Pendant que la théorie de l'intelligence artificielle comme simple outil fait son chemin dans les mentalités, la réalité rattrape doucement le marché du travail. Aux Etats-Unis, le groupe Sony Pictures vient tout juste de prendre position. En s'adressant aux investisseurs, le président de la compagnie, Tony Vinciquerra, a expliqué que le studio allait investir massivement dans la technologie de l'IA générative, pour miser sur "l'efficacité" de production au cinéma et à la télévision. Dans les milieux professionnels concernés, on s'interroge sur cette décision historique, qui amorce une transition conséquente à Hollywood. Dans la liste des enjeux qui auront mené aux deux grèves consécutives des syndicats WGA et SAF-AFTRA l'an dernier, l'intelligence artificielle avait fini par prendre une place de plus en plus importante dans les négociations avec les représentants de l'AMPTP.
Pour rappel, en mars derniers, les représentants de la compagnie OpenAI, leader sur le secteur de l'intelligence artificielle, avaient organisé plusieurs rencontres avec différents patrons de studios. Avec un plan de bataille précis en tête : offrir de minimiser les coûts pour la production d'œuvres de fiction, en se basant sur leur dernière trouvaille, Sora, une IA générative spécialisée dans le domaine de la vidéo. Ces premiers échanges ont visiblement porté leurs fruits.
Rise of the Robots
Tombée comme une bombe, la prise de parole de Vinciquerra n'a pas été formulée au hasard. En ce moment même, les grands studios américains se retrouvent embourbés dans une énième séquence de négociations : après les syndicats des scénaristes et des acteurs(ices), l'organisation syndicale IATSE, une association de professionnels qui brasse dans différents corps de métiers associés à la production audiovisuelle, est actuellement en pleine tractation avec les financiers pour définir la nouvelle charte des accords salariaux. Vinciquerra estime que les négociations du moment, en accord avec les différentes chartes signées par la WGA, la DGA et la SAG-AFTRA, allaient indiquer l'étendue des possibilités pour l'accélération de l'IA à Hollywood. Il précise aussi que la réalité des contrats pose un frein à l'expansion de ces nouvelles pratiques.
Pour rappel, les accords salariaux signés l'an dernier indiquent que les studios sont désormais en capacité d'utiliser l'IA, mais seulement dans un espace restreint. La charte signée par la
SAG-AFTRA pour les métiers de figurant(e)s et de comédiens(nes)
est même plutôt claire de ce point de vue.
Dans le secteur de l'animation, cette inquiétude croissante motive la proactivité. Au début de l'année, le syndicat
The Animation Guild a commandé une étude, doublée d'une enquête d'opinion auprès de trois cent professionnels basés à Hollywood (dans la production, le management, etc) pour mesurer les dangers éventuels de l'intelligence artificielle sur les métiers du cinéma et de la télévision. Réalisée par les consultants de
CVL Economics l'étude en question (
accessible publiquement) présente quelques résultats probants.
En résumé : si l'IA n'en est qu'à ses débuts pour le moment, l'essentiel des commentateurs interrogés estiment que la technologie risque de raser une bonne partie de l'emploi à Hollywood dans différentes couches professionnelles. Via les suppression de postes, ou consolidation de positions existantes au sein de certains pôles de compétence. Au hasard, on peut imaginer qu'une équipe en charge du développement artistique au sein d'un studio pourrait passer de plusieurs dizaines d'employés à... quelques uns, en charge de superviser et d'encadrer un pipeline créatif alimenté par l'IA.
Pour donner quelques chiffres :
- Sur les trois cent compagnies interrogées, les trois quarts valident l'idée d'une réduction de la masse salariale au profit de l'intelligence artificielle générative.
- D'ici les trois prochaines années, l'étude envisage la suppression de 204.000 emplois au global.
- Dans les métiers concernés : ingénieurs du son, comédien(ne)s de doublage, concept artistes, modélistes 3D, mixeurs, techniciens de l'audio' et de la vidéo, et pour un tiers des interrogés, les sound designers, spécialistes du compositing et designers graphiques seraient aussi impactés.
- Plus de deux tiers des entreprises basées à Hollywood associées à la production de contenu auraient d'ores et déjà investi dans la technologie.
- Le doublage serait en ligne de mire pour les exportations de films anglophones et importations de films étrangers.
- 80% des "early adopters" de l'IA générative auraient adopté la technologie pour "faciliter" le flux de post-production, autrement dit, les aux effets visuels ou effets spéciaux.
- 77% des interrogés utilisent déjà au quotidien l'IA générative pour la génération de photographie, pour la modélisation de décors ou la rotoscopie.
- Les offres pour les concept artistes seraient en net recul depuis l'an dernier.
L'étude évoque aussi le secteur du jeu vidéo, directement concerné. Un article du Hollywood Reporter sur le sujet prend l'exemple d'un illustrateur professionnel, qui avait reçu comme requête "d'améliorer" une série de visuels générés sous IA. Un autre explique avoir eu une entrevue récemment avec un studio de jeu vidéo pour un poste de directeur artistique. L'employeur lui avait alors admis n'avoir "aucun" artiste sous contrat pour la génération de visuels, préférant passer par la technologie Midjourney. En marge de ces exemples isolés, le président d'Electronic Arts, Andrew Wilson, estimait de son côté que 60% du développement des titres produits en interne pourrait être affecté par l'apport de l'intelligence artificielle. Actuellement en pleine crise, le marché du jeu vidéo a récemment traversé une lourde période de licenciements, et il paraît évident que les financiers sont à la recherche de nouvelles méthodes pour continuer à produire en minimisant la masse salariale.
Pour le cinéma, la propagation ne se cantonne pas aux studios basés à Hollywood. En marge de la production du film
Furiosa de
George Miller, la société australienne
Kennedy Miller Mitchell explique avoir investi dans un matériel de pointe pour se préparer à cette version du futur dominée par les robots. Un article
du site LeMagIT détaille la philosophie à l'origine de cette transition (coûteuse sur le plan informatique). Le budget conséquent accordé au dernier volet de la saga
Mad Max aurait apparemment permis de financer le rééquipement de la compagnie, selon
Yan Chen, directeur technique de
KMM. Le studio peut désormais compter sur une infrastructure de pointe. Le responsable résume la situation en s'attardant sur un point crucial : l'enjeu économique.
"Cette infrastructure d’IA générative représente une véritable révolution industrielle dans le cinéma. À Hollywood, les producteurs estiment que l’IA générative devrait leur permettre de produire 300 ou 400 films par an, contre une trentaine aujourd’hui. Néanmoins, cela pose un problème annexe : les gens iront-ils voir autant de films au cinéma ?"
Dans le même temps, le président de DreamWorks, Jeffrey Katzenberg, estimait de son côté que 90% des emplois nécessaires à la fabrication d'un film d'animation pourraient disparaître d'ici les années à venir. Et dès cette année, le Festival International du Film d'Animation d'Annecy a annoncé que les productions utilisant l'intelligence artificielle pourront faire partie des festivités.
Les accords salariaux des métiers de l'animation expireront en juillet prochain. Déjà très mal défendues, les professions du secteur sont donc exposées à un risque sérieux. En plein pendant la production du film Spider-Man : Beyond the Spider-Verse, et compte tenu des problématiques rencontrées sur le dernier volet de la franchise, la déclaration du président de Sony Pictures aurait tout d'une déclaration de guerre à l'aune des négociations à venir. Reste à voir si cette transition, motivée par l'économie au détriment de l'effort humain, sera imposée de force au public ou si les spectateurs auront au moins la possibilité d'être informés correctement.