement utilisé beaucoup de paysages venant de mes propres photos et mes propres dessins pour les arrière-plans... Je voulais communiquer les sentiments que je ressentais quand je me trouvais là-bas et dans ces endroits. Et je suis vraiment reconnaissante d'avoir la Nouvelle-Zélande un peu comme ma maison, où je peux aller dans ces espaces sauvages, tout en restant chez moi.
Vous n'auriez pas pu faire la Baie de l'Aquicorne si vous viviez à Paris.
Je ne sais pas. Oui, j’imagine, c'est peut-être vrai…
Une Aquicorne dans la Seine, ce serait horrible.
*rires*
Elle serait renversée par un vélo ou…
Oh non !! Pas un scooter !!
Mais à propos de cette thématique, de la nature mais aussi des thématiques queer que vous mettez dans vos ouvrages : dans quelle mesure est-il important pour vous de parler de ces choses dans des histoires pour enfants ?
Ohh, c'est tellement important. J'aurais aimé avoir plus de livres comme ceux-là quand j'étais jeune. Ça m'aurait vraiment aidé à comprendre certaines choses plus rapidement et à montrer une façon idéale d'être ou... Pas idéale, mais les possibilités. Montrer les possibilités, je pense que c'est quelque chose de très important dans les bouquins, et surtout dans les bandes dessinées où il n'y a pas besoin d'en dire trop. C'est juste le personnage, sa façon d'être et il y a d'autres choses qui se passent et il y a d'autres sortes de pensées et la façon dont ils vivent… Tout ce genre de choses est plus important que leur simple identité. Je pense que c'est le genre de travaux que j'aurais aimé voir plus souvent quand j'étais jeune et aujourd'hui, heureusement, il y en a beaucoup plus qui sont publiés et réalisés.
Mais n'avez-vous pas eu peur que votre travail soit marginalisé ou même interdit, par exemple aux États-Unis ou dans d'autres pays ? Parce que c'est quelque chose que nous avons vu ces dernières années.
Je ne peux pas empêcher les gens de le faire, mais cela ne m'empêchera jamais de faire les albums que je veux faire, qui devraient exister, qui sont importants pour moi et qui reflètent le genre de monde dont je veux être citoyenne, que je veux contribuer à créer. Il n'y a aucun intérêt à faire des livres si je ne montre pas ça ou si je ne contribue pas à ça. Et j'espère que mes livres sont ma contribution à la création de ce genre de lieu.
Pouvons-nous parler un peu de votre dernier livre, Le Gardien des Papillons ? Vous avez dit que vous aviez eu l'idée d'une fille avec une lanterne. Pouvez-vous nous expliquer comment vous êtes passé de cette idée à un livre de 240 pages ?
En fait, c'est une idée que j'ai retrouvée dans un carnet de croquis que je n'avais pas sorti depuis des lustres. J'essayais de réfléchir à la suite à donner à mon livre et je suis tombé sur ce dessin d'un personnage se tenant seul avec les papillons de nuit. Au début, je pensais le destiner à un groupe d'âge très jeune. Mais plus j'y réfléchissais, plus je pensais que les thèmes convenaient à une tranche d'âge un peu plus mûre, où Anya doit vraiment passer d'une enfance où elle n'a pas beaucoup de responsabilités à une situation où elle doit vraiment prendre sa place dans la communauté et décider où elle veut être et quelles sont ses relations avec les gens qui l'entourent, tout en apprenant beaucoup sur elle-même, sur ses propres capacités et ses propres limites.
Au fur et à mesure qu'Anya découvre son nouveau travail, elle comprend aussi qu'elle subit beaucoup de pression, beaucoup de charge mentale... Est-ce une façon de raconter votre histoire ? Parce que peut-être que lorsque vous avez découvert le métier d'artiste professionnel, cela vous a aussi beaucoup pesé mentalement.
Oui. C'était très drôle lorsque mon éditrice a écrit une note décrivant l'histoire, elle a dit : « c'est une histoire sur le passage à l'âge adulte, de la fantaisie et d'autres choses, mais c'est aussi sur le burn-out. » Et je me suis dit « ohh, tu as raison ! » Je n'y avais même pas pensé.
C'est ce qui m'a frappé en premier lieu. Je me suis vraiment dit de l'héroïne « elle va faire un burnout ! »
Mais je n'en ai pas été consciente. Le burn-out est une chose avec laquelle je me bats constamment, alors c'est drôle que ce soit un peu inconscient, parmi les choses auxquelles je pense constamment. Mes valeurs et mes propres luttes finissent par se retrouver dans le livre. C'est comme si chaque livre était une sorte d'empreinte de ce que j'étais à ce moment-là. Dans le cas de La Gardienne des Papillons, je me sentais vraiment épuisée, et c'est ce qui s'est dégagé de ce livre.
Vous avez changé de style graphique dans ce projet par rapport à l'ouvrage précédent. Qu'avez-vous changé sur le plan technique ?
Le style des Dragons-thé est assez exigeant en termes de main d'œuvre, avec cette sorte de peinture, de superposition et autres. Il a fallu beaucoup d'énergie mentale pour réfléchir à la manière de structurer le dessin sur chaque page afin que je puisse venir l'éditer et le modifier, ça a représenté beaucoup de travail supplémentaire. Alors que la Gardienne des Papillons est presque la manière la plus directe que je puisse dessiner, où il n'y a que les lignes et où la couleur est essentiellement faite d’aplats, avec des tons, des couleurs... Je pense donc que je voulais une manière plus directe de dessiner et de moins de travail pour pouvoir faire une histoire plus longue. Sinon, je serais coincé à ce nombre de pages pour toujours.
Combien de pages pouvez-vous dessiner par jour en faisant ce style de dessin ?
Sur la Gardienne des Papillons ? Ça dépend. Je pense qu'environ 250 pages sont suffisantes pour cette histoire, mais à l'avenir, si j'utilise plus de noir et blanc ou de tons, je me vois capable d'en faire plus. Il s'agit simplement de savoir comment répartir le travail.
Mais ce n'est pas quelque chose que vous voulez peut-être faire ? Juste des pages en noir et blanc et laisser la mise en couleur à un autre artiste ? C'est ce qui s'est fait dans l’industrie.
Je pense que s'il y a de la couleur, je veux la faire, mais j'aimerais bien faire du noir et blanc à l'avenir, ou juste avec des teintes limitées.
Êtes-vous publié(e) en Asie ?
Je crois qu'il y a quelques versions coréennes, mais c'est tout.
Vous ne visez donc pas spécifiquement ce type de marché ? Je veux dire... peut-être que vous ne pensez pas en termes de marchés, mais plutôt en termes de public.
Oui, je ne pense pas trop aux marchés régionaux. Lorsque je me suis lancé dans ce projet, je ne pensais absolument pas aux différentes versions. Je ne faisais que raconter l'histoire. C'est donc à d'autres éditeurs, à d'autres marchés de décider s'ils pensent que cela fonctionnera chez eux.
Votre travail a également été décrit comme une « lecture réconfortante »... Je ne sais pas comment le dire. Ce sont des histoires vraiment chaleureuses : il n'y a rien de sombre, il n'y a pas de désespoir, même si les personnages traversent parfois des épreuves difficiles. Comment décririez-vous ce réconfort que vous mettez dans vos histoires ?
Je pense que c'est comme vous dites, des histoires où le conflit et la lutte sont davantage à l'intérieur des personnages. Comme s'ils se battaient avec quelque chose de particulier — leur identité, ce qu'ils veulent faire, leur passé ou leur avenir — alors que le monde qui les entoure n'est pas nécessairement aussi conflictuel. C'est une sorte d'endroit qui les invite à grandir, à se développer et à devenir la personne qu'ils veulent être. Il les attend. Je voulais créer cet espace, en particulier pour les enfants.
Je ne lis pas tout ce qui s'adresse au jeune public, mais il me semble que ces bandes dessinées sont plutôt rares parce que vous ne cédez pas à la tentation du cynisme du monde dans lequel nous vivons. Est-ce difficile d'essayer de rester optimiste dans vos histoires ?
Euh, je suppose que… ce n'est pas difficile. Je pense que c'est ce que je peux faire. C'est ce que je ressens. C'est la chose que je suis capable de faire ou que je veux dépeindre naturellement. Donc, avoir une sorte de force sombre et lourde, des forces maléfiques et autres, ne serait pas naturel pour moi. Et ce n'est pas nécessairement... Je pense que c'est quelque chose que j'explorerai peut-être davantage dans d'autres œuvres, mais jusqu'à présent, ce n'était pas nécessaire pour l'histoire que je voulais raconter avec ces personnages. Il y a toujours suffisamment de choses qui se passent avec des personnages confrontés à des choses comme le deuil, l'épuisement, l'identité, l'appartenance et l'établissement de qui ils sont. Je pense donc qu'il y a toujours eu, pour moi, suffisamment d'histoire à raconter dans ces domaines. Je veux donc que l'univers les englobe quasiment.
Le fait que vos livres connaissent un grand succès et qu'ils soient couverts par la presse internationale a-t-il changé quelque chose dans votre vie quotidienne ?
Je pense que je me sens plus fière de ce que je fais. Il m'a fallu beaucoup de temps pour accepter que je pouvais faire cela à plein temps, que c'était mon travail désormais.
Vous avez peut-être dû faire face au syndrome de l'imposteur ?
Oh, bien sûr. Oui, non, tout le temps, tout le temps... C'est toujours le cas. Mais je pense que le fait de venir ici et de voir que même dans une langue complètement différente, ce sont les mêmes idées qui traversent les gens et qu'ils y réagissent de la même façon, m'aide vraiment à me sentir à l'aise. Cela m'aide vraiment à sentir que je fais quelque chose de bien, que je parviens à communiquer d'une manière qui me convient vraiment.
Vous avez une discussion avec les lecteurs sur la façon dont certains livres ont pu être importants pour eux ? Vous avez l'impression de faire quelque chose d'important pour les gens ?
Oui, oui, sans aucun doute. Parce que le reste du temps, je suis à la maison avec mon... Je ne suis pas seule, j'ai mon partenaire, une communauté créative très chaleureuse et toute la communauté néo-zélandaise de la bande dessinée qui me soutient beaucoup et qui est assez petite et très soudée. Je ne suis donc pas seul(e), mais je le suis d'une certaine manière parce que je ne vois pas directement les résultats de ce que je fais. C'est donc très agréable, très valorisant de voir et de rencontrer autant de gens.
Que vous réserve l'avenir ? Que pouvez-vous nous dire ?
Un peu plus de la même chose. J'espère faire plus d'histoires pour jeunes adultes, donc un peu plus âgés, mais pas avec des thèmes similaires.
Je pense que chacun de mes projets sera très différent, parce que je grandis et change tellement entre chaque livre que je pense qu'ils auront toujours ce feeling légèrement différent, je l'espère. D'un point de vue pratique, j'ai deux autres one-shots à paraître chez le même éditeur que La Gardienne des Papillons (Bliss, donc, ndlr). L'un d'entre eux est terminé et je suis sur le point de commencer l'autre. Donc oui, je travaille toujours.
J'espère que vous travaillerez encore pendant les dix prochaines années ! Et nous attendons ce roman graphique cyber-punk, sombre et sanglant.
Ce sera pour ma retraite, oui ! *rires*
Merci beaucoup Kay d’avoir été avec nous et d'avoir répondu à ces questions.
Merci beaucoup. C'était génial.