Monstress est un chef-d'oeuvre de dark fantasy matinée d'éléments d'horreur cosmique et de steampunk qui rafle, année après année, quantité de prix - dont des victoires systématiques pour le travail de son artiste, Sana Takeda. Aussi, quand la dessinatrice est passée à FACTS en compagnie de l'autrice Marjorie Liu avec qui elle travaille depuis maintenant plus de dix ans, il était impossible de manquer cette occasion pour ne pas aller s'entretenir avec elles. Certes, nous avons un peu traîné la patte pour tout restrancrire, mais puisque Monstress a encore cet été reçu un Eisner Award, le timing est désormais parfait pour vous proposer cette double rencontre (les interviews ont été enregistrées séparément) avec l'équipe créative d'une série dont on ne parle décidément pas assez !
La discussion avec Marjorie Liu est également disponible au format podcast via First Print si vous préférez ce format, et sachez que Monstress est disponible (huit tomes pour le moment) chez Delcourt, tandis que le premier tome de The Night Eaters arrivera à l'automne prochain. Si vous appréciez le travail mené avec ces interviews, ne manquez pas de le faire savoir et d'apporter votre soutien en partageant l'article !
Remerciements : Stefan van de Walle, Peter Vermaele et Rémi Lach.
Bonjour Sana Takeda. Ayant vécu toute votre vie au Japon, pouvez-vous nous expliquer comment vous en êtes venue à travailler pour le milieu de la BD américaine ?
J'ai d'abord commencé par travailler dans le monde du jeu vidéo, pour SEGA. En les quittant, j'avais l'envie de faire quelque chose de plus libre, dans l'illustration. Mais lorsque je regarde mes sketches de l'époque, je me rends compte que ce n'était pas vraiment au goût du public japonais. C'est pour cette raison que je me suis dit que j'allais essayer vers un autre pays. Ca n'a pas été facile de démarrer dans le dessin à l'étranger malgré tout. D'abord, j'ai pu subsister grâce à des missions que m'avaient confié d'anciens collègues de chez SEGA. C'était assez difficile, on m'a demandé de dessiner par exemple des robots pour du manga shojo avec des filles mignonnes à grande robe, ce qui n'est pas du tout dans mes cordes. Je voulais vraiment dessiner ce dont j'avais envie en étant indépendante, mais les premiers mois, comme vous le constatez, ça n'a pas été ma tasse de thé.
Comment avez-vous rencontré Marjorie Liu, et qu'est-ce qui a si bien fonctionné dans votre relation pour que vous lanciez ensemble Monstress en creator-owned ?
La première fois, nous avons simplement travaillé ensemble sur la série X-23 pour Marvel. A ce moment, je n'étais pas la dessinatrice régulière, mais je m'occupais de faire des fill in. Marjorie a beaucoup aimé mon dessin, ce qui m'a permis de devenir la dessinatrice de la série. Dès le départ, j'ai beaucoup aimé ses scripts, qui m'avaient l'air très "anti-américains" dans le sens qu'il n'y avait pas beaucoup d'action mais que ça laissait bien plus la place aux luttes intérieures et aux sentiments des personnages. J'ai été surprise de voir ça pour de la bande dessinée américaine.
Combien de temps avez-vous passé à construire les éléments visuels du monde de Monstress avant de vous lancer pleinement dans le dessin de la série ?
En fait, ça n'a pas pris tant de temps que ça. En premier lieu, c'est Marjorie Liu qui m'a donné quelques éléments, quelques mots-clé à intégrer et en me basant dessus j'ai commencé à faire quelques dessins. Et c'est avec ces premiers travaux que nous avons eu ensuite nos discussions pour continuer d'aller de l'avant dans cette construction d'univers. Je ne pense pas d'ailleurs qu'il faille trop construire dès le départ, sinon on se retrouve coincé dans une structure figée. On a donc fait les layouts et les premiers designs avant d'étendre l'univers visuels de Monstress.
On retrouve dans Monstress à la fois une imagerie occidentale et orientale, est-ce que ça a été compliqué de mélanger les deux pour former cette identité visuelle vraiment unique ?
C'est une question difficile ! Je suis née et j'ai grandi au Japon. Je n'ai jamais vécu ailleurs donc j'ai toujours été entourés d'animes, de mangas, tout le reste était assez nouveau. Mais Marjorie m'a dit qu'elle souhaitait aussi qu'il y ait des influences art-déco et steampunk dans Monstress. Ce sont des registres auxquels je ne suis pas du tout habituée. Je me suis dit que si je me contentais d'imiter ces styles et de faire quelque chose d'assez banal, ce serait une insulte pour les fans de steampunk et compagnie. Il fallait donc que je mélange ma propre culture à ces aspects, et c'est quelque chose que je garde toujours en tête, encore aujourd'hui.
Il y a plus de 50 numéros de Monstress publiés aujourd'hui, quel est le plus gros challenge quand on fait une série de long terme comme celle-là ?
En premier lieu, il faut vraiment penser à sa santé en premier, car faire un tel travail c'est quelque chose de très intense, à la fois physiquement et mentalement. Le second aspect le plus difficile, c'est de ne pas se répéter. Quand on est sur quelque chose de très long, on peut avoir la tentation d'être paresseux ou de se laisser aller, il faut donc toujours penser à garder un esprit frais, ouvert, et toujours essayer de nouvelles choses !
Bonjour Marjorie. Comme c'est la première fois que l'on se parle, je suis obligé de commencer par la question la plus basique qui soit. Pouvez-vous vous présenter à celles et ceux qui ne vous connaîtraient pas ?
Bien sûr ! Je m'appelle Marjorie Liu, je suis autrice de comics et de romans. J'étais avocate dans une précédente vie. J'écris des comics depuis maintenant 2006-2007 ; j'ai commencé chez Marvel où j'ai écrit X-23, NYX, Black Widow, Dark Wolverine, puis les X-Men et Han Solo. Dans les dernières années, je me suis concentrée sur l'indépendant, avec Monstress chez Image Comics et The Night Eaters chez Abrams (ndlr : tous deux édités chez Delcourt).
C'est vraiment le résumé parfait ! Alors je n'ai pas envie de vous poser des questions auxquelles vous avez déjà répondu plein de fois, mais j'ai noté un détail : vous n'avez pas grandi en lisant plein de comics. Et d'ailleurs, vous n'avez pas commencé l'écriture par les comics, puisque vous avez écrit 19 romans auparavant.
Mais pas en même temps ! (rires)
Au final, qu'est-ce qui vous a mené vers les comics, du point de vue du médium artistique et de l'écriture ?
Je suis la fille d'immigrants : mon père est chinois, ma mère est blanche. En grandissant, dans ma famille, le métier d'autrice n'a jamais été considéré comme un vrai métier. Dans ma famille, un ingénieur, ou un médecin, c'est plutôt ce genre de métiers que l'on fait. Mais j'ai toujours été passionnée de livres et de lecture. Je ne me suis jamais vue comme une autrice, même si j 'avais fait des brouillons, que je ne finissais jamais. Quand je suis arrivée à la fac, j'ai découvert la série animée X-Men, celle qui vient d'être mise à jour.
Oui, il y a une suite qui est sortie, X-Men '97 !
Cette série était sortie sur la Fox, et j'en suis tombée amoureuse, alors que je n'avais jamais lu de comics X-Men et que je ne connaissais pas ces personnages. Et en sortant de la fac, il y avait un comicshop juste au coin de la rue, et c'est là que j'ai découvert les comics X-Men en tant que tel. Puis Batman, Wonder Woman, et je suis devenue une dévoreuse de comics autour de mes 18 ans. J'ai aussi écrit des fan fictions (rires) sur les X-Men, et en vrai ça m'a beaucoup appris sur l'écriture. Je n'en serais pas là si je n'avais pas fait ces fan fictions, qui m'ont vraiment appris l'essence de l'écriture. Malgré tout, je ne considérais pas ça comme un vrai métier et je ne me voyais vraiment pas devenir autrice. C'est après avoir obtenu ma licence d'avocat, sortie diplômée d'école de droit, et sur mon temps libre, que la fièvre de l'écriture m'a prise. Je pense qu'il y avait une part de moi qui était désespéree à l'idée de rester avocate toute ma vie, il fallait que je fasse autre chose.
J'avais lu pas mal de romances pendant l'école de droit, donc je me suis mis à écrire ma propre romance. Mon premier roman a été écrit en un mois, j'étais obsédée, et c'est comme ça que ma carrière a débuté. Mais à ce moment, je ne pensais pas aux comics. Puis j'ai écrit un roman X-Men pour Simon & Shuster, qui avaient un accord avec Marvel (j'avais dit à mon agent que j'adorais les X-Men et que je voulais faire ce bouquin). Et puisque les agents de Marvel devaient tout approuver, notamment vérifier que chacun des personnages était bien caractérisé, ils m'ont fait des retours qui étaient très positifs. Et c'est là que je me suis dit que je pourrais faire des comics. Je me suis rendue à la toute première New York Comic Con et je me suis présentée aux éditeurs de Marvel. Je leur ai dit "j'ai écrit ce roman X-Men donc si vous avez besoin, je suis là". Je me suis toujours dit que si on veut quelque chose, il faut demander. Je ne savais pas s'ils allaient me répondre, mais ils l'ont fait ! Et ça a pris quelques années pour me trouver le bon projet, qui était NYX, à propos de ces adolescents qui vivent à New York. C'est comme ça que ma carrière a démarré chez Marvel. Je faisais des comics chez eux tout en continuant d'écrire des bouquins de romance, et j'ai fait ça pendant huit ans avant de faire une pause dans la prose. Je me suis alors concentrée sur les comics.
Quelle est pour vous la différence la plus importante dans l'écriture entre prose et bande dessinée ? C'était difficile de s'y adapter ?
Ce qui était intéressant, c'est que dans tous les cas, je suis une autrice qui visualise beaucoup ce qu'elle écrit, et ça aide. La transition d'une forme à l'autre n'a pas été si difficile que ce à quoi je m'attendais, heureusement. J'ai dû apprendre par contre la forme. Pour le dire de façon un peu brute, bon, disons que tu ne vomis pas les mots sur une page...
C'est une bien belle façon de le dire !
(rires) Mais tu vois, vraiment tu te déverses sur la page. Ce n'est pas une collaboration, donc tu es entièrement responsable de ce que tu construis, et du lien télépathique, en sorte, que tu vas placer avec ton lectorat. Mais dans les comics, il s'agit d'une collaboration, donc la moitié de la pression n'est plus sur tes épaules. Il faut donc se rappeler de ça, c'est super important. J'ai dû apprendre à garder l'histoire à son essentiel, soit les relations entre les personnages et l'univers. Ce sont les fondations. Je n'avais pas à m'occuper de la construction de ces personnages et de l'univers par le script. Mais je savais aussi qu'il y aurait quelqu'un pour s'occuper de la partie artistique. Au final, j'étais en train d'écrire pour deux personnes : l'artiste, et le lecteur, car ce dernier ne va pas lire le script, mais bien toute l'histoire faite à deux. Tout le travail est appairé d'une façon qui n'existe pas avec des romans.
Je pensais que ce serait très difficile à faire, mais j'ai eu de très bons conseils de la part de mon éditeur, John Barber. Ca m'a rappelé que je n'étais pas toute seule, qu'il s'agit d'une collaboration, et ça a réduit mon stress. Les mécaniques du script ne sont pas compliquées, je sais écrire une histoire, je connais ces personnages, laissez moi écrire la meilleure histoire possible et je saurais la traduire en utilisant les mécanismes du format script. Voilà comment j'ai approché tout ça, de façon très passionnée...
"Quoi qu'il arrive, je me lance et on verra bien" ?
J'avais déjà accompli l'impossible en mettant un pied chez Marvel ! Donc j'allais donner le meilleur de moi-même dans ce travail, et utiliser cette opportunité du mieux possible. Je ne me suis pas autorisée à avoir peur ou à douter de moi. Je pense que cet état d'esprit m'a aidé et m'a permis d'apprendre plus rapidement, car j'étais vraiment plus que motivée et excitée d'avoir cette opportunité.
Vous vous rappelez de votre première rencontre avec Sana Takeda ? J'imagine que c'est votre collaboration sur X-23 qui a été l'étincelle déclenchant le feu qu'est aujourd'hui Monstress et The Night Eaters.
C'était au début. Je n'ai pas communiqué directement avec elle quand elle a fait ses premières pages en fill-in, je crois pour X-23 #3. Elle avait dû faire quelque chose comme cinq planches de fill-in, et elles étaient vraiment extraordinaires car elles capturaient vraiment le moment. La jeune Laura est dans un laboratoire, en train de subir des expérimentations. Et ça m'a vraiment frappé de voir ce qu'elle avait fait de ce moment, et j'ai su que je voudrais encore travailler avec elle. Mais ça ne s'est pas fait avant que l'artiste régulier sur X-23 (ndlr : Will Conrad, jusqu'au numéro #6) ne s'en aille que j'ai demandé Sana Takeda comme artiste régulière. C'est là qu'on a commencé à s'écrire directement et au départ, c'était de simples messages professionnels.
Mais il y a quelque chose qui s'est déclenché.
Le premier lien qu'on a eu, c'était celui de l'histoire et des visuels. On communiquait ensemble via le script et le dessin. J'étais vraiment admiratrice de ce qu'elle faisait, et dès qu'elle me rendait des pages c'était comme de la magie. J'avais l'envie et l'inspiration de raconter des histoires encore plus grandes et plus belles avec ces personnages dès que je voyais ses dessins. Son trait capture très bien les émotions des protagonistes, et ça m'a beaucoup inspiré. Même si on n'échangeait pas beaucoup de mots, j'avais l'impression qu'on se parlait vraiment via l'histoire, et le travail qu'on faisait. La première vraie conversation qu'on a eu, c'était à Tokyo, après que je lui ai parlé de faire Monstress chez Image Comics. On a déjeuné ensemble, et c'est un peu la première grande conversation qu'on a eu de personne à personne. On commençait encore à se connaître, on s'admirait toutes les deux. J'étais pleine d'espoir sur ce qui pouvait arriver. On ne peut pas lire le futur, mais j'avais un très bon pressentiment de ce que nous pourrions faire.
Et j'imagine qu'elle était votre premier choix quand vous avez eu votre première idée pour Monstress. Vous vous en rappelez ? C'était il y a bientôt dix ans.
Oui, c'est vrai, mon dieu !
Vous aviez peut-être une idée en tête, et vous vouliez demander à Sana Takeda de la développer en bande dessinée ?
L'idée originelle, c'est celle d'une fille qui a survécu à une guerre, et à la base elle a un lien psychique avec un monstre. Dans la première version, le monstre est extérieur, c'est une sorte de kaiju. En travaillant sur cette idée, j'ai eu une grande difficulté à écrire quelque chose d'humain... avec un monstre de plusieurs dizaines de mètres de haut. Ce n'est vraiment pas facile. C'est quand Sana à commencer à me montrer de superbes concept arts, avec des figures fantomatiques dans le ciel, que j'ai réalisé que Monstress est une histoire de possession. Tout a changé pour moi, et j'ai pu développer complètement cette histoire. L'idée originelle était très flashy, mais quand j'ai voulu la développer ça a été très difficile, et il a fallu une intervention du dessin pour que je comprenne vraiment de quoi il en ressortait.
En termes d'éléments visuels de la part de Sana, quel a été votre part dans cette sorte de mélange qu'on voit entre des influences orientales/asiatiques et d'autres plus occidentales/américaines ?
Je pense qu'au début j'ai demandé à ce qu'on soit dans une bande dessinée au style inspiré de l'Asie. La plupart des histoires de fantasy sont très euro-centrées, et je voulais qu'il y ait une inspiration asiatique. Notamment pour représenter le fait que Sana est japonaise, et que je suis à moitié chinoise. Il y avait donc ça, mais j'ai aussi simplement dit "art déco, art nouveau, steampunk, kaiju..."
Et par hasard, "cartes de tarot" ?
Ha, ça non, pas de mon côté en tout cas. En somme, je lui ai donné des mots-clefs, puis je lui ai dit de s'exprimer la plus librement possible. Quoi qu'il sorte de toi avec ces mots, laissons nous porter. Et ce qui est fou, c'est que ce que tu vois émerger du premier volume, c'est en gros ce qui lui est immédiatement venu en tête. Il n'y a pas eu de suggestion éditoriale de ma part, ce qu'elle a créé est ce qu'on voit aujourd'hui dans les planches, sans qu'il y ait eu d'ajustement ou de modification. J'ai vraiment de la chance de travailler avec Sana, elle a une vision incroyable, et ce qu'elle exprime sur la page est vraiment unique. Ce qu'elle a créé avec ses premiers concepts m'a ébloui, et ça a tout changé.
Après lecture du premier volume, j'avais le sentiment que cette histoire aurait pu se limiter à ce seul arc d'ouverture, avec sa fin ouverte. Et je me demandais à quel point vous aviez prévu à l'avance de faire de Monstress une histoire de long terme en cas de succès ?
J'ai toujours su que je voulais écrire une longue histoire complexe de fantasy, quelque chose qui ne pourrait pas être contenu en un seul volume. Quelque chose de tentaculaire, mais pas au point d'en perdre le fil, non. Mais quelque chose qui donne au lecteur ce sentiment qu'il y a quelque chose de bien plus grand. Honnêtement, quand j'ai écrit le premier volume, je ne me suis pas pré-occupé de savoir si ça allait marcher. Je l'ai écrit avec en tête l'intention qu'il y en aurait plusieurs autres après. J'aime bien avoir un début et une fin dans ce que je fais, mais ça a toujours été le but de faire quelque chose de très long, et c'est cette énergie que j'ai mise dans le premier arc. Aujourd'hui, on est en plein dans le volume 9, il y a le numéro #52 qui est sorti (ndlr : au moment de l'enregistrement). Je crois que je sais avec pas mal de certitude comment l'histoire se finit.
Dans une interview que vous avez faite il y a trois ans, vous disiez déjà savoir comment l'histoire se terminera !
Oui... mais je ne sais juste pas combien de temps ça prendra pour y arriver.
Je voulais vraiment savoir comment vous planifiez les choses à l'avance, les différents arcs scénaristiques, mais aussi les twists, tout ce genre de choses. Il y a tellement de nouveaux personnages à chaque arc, j'ai l'impression qu'en terme d'écriture, ce doit être un processus énorme !
Certains éléments ont été planifiés très en avance, et d'autres moins. On dit toujours que les plans les mieux planifiés vont toujours aller ailleurs. J'avais plein d'idées pour les personnages, et tout en écrivant, mon imagination allait dans des directions surprenantes. Ou alors Sana allait me rendre des dessins, comme des concepts de personnages, si magnifiques que j'allais partir dans une toute autre direction. Par exemple la petite fille renarde Kippa n'aurait jamais dû être un personnage majeur de la série. Elle n'était pas dans mes plans de long terme. Mais les dessins de Sana Takeda étaient si pleins d'émotion qu'il fallait que ce personnage vive, et il est devenu le plus importante de Monstress. Juste à cause de la façon dont Sana la dessinait. Y a-t-il eu beaucoup de plans ? Oui. Est-ce qu'une bonne partie a été jetée par dessus bord ? Oui aussi. A cause des dessins de Sana, de l'inspiration que j'avais, et je pense que c'est toujours le cas. J'ai des idées sur la direction à prendre, mais je n'y suis pas trop attachée car je sais qu'elles peuvent changer à n'importe quel moment.
Vous vous donnez la liberté d'aller là où vous n'iriez pas ou même ne penseriez pas à aller.
Exactement.
Certains personnages sont très sombres, et même antipathiques comme l'héroïne, Maika, qui a parfois des actions assez horribles. Pensez-vous qu'une histoire fonctionne mieux avec des personnages faillibles ?
Les personnages pleins de failles sont si intéressants. J'adore écrire des femmes qu'on a pas envie d'aimer. Maika est antipathique, mais pourquoi serait-elle le contraire ? Elle a souffert énormément. Dans mon esprit, Maika était comme Kippa en étant enfant. Mais la vie a été très dure avec elle, sa mère particulièrement, elle a survécu à une guerre... Maika est devenue qui elle est à cause des expériences vécues et la façon dont elle a été élevée. Mais elle n'a pas débuté comme ça dans la vie. Je pense que les personnages qui doivent travailler à trouver le bon en eux ou dans le reste du monde sont vraiment intéressants. J'ai écrit des personnages qui sont sympa, et ça marche aussi, mais tout le monde doit entreprendre un voyage au cours duquel il faut se confronter à soi-même. Même pour un personnage sympa doit se confronter au fait de savoir si être sympa sera suffisant pour survivre, pour maintenir ce sentiment de faire le bien dans le monde, ou s'il faudra casser une part de soi pour vivre. Pour Maika, c'est la trajectoire inverse. Elle a déjà sacrifié tout ce qui était bon et sympathique pour survivre, et son travail c'est de se reconstruire et de retrouver les parts d'elle qu'elle a jetées.
Il y a autre chose qui m'a frappé aussi dans Monstress, c'est à quel point les structures familiales sont fragiles : on ne peut pas faire confiance à son père, ni à sa mère. Vous avez quelque chose contre la famille en général ?
Pas du tout, j'adore les familles (rires). Mais quand on regarde les histoires, d'horreur ou en général, c'est la famille qui est le point de départ originel de l'horreur. Pas parce que les familles sont horribles, mais parce que sont les personnes qui sont au plus proches de nous, et qu'elles peuvent nous infliger le plus de douleur. Ou nous faire le plus de bien. Et on ne contrôle pas la famille qu'on a, on ne fait qu'y naître. C'est un peu comme le loto, on ne sait pas ce qu'on aura, et c'est pareil pour les parents, ils ne savent pas quel gamin ils auront. Je trouve que les histoires de famille sont très intéressantes, notamment pour ce qui concerne la source de conflit. Je pense que certaines personnes peuvent s'identifier à Monstress avec la famille, peut-être pas dans l'extrémité de ce qu'il se passe... mais par exemple dans le fait d'avoir une mère qui pense que sa fille lui appartient et qu'elle veut contrôler tout ce qu'elle fait, qu'elle veut la façonner en ce qu'elle veut qu'elle soit. Ca, je pense qu'on peut s'y identifier. Ou aussi à la figure du père absent qui ressurgit, et qui essaie aussi d'avoir du contrôle sur ta vie. Si on enlève la magie et les dieux et tout ça dans Monstress, je pense que ce qu'on y trouve à la base ce sont de simples histoires de famille, qui ne sont pas si étranges.
Et si on enlève tout ça, on a aussi une histoire à propos de tout le monde qui essaie de contrôler - littéralement, même - le corps de Maika. Pas seulement la famille, mais aussi des structures politiques. J'imagine qu'il y a un message voulu de votre part.
Je veux créer des histoires qu'on peut lire à plusieurs niveaux. Si vous voulez juste de la fantasy épique avec des chats qui parlent et des nonnes magiciennes, et des dieux, vous pouvez lire Monstress pour ça. Mais si vous voulez aller plus en profondeur, et lire une histoire qui parle de politique, de colonialisme, de famille, de racisme, alors Monstress vous donnera ça aussi.
Marjorie, est-ce que vous avez quelque chose contre les chats ?
Non ! Je suis team chat (rires) ! Je suis obsédée par les chats !
Car dans Monstress, vous les décrivez vraiment comme des êtres affreux, prêts à trahir tout le monde...
J'adore les chats. J'en ai eu cinq à un moment. Je les trouve fascinants. Et si je trouve un personnage fascinant, faites attention car c'est eux qui vont le plus prendre. Dans la vie comme dans la fiction, je trouve que les chats sont des créatures fascinantes. On ne peut jamais prédire ce qu'ils vont faire, ils sont maîtres de leur destinée. Et c'est ça que j'ai voulu mettre dans la série, plus ou moins.
Ce n'est peut-être que mon interprétation, mais Monstress est rempli d'éléments d'horreur, visuellement, mais à l'inverse même s'il y a un peu de sexualité, c'est une bande dessinée assez timide sur le plan de la nudité. Je me demandais si c'est quelque chose à laquelle vous aviez consciemment pensé, puisque je sais qu'aux Etats-Unis, c'est un sujet plus délicat que dans notre bande dessinée européenne.
C'était en fait un choix délibéré, et pas pour une question de pruderie, mais parce que j'avais eu le sentiment en travaillant chez Marvel que les personnages féminins étaient constamment objectifiés. Avec leurs gros seins, leurs grosses fesses, et les poses toujours très étranges. Il n'y a pas forcément de mal à tout ça, mais je voulais faire une histoire différente, où le corps féminin ne serait pas objectifié de la même façon. Nous allions montrer des corps féminins, mais pas de la même façon dont nous l'avions expérimenté, Sana et moi, chez Marvel, ou dans les comics de super-héros.
Et pourtant, la toute première planche de Monstress, c'est une jeune fille nue, avec un bras manquant, et enchaînée. C'est une image très forte, et je me suis demandé si vous aviez "appréhendé" peut-être les réactions qu'une telle image provoquerait auprès du lectorat ?
Vous savez quoi ? Je n'ai pas eu peur des réactions, car je voulais faire un tas de choses différentes avec cette première planche. Ce qui est très important dans cette planche, c'est l'expression que Maika a sur son visage. Et quelque part, le lettrage aussi qui donne le sentiment qu'elle est en mission. On voit sur son visage qu'elle est puissante et qu'elle n'a pas peur, malgré sa situation. On voulait créer une image qui montre qu'elle a le contrôle et qu'elle est forte, quoi que laisse apparaître la situation.
Quant à l'autre chose qui m'importait... dans la vie, beaucoup de gens détournent le regard quand ils voient quelque chose qui les met mal à l'aise. Par exemple si vous êtes handicapé, dans une chaise roulante ou qu'il vous manque un membre, plein de gens vont détourner le regard et regarder par-dessus vous, au lieu de vous regarder directement. Et c'est la même chose dans certaines régions avec la couleur de peau. Mon père par exemple, en étant chinois et en vivant dans le midwest, on l'ignorait souvent quand il s'adressait à d'autres, quand bien même il parle un anglais parfait. On faisait semblant de ne pas le comprendre. Dans certains cas, c'est comme s'il on porte une cape d'invisibilité. Cette première page force le lecteur à regarder. Vous ne pourrez pas détourner le regard. Vous ne pourrez pas éviter de voir sa situation, de voir qu'il lui manque un bras. C'est une image très puissante à cause de sa force, de son regard. C'était une planche qui avait bien des buts, même si le lecteur ne comprend pas ça de façon consciente. Mais mon espoir c'est que cette planche fasse travailler des choses chez les gens, même inconsciemment.
Je pense qu'on peut dire que ça a marché alors !
Merci.
Vous avez déjà dit que vous avez la fin de Monstress en tête, sans savoir combien de temps ça prendrait, mais quel est votre ressenti sur la longueur de la série ? C'est de moins en moins courant d'avoir des ongoings à plus de 50 numéros dans le creator owned. Pensez-vous que Monstress pourrait démarrer en ongoing aujourd'hui ?
Je ne sais pas. On a eu beaucoup de chance d'être présentes au bon moment au bon endroit. Je ne sais pas si ce serait pareil si on démarrait aujourd'hui. Mais je sais que Sana et moi ne sommes pas inquiètes de la longueur, on s'enquiert de faire la meilleure histoire possible, et ça prendra le temps que ça prendra. On a fait à côté The Night Eaters et ce n'est que trois albums -
Et je ne sais pas comment vous avez trouvé le temps de faire tout ça !
C'est grâce à Sana ! J'ai écrit les trois volumes en quatre jours, dans une sorte de fièvre durant le confinement. Je me suis installée sur le canapé, j'avais une idée, et j'ai tout écrit par inspiration fiévreuse. On ne voulait pas faire une pause avec Monstress. Si je prend une pause de cette série, je pense que ce sera difficile de m'y remettre. Je dois vivre avec Maika. En tant que créateurs, il faut aussi faire de nouvelles choses, et Night Eaters était une façon de tenter quelque chose de différent. C'est Sana qui m'a parlé en premier lieu de faire quelque chose en plus de notre projet principal... et c'est devenu notre second projet.
Vous vous voyez en train d'écrire Monstress #100 ?
Oh oui, c'est tout à fait possible. Tout à fait possible.
Ce qui nous donnera matière à discuter dans ce cas, une autre fois ! Merci encore de votre temps Marjorie !
Merci, ce fut un plaisir.