Curieux projet, né d’une curieuse collection. Une chose est sûre : si les éditions 404 ont pu nous habituer aux propositions originales, innovantes, voire déroutantes, peu de comics remplissent les conditions d’entrée avec un tel enthousiasme : Âme Augmentée est un titre franchement à part, étrange, et diablement épais. Qu’on parle de l’album en lui-même ou de la profondeur du texte.
Pour faire court, cette création d’Ezra Claytan Daniels brasse dans tout un tas de sujet - du rapport individuel à la fin de vie, en passant par l’infatigable poursuite de l’espoir scientifique dans ce qu’il peut avoir de plus écoeurant, de la transition du patrimoine, de l’art, du handicap, de l’histoire des auteurs noirs dans la fiction américaine… un sacré morceau, synthétisé sous la forme de deux foetus aux allures de patate, et pourtant élevés au rang de surhommes. Déjà, cette seule idée qui vient tordre le coup à notre conception de l’augmentation ou de l’évolution humaine porte quelque chose d’ironique. De bizarre. D’artificiel. Bref, un comics qu’on n’entrepose pas n’importe où. Oubliez les toilettes, ça risquerait de vous couper l’envie.
Âme Augmentée part d’un postulat classique pour une oeuvre de science-fiction : deux personnes âgées acceptent de participer à un programme de recherche expérimental, qui va consister à leur fabriquer de nouveaux corps artificiels (supérieurs, plus forts, plus intelligents) dans lesquels on va ensuite déverser le contenu de leur cerveau.
Leurs souvenirs, leurs caractères. Une sorte de retour au point de départ, avec l’accroche d’une seconde vie amplifiée. Malheureusement pour le couple Hank et Molly Nonnar, mariés et heureux depuis plus de quarante ans, les choses ne vont pas se passer comme prévu. L’expérience capote, et leurs corps synthétiques se retrouvent bloqués sous une forme imparfaite, laide, monstrueuse… et qui leur avale tout de même une énorme partie de leurs souvenirs et de leurs savoirs-faire.
Hank et Molly vont donc devoir cohabiter avec ces créatures d’un genre nouveau pendant que les scientifiques tentent de comprendre ce qui s’est passé, ce qui va se passer, et comment tirer un éventuel constat de cette catastrophe inhumaine. Daniels prend bien soin de rester au plus proche de ses protagonistes, à la façon d’un naturaliste, sans prendre de point de vue critique dans sa mise en scène. Grosso modo, le comics est neutre dans la forme. Ce sont les dialogues, les comportements qui créent l’éventuelle sentence morale, seulement appuyée par quelques effets de mise à distance (lors d’embrassades, de scènes de larmes, de tendres complicités, ou au moment où le récit choisit de basculer dans la violence).
En somme, le lecteur est invité à assister à une expérience scientifique en adoptant le point de vue humain. Exercice complexe, lorsqu’un bon tiers des personnages principaux ne remplit pas exactement la définition standardisée du qualificatif. Rapidement, le comics évolue vers une angoisse spontanée : effets de huis clos, évolution de personnages appropriées (avec l’habituelle accumulation de psychoses qui conduit l’un des héros à devenir le méchant), et ce renvoi permanent vers un bilan terrible. Qu’est-ce qui détermine le monstre de l’humain ? Qui est le véritable méchant de toute cette histoire ? L’homme qui pensait vaincre la mort et tricher pour s’offrir une seconde vie ? Le scientifique qui a préféré bricoler une machine de Frankenstein plutôt que d’accepter le monde (et son entourage) tel qu’il était, en se bornant aux conventions sociales ? Ou bien les autres, celles et ceux qui ont laissé la chose se produire par pure curiosité malsaine.
En définitive, Âme Augmentée, en plus d’être un superbe exercice graphique, ne cherche pas forcément la clarté ou la morale. Il expose, comme pour détruire, des figures condamnées par leur propre entêtement à refuser d’accepter ce qu’ils sont. Des vieux, des monstres, des savants fous, ou les victimes du regard des autres. On pourrait sans doute chercher d’autres éléments dans les pages de ce superbe cauchemar éveillé, dans la mesure où le scénariste disperse toute une batterie d’autres thèmes. Comme l’amour, par exemple. Puisque le comics comprend aussi de superbes scènes sur l’intemporalité des sentiments, ou l’importance de la mémoire, l’efficacité de se projeter dans la tendresse d’un être cher. Parfois, c’est beau. Parfois, c’est glauque. Et même les patates parviennent à trouver les mots justes pour exprimer certains sentiments.
Côté graphique, Âme Augmentée suit un découpage mathématique (et extrêmement symétrique) du fait de sa philosophie de départ : visiblement, Daniels a d’abord pensé ce comics pour l’ergonomie des tablettes, pour la lecture en numérique. Et une fois couchées sur papier, les pages suivent une occupation de l’espace extrêmement ordonnée, agréables à l'œil, sans effets de style grossiers. Un dessin superbe et expressif (en particulier pour les yeux des personnages, parfois émouvants, souvent pathétiques) et qui crée cet effet de décalage immédiat entre le lecteur et l’intrigue par le choix de design des “clones”. Difficile de ne pas ressentir un sentiment de répulsion devant ces créatures qui ont tout de l’intelligence et de l’émotivité d’un être humain… mais qui restent bloqués dans cette apparence imparfaite, dérangeante. Là-encore, peut-être parce que le scénariste tente de nous mettre à la place des personnages “normaux”, qui auront plus facilement la sympathie du lectorat. Et alors, il se peut aussi que, justement, le comics nous enseigne (à travers un autre personnage) à interroger notre propre regard sur ce que l’on considère comme humain ou non.
Difficile de résumer en quelques mots une lecture qui marque. Puisque, oui, Âme Augmentée est un comics qui nécessite un certain degré d’investissement personnel : on lit, et on se retrouve embarqué dans cette curieuse réalité morbide, à la fois fascinante, suffocante, triste, belle ou menaçante en fonction des moments. Dans la préface, le réalisateur Darren Aronofsky compare le travail de Daniels à Cronenberg, Hitchcock et Carpenter. Sur la plupart des points, le loustic n’a pas tort. Mais dans le même temps, l’objectif n’est pas forcément de miser seulement sur le suspense, le sens de l’isolement, le rapport au corps, ou même juste de faire peur. Non : entre les interstices, on devine un propos plus général sur la vie en tant qu’expérience humaine. On sent aussi un auteur qui met de lui-même (et de sa passion pour les comics). On sent un tout, finalement, une oeuvre-somme née de plusieurs années de réflexion, d’étude de son propre sujet, pour réussir à lâcher un comics à la fois monstrueux et mélancolique, qui pourrait éventuellement se conclure par un appel à voir les choses différemment. Un peu comme le Monsters de Barry Windsor-Smith : la promesse d’un frisson vaguement dégueu’, d’une histoire de monstres, et qui évolue rapidement vers quelque chose de plus massif, de plus lourd, et de plus étonnant. Une lecture qui marque - mais qui ne se destine pas forcément à tout le monde.