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Là Où Gisait le Corps : comme un sentiment de déjà lu dans le dernier Brubaker/Phillips ?

Là Où Gisait le Corps : comme un sentiment de déjà lu dans le dernier Brubaker/Phillips ?

ReviewDelcourt
On a aimé• Un objet intéressant dans le parcours de ses auteurs
• La fin, poignante et inspirée
• Comme une envie de prendre ses propres codes à l'envers
• Toujours beau, toujours coloré
On a moins aimé• Un déséquilibre entre la promesse et la résolution...
• ... qui incarne peut-être une transition pour le duo
• Moins marquant, moins risqué que certains volumes récents
Notre note

Depuis quelques années, Ed Brubaker a opté pour une nouvelle méthode de travail. Et non, pas seulement dans la forme, même si cette nouvelle façon de se consacrer exclusivement aux productions en roman graphique est peut-être aussi le stigmate d’une prise de conscience. Pour le dire plus simplement : comme beaucoup de grands auteurs, le roi des polars évolue avec sa propre bibliographie. Ou mieux encore : sa bibliographie évolue avec lui. Ce genre de phénomène, finalement assez courant, concerne de nombreux créateurs arrivés à un certain stade. Celles et ceux qui ont réussi à s’affranchir pour écrire des histoires de plus en plus personnelles. 

Pensez à Martin Scorsese qui regarde dans le passé pour son film The Irishman : le script de cet objet tardif ne parle pas seulement de la mafia, des syndicats de camionneurs ou de l’assassinat d’un grand président américain. Entre les lignes, le réalisateur a aussi envie de nous dire quelque chose sur ses propres héros, campés par les mêmes acteurs… qui sont tous devenus vieux, aux portes de la mort, dans un format bien plus crépusculaire que les précédents “volets” de cette trilogie dissimulée, Les Affranchis et Casino. De la même façon, Steven Spielberg assume désormais de sortir un film plus frontal sur son enfance, ses parents, sa famille, après avoir passé plusieurs dizaines d’années à éparpiller des références obscures à ces mêmes thématiques tout au long de sa filmographie. Oui : comme tout le monde, les auteurs vieillissent. Ce qui a tendance à influencer leur écriture, le regard qu’ils portent dans le présent sur leur propre héritage, leurs façons de faire, leur positionnement sur la fiction au regard de leur expérience de la vie. Brubaker n’échappe pas à la consigne. C’est normal. Il est fort, mais pas à ce point là.


Du verbe "gésir" :

Alors, depuis quelques années, ça se voit. Dans Reckless, on nous parle de la mort d’un père. On nous présente même une version plus âgée du héros, par endroits. Dans Criminal, on va enfin nuancer la figure de Teeg Lawless, une ordure, un salaud, une fripouille, oui… mais un père qui n’a surtout jamais réussi à dire à ses gosses qu’il les aimait, à sa façon. Dans Pulp, on nous présente un écrivain aux cheveux gris, un ancien pistolero qui se fait exploiter par son éditeur pour des sommes modiques, et qui se réveille dans une Amérique qu’il ne reconnaît plus. Et dans Night Fever, là-encore, un bonhomme bien installé dans son train de vie plan plan se demande à quoi aurait pu ressembler sa vie s’il n’avait pas misé sur la tranquillité, parabole évidente de la “midlife crisis”, comme disent les copains du pays des burgers. En fait, il est même assez difficile de ne pas voir l’ombre d’un motif commun dans ces différents albums. Tous parlent (plus ou moins) du temps qui passe. Du fait de vieillir, de se souvenir de comment l’image paternelle s’en était sortie à ce même stade de la vie, des choix qu’on a mené, de l’évolution d’un milieu qui a bifurqué autour de soi. Bref, Ed Brubaker a atteint un certain âge, et cette donnée s’inscrit désormais dans son écriture. De gré ou de force.

Alors, de quoi ça parle, Là Où Gisait le Corps ? Un peu de tout ça, justement. Au départ, le comics prend la forme d’une enquête policière pour déterminer l’identité d’un criminel, à travers une série de portraits. Des petites vies qui s’entrelacent dans le quartier d’une bourgade de banlieue. Une adolescente fan de comics, un couple de fugueurs, un genre de flic qui ne rigole pas, une femme qui trompe son mari, etc. Comme dans les séries Criminal, Brubaker va alterner les points de vue. Permettre aux uns et autres de raconter leurs propres petites histoires. Comme souvent, cette écriture ciselée de la voix interne, d’un personnage qui vit le récit depuis sa propre subjectivité, est parfaitement réussie : le comics vit avec cette petite troupe de héros, en optant pour une variété de styles pas désagréable, et avec l’optique de brasser dans différents sujets en tenant le lecteur en haleine. Et à la façon d’un documentaire, ou d’un roman qui aurait été composé sur la base de témoignages oraux, on retrouve chacun de ces différents personnages dans “le présent” : toutes et tous ont encore en mémoire ce qui s’est passé la semaine de ce fameux crime, et les souvenirs se bousculent pour former une fresque cohérente qui évoque ces individus, ces témoins, ces passants qui ont aperçu quelque chose susceptible de nourrir l’enquête.


Rapidement, on comprend toutefois que Brubaker a autre chose en tête. Parce qu’il cherche justement à casser sa propre mécanique. Si le scénariste avait sorti cette BD dans les années deux mille, on imagine que le twist aurait été différent. Que les profils convoqués auraient peut-être été plus grandiloquents, ou plus dramatiques. Que le comics aurait été, au global, plus violent, plus référentiel. Mais cette fois, non. Pas du tout. Et même au contraire : cette fois, la femme qui trompe son mari ne va pas forcément s’enfuir à Acapulco en compagnie de son amant criminel. Le justicier de la ville n’est pas un ex taulard revenu de cabane pour régler un différend personnel. Nos petits fugueurs ne vont pas non plus tomber, au hasard, sur une valise pleine de drogue qui appartiendrait à des narcotrafiquants surarmés. Et pour cause : la violence est minime dans cette petite anecdote de banlieue. Les effets de style misent plutôt sur la contemplation, sur le renversement de perspective. On attend que quelque chose de grave se produise, et puis… non. Brubaker tord le cou à ses propres manies. Bien sûr, on retrouve tout de même ici ou là quelques éléments de surprise, quelques personnages qui incarnent le danger, le retournement de situation, la possibilité d’une explosion tonitruante. Mais au global, ce comics qui part comme une sorte de Desperate Housewives emballé comme un comics Criminal va privilégier la nuance, l’étude du souvenir, et en quelque sorte… l’inattendu d’une résolution qui vient rompre avec tout ce que le scénariste produit depuis ses débuts. Là-encore, ce n’est pas un hasard.

Là où Gisait le Corps est un comics qui revient de loin. Ces personnages, ce croquis géographique d’un quartier insolite, cette envie de remettre cette petite grappe d’individus :  tout ceci part d’une réalité tangible. Le scénariste pioche dans ses propres souvenirs pour raconter, à sa sauce, quelque chose qui s’est véritablement produit dans son adolescence. En bougeant quelques éléments, en ajoutant ses ingrédients de prédilection, Brubaker part à la recherche de son passé, depuis son point de vue d’adulte, pour alimenter ce récit en forme de grande déconstruction. 

Mais pourquoi faire ? Par caprice ? Parce que c’était trop beau d’avoir vécu ça en direct au point de ressentir un besoin frénétique de le partager avec les gens ? Peut-être. Mais, à l’inverse, la conclusion de l’album livre une autre piste de réflexion. En définitive, on se plaît à penser que Brubaker aurait aussi l’intention de remettre un peu de réel dans sa fiction. Un peu de sagesse, un peu d’expérience de la vie réelle au milieu de sa panoplie traditionnelle d’espions, de truands et d’assassins. Comme un retour aux sources, ou un renversement de perspective. Le titre se termine par une batterie de sentences cruelles, tout en restant extrêmement proche de ses personnages. En résumé : et si, là où on s’attendait à un super-flic, l’homme au pistolet était juste un gugus comme les autres ? Et si, là où on s’attendait à une passion folle et abrasive, la liaison infidèle était seulement le résultat d’un mariage où l’épouse s’emmerde par manque de perspective ou de loisirs ? Et si cette romance entre deux jeunes individus qui croient lutter seuls contre le monde n’était pas qu’une petite amourette de passage, un truc qui dure un temps, avant de devenir adulte ? Et si la vraie histoire n’était pas à retrouver dans le hors champ : tout ce qui arrive ensuite, une fois qu’on sort de la fiction, une fois que l’on rentre dans le champ du réel. Où la vraie aventure devient le fait de vivre et de grandir avec ce souvenir.


De ce point de vue, l’album offre une conclusion étonnamment poétique, mélancolique même, et c’est dans cette capacité à donner un souffle (parfois puissant, parfois tragique dans ce qu’il dit de l’ennui de l’existence) à cette galerie de personnages que Brubaker trouve la force de son récit. Là où Gisait le Corps est un polar à contre emploi. Un comics qui pose une prophétie, et qui finit par s’en détourner en cours de route. Qui nous apprend que les apparences sont trompeuses, peut-être justement parce que la vie n’est pas un bouquin. Que ces gens ont existé, existent même peut-être encore, et que leur vérité, leur témoignage, ne se résume pas à une petite semaine traversée par un fait divers relativement inconséquent à l’échelle de toutes leurs expériences. Ou bien, à l’inverse, que pour certain(e)s, ces quelques souvenirs précieux ont pu représenter la perspective d’un ailleurs, d’une vie différente, et qu’ils se seront toute leur vie accrochés à cette perspective sans jamais pouvoir l’assouvir pour de bon. 

Côté graphique, Sean Phillips livre une belle copie, toujours bien secondé par les couleurs de Jacob. Ambiances de ville chaleureuse, éclairages travaillés pour livrer un sentiment de vie et d'authenticité à ce petit coin paumé des Etats-Unis, et appui particulier sur les scènes de "réel", celles qui narrent le récit, qui clôturent l'album, pour enrichir le décalage ironique du texte. Comme d'hab', Phillips insiste sur les ombres pleines, même si cette charmante petite bourgade ensoleillée se prête forcément à un autre genre de polar que Night Fever ou Criminal. Au global, une expérience graphique assez proche de Reckless dans les scènes de jour, et qui doit seulement composer avec l'utilisation de l'espace, des rues, de la topographie urbaine. A noter une petite carte au début de l'album, et une utilisation comique de la mise en scène au moment de la résolution. En somme, c'est beau, c'est vivant, même si, comme souvent depuis le départ de cette production intense de romans graphiques, Phillips a peut-être un peu de mal à retrouver son degré d'excellence de Criminal : Un Eté Cruel.

Constat fascinant pour un auteur arrivé à un certain stade de maturité (et représenté par une scène précise dans l’album), mais qui, hélas, se cogne aux défauts de ses qualités. Malheureusement, s’il est facile d’être séduit par cette proposition qui surprend, qui désarçonne, on peut aussi comprendre que le résultat tombe malheureusement dans le domaine de l’anticlimatique. Qu’on nous vend un crime, un suspens… qui ne débouche sur rien, comme si ces éléments installés pour l’intrigue avaient seulement pour but de brouiller les pistes. Si bien que Là où Gisait le Corps ne réussit ce qu’il entreprend que si l’on comprend à qui l’on a affaire, comment fonctionne cette écriture, et pourquoi cet album sort comme ça, dans ce format, avec cette histoire et cette conclusion. Pour les autres, hélas, le résultat aura sans doute quelque chose de passablement décevant. Et là-dessus, pour conclure, on ressort de l’album avec deux théories : ou bien le titre représente une véritable transition nette dans la bibliographie de Brubaker… ou bien, si celui-ci revient à ses vieilles manies, on risque peut-être de le considérer comme un projet mineur dans une bibliographie autrement plus chargée. A voir. D’ici quelques années.

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Corentin
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