AK : Est-ce que vous pourriez présenter votre parcours en quelques mots ?
MT : Hé bien, je m'appelle Marcio Takara, je suis dessinateur de comics. Je suis aussi Brésilien, même si les gens pensent parfois que je suis au Canada parce que j'y ai vécu quelques années, mais aujourd'hui je vis à Rio, la ville où j'ai grandi. J'ai commencé à dessiner des comics en 2006 chez BOOM! Studios. Ensuite ça a été DC, puis Marvel, et depuis quelques années je suis surtout chez DC.
AK : Une question que j'aime bien poser en général : est-ce que vous étiez fans de comics avant d'entamer votre carrière, et est-ce qu'il était facile d'avoir accès à ce genre de bandes-dessinées à Rio lorsque vous étiez plus jeune ?
MT : Oui, on publie des comics au Brésil, mais pas autant qu'aux Etats-Unis. Moi, j'ai dû commencer à lire dans les années quatre-vingt, quatre-vingt dix. Beaucoup de X-Men de la période Silvestri. Jim Lee, Liefeld, ce genre de trucs vous voyez.
AK : Ce sont ces comics là qui vous ont élevé ?
MT : Mon préféré reste la Justice League International de Keith Giffen. Avec Maguire, Adam Hughes, ce genre de mecs.
OC : Vous aviez déjà parlé de Hughes comme l'une de vos influences principales je crois. Et aussi de Stuart Immonen.
MT : Oui... Oui, je peux citer beaucoup de dessinateurs qui ont eu un impact sur moi, mais Immonen évidemment oui, et Adam Hughes pour dessiner les personnages féminins je suppose. Frank Cho aussi... Coipel... Il y en a beaucoup. Et puis Bachalo ! J'adore Chris Bachalo. Enfin, ce genre de mecs quoi.
AK : A quel moment de votre vie avez-vous décidé de devenir dessinateur ? De ne pas simplement être fan de comics mais de participer directement à leur création ?
MT : Alors, au départ, j'étais graphiste dans le design. J'ai fait mes études dans ce domaine. Mais je me suis rapidement ennuyé, je ne voulais pas avoir à me coltiner les clients, ils demandaient constamment des modifications, alors j'ai décidé de démissionner. Et là, j'ai dit à ma famille que j'allais essayer de devenir dessinateur de comics. Alors j'ai commencé à envoyer des planches à toutes les adresses que je connaissais à l'époque... et là, sorti de nulle part, Marvel m'a téléphoné.
AK : Et j'imagine que vous avez dû réapprendre à dessiner, parce que le design, c'est tout de même autre chose.
MT : Oui, il a bien fallu. Parce qu'au début, quand on commence, vous savez, on est tous des gros nuls. (rires) Mon premier travail chez Marvel, il était vraiment raté. C'était un truc avec Spider-Man et les Quatre Fantastiques qui expliquent à des enfants qu'il ne faut pas abuser de l'alcool ou des drogues, c'était minable. Ensuite, je suis allé chez BOOM! Studios pour dessiner l'adaptation en comics du film Les Indestructible. Et même là j'étais encore gêné par la piètre qualité de mes planches. Mais bon, au final, on apprend en dessinant. Maintenant, ça fait presque vingt ans, et on ne peut que s'améliorer si on fait ça tous les jours j'imagine.
AK : Et vous ne commencez pas à vous lasser de dessiner tout le temps des super-héros ?
MT : A me lasser ?
AK : Oui.
MT : Je ne crois pas que je me lasse non. Par contre, je commence peut-être à fatiguer un peu à cause des dates limites de rendu. (rires) Mais je n'ai pas à me plaindre, enfin, je dessine l'un de mes personnages préférés en ce moment avec Poison Ivy... on s'amuse bien, je n'ai pas de raison de me lasser.
OC : Vous avez traversé plusieurs périodes des comics depuis le début de votre carrière, avec les New 52, Marvel Now, et aujourd'hui avec Poison Ivy vous proposez quelque chose d'assez différent de ce qu'on a l'habitude de voir en comics. Est-ce que vous pensez que l'industrie offre plus de libertés aux dessinateurs dans le présent ?
MT : Mh. Je ne sais pas, c'est une grosse, grosse question. (rires)
AK : Et la réponse est entre vos mains !
MT : Je dirais que oui ? Si on prend le cas particulier de Poison Ivy, je ne crois pas qu'elle a jamais eu droit à une vraie série rien qu'à elle auparavant, alors, on a eu la liberté de faire exactement ce qu'on voulait. Et c'est peut-être pour ça que moi je me suis retrouvé à travailler dessus, et qu'on est encore là après tous ces numéros, G. Willow et moi. Parce qu'on a eu cette possibilité de faire tout ce que l'on voulait. Alors, oui, j'imagine que oui. En revanche, si j'étais embauché sur une série Batman ou sur les X-Men, je ne pensais pas qu'on profiterait du même degré de liberté. Enfin, je ne crois pas.
OC : Et Poison Ivy est aussi une sorte de success story industrielle. Comment le projet est-il né, et surtout, comment est-ce qu'il a évolué dans le temps ?
MT : Au départ, ils voulaient seulement en faire une mini-série en six numéros. Mais elle s'est énormément vendue ! Et ça a surpris tout le monde, ça m'a surpris moi, ça a surpris les éditeurs de chez DC. Les premiers numéros se sont vraiment bien vendu. Alors ils ont voulu en faire une maxi-série en douze numéros, et comme ça a continué à bien fonctionner, le projet est devenu une série régulière à force. Et on est encore là. Actuellement, je dessine le numéro vingt-six, je me prépare à attaquer les vingt-sept et vingt-huit... et les éditeurs n'arrêtent pas de demander si je suis encore d'attaque pour continuer. Alors je leur réponds que je veux bien rester sur la série pour le reste de ma carrière, du moment qu'ils sont contents de m'avoir. Moi, Poison Ivy, ça me va très bien.
OC : Mais au départ, vous n'aviez prévu qu'une intrigue de six numéros.
MT : Oui, au départ, c'était le projet.
OC : Et donc il a fallu que vous alliez chercher de nouvelles idées visuelles.
MT : De nouvelles idées visuelles, oui. Au départ j'avais seulement imaginé le costume "champignon", et maintenant elle a encore un nouveau costume parce qu'elle a perdu ses pouvoirs fongiques. Enfin, je ne sais pas si ça a encore été annoncé mais elle va avoir un nouveau costume bientôt. Et voilà, ça c'est le genre de libertés que je n'aurais pas si j'avais été sur Batman ou Superman, ça fait partie du plaisir de l'aventure.
OC : Et c'est quelque chose qui a beaucoup plu aux lecteurs, cette horreur "champignon" justement, qui était gore sans l'être, très Swamp Thing dans l'esprit. Comment avez-vous imaginé cette représentation là ?
MT : En faisant beaucoup de recherches, en allant chercher autant de références que possible. J'ai tout un dossier sur mon ordinateur truffé de photographies de champignons et d'autres machins gluants. Et puis, c'est amusant, quelques mois plus tard j'ai découvert le jeu The Last of Us avec cette même esthétique fongique, je ne savais pas du tout que ça existait. Mais sinon, oui, voilà, je me suis surtout basé sur de vraies photographies.
OC : De cadavres avec des champignons qui ont poussé dessus ?
MT : Euh... Oui. (rires) Plein de trucs dégoutants. Et maintenant, dans mon dossier, j'ai aussi beaucoup d'images de plantes, de fleurs...
OC : G. Willow Wilson avait parlé de la série en disant que ce serait une grande synthèse de tout ce qu'a été Poison Ivy. L'ancien costume, le nouveau, sa relation avec Harley. Est-ce que ça a aussi été votre intention, de faire une sorte de série capable de rassembler toute l'esthétique et les différentes versions du personnage ?
MT : Absolument oui, et même, quand ils m'ont proposé le projet, je pensais que ça allait être la version classique de Poison Ivy, qu'elle serait directement avec Harley. Au final, ça leur a pris cinq ou six numéros avant de se retrouver. Et les fans n'arrêtaient pas de se plaindre sur le web, j'avais envie de leur répondre que moi aussi, j'avais hâte de dessiner Harley, mais qu'il allait falloir attendre un peu. Pour le costume classique, idem, je crois que ça a dû nous prendre dix numéros avant que je puisse enfin le représenter. Et c'était génial ça aussi.
OC : Le numéro avec Harley et Ivy ressemble beaucoup à du Adam Hughes d'ailleurs.
MT : Vous trouvez ? Merci !
OC : En termes de structure...
MT : Ah, merci mec.
OC : Et ce côté pseudo-érotique aussi.
MT : Oui, et là-dessus, j'ai vraiment tenté de dessiner ces personnages féminins avec... respect, j'imagine. Sans en montrer trop. Enfin, j'essaye de les rendre sensuelles sans tomber dans le trash, je ne sais pas comment dire.
OC : Ca fonctionne bien.
MT : Et c'est probablement pour ça que DC me propose plus souvent des projets consacrés à des personnages féminins. Marvel aussi d'ailleurs.
OC : Et aussi, pour certains numéros, des dessinateur(ice)s externes ont été invité(e)s à participer à la série. Et ils ont repris vos designs.
MT : Oui !
OC : Est-ce que ça a été agréable pour vous de vous dire que vous aviez, en quelque sorte, participé à inventer des choses qui sont désormais inscrites dans le grand canon de DC Comics ?
MT : C'était formidable, c'était génial, et ça a même été le cas pour des mini-séries qui sont sorties en parallèle de notre comics Poison Ivy. Maintenant, j'attends juste de retrouver mes designs dans un DLC de Fortnite. (rires) Ou en Funko Pop, ce serait génial.
OC : Je me souviens aussi du personnage de Peter Undine, celui qui a une fleur à la place du visage comme les toiles de Kitano dans le film Hana-Bi. Comment vous est venue cette idée ?
MT : C'est une idée de Willow ! Elle m'a demandé de dessiner ce personnage avec une fleur très spécifique en guise de visage. En général, elle me donne juste un petit paragraphe de description et me laisse la liberté de faire ce que je veux ensuite. Pour les couleurs, elle m'avait demandé quelque chose de bleu, de bleu violacé.
OC : On pense aussi à la façon dont vous représentez les cheveux de Poison Ivy.
MT : Ses yeux ?
OC : Ses cheveux.
MT : Ah oui !
OC : Selon son humeur ou l'utilisation de ses pouvoirs, on remarque que cet élément définit beaucoup de choses de son esthétique. Est-ce que vous avez défini une esthétique précise pour ça ?
MT : Quand ses cheveux partent en vrille, c'est juste moi qui m'éclate sur la page. En revanche, quand elle a une apparence plus humaine, là-encore, je me sers beaucoup de références photographiques. Je me cale sur les cheveux de vraies mannequins de la vraie vie dans ce genre de cas.
AK : Comment est-ce que vous décrieriez votre relation avec G. Willow Wilson ?
MT : Je ne l'ai jamais rencontrée en personne. Je crois qu'elle vit à Seattle. On discute des fois de soccer... enfin de football. Vous dites football ici c'est ça ?
AK : Oui.
MT : C'est une grande fan de football. Et moi aussi, forcément, puisque je suis brésilien. On connaît des joueurs de telle ou telle équipe, et c'est très cool, mais je ne l'ai jamais rencontrée en personne. C'est quelqu'un de super, j'aime beaucoup la façon dont elle écrit, et c'est son travail qui m'a donné envie de travailler sur cette série, parce que j'aimais bien sa Ms. Marvel qu'elle avait développée auparavant. Et aussi, pour la liberté qu'elle me laisse. Je peux insuffler mes propres éléments sur le plan visuel sans consigne particulière.
AK : Vous diriez que c'est plus un travail où chacun reste dans sa zone alors ? Elle ne vous demande jamais de modification par rapport à ce qu'elle s'était imaginée en écrivant ?
MT : Si, de temps en temps, mais elle n'est jamais trop exigeante avec ce que je lui propose. Elle pourrait, ça ne me dérangerait pas, au fond. On a une super relation de travail, je n'ai vraiment pas à me plaindre.
OC : Et sur le plan éditorial ? L'an dernier, on avait interrogé Mike Perkins, le dessinateur de la dernière série Swamp Ting. Et il nous disait que certaines couvertures de la série avaient été refusées parce que, même si c'est une BD d'horreur, on reste dans le mainstream, on ne peut pas aller trop loin. Vous qui donnez aussi dans le même genre d'épouvante végétale, est-ce que vous avez eu des refus de la part de l'éditeur pour certaines planches ou certaines couvertures ?
MT : Ils ont un département entier pour ça. Le... département de la censure j'imagine. (rires) Parfois, oui, ils trouvent que c'est un peu trop répugnant avec les cadavres. Et puis, les scènes de sexe aussi, on en a quelques unes mais... disons que je m'impose à moi même certaines limites de toutes façons, je ne veux pas être trop graphiques, montrer des tétons ou ce genre de choses. Mais... (rires) Ca a pu arriver parfois, oui. Je me souviens de quelques conversations à ce sujet... mais ça n'est pas arrivé si souvent que ça. Et puis, c'est une bonne chose qu'ils fassent attention, parce que ça reste une série grand public. Elle n'est pas interdite aux moins de dix huit ans, donc il faut quand même être prudent avec ce qu'on présente.
AK : Il ne nous reste qu'une petite minute pour vous poser la question qu'on pose à tous les dessinateurs en ce moment : est-ce que vous avez peur de l'intelligence artificielle ?
MT : De l'intelligence artificielle ?
AK : Oui. Ou alors, qu'est-ce que vous pensez de son utilisation dans le domaine des arts.
MT : Je n'ai pas peur non. Je n'ai pas peur. En fait, moi je n'utiliserais jamais l'IA pour dessiner, mais je me sers de Pinterest pour trouver mes références photographiques, et ils ont beaucoup de trucs générés sous intelligence artificielle. Et je ne suis pas contre, certaines sont même plutôt réussies ! Moi, je ne décalque pas, je ne copie colle pas, et les références que j'utilise me servent surtout pour l'inspiration, donc le fait que ça existe n'est pas une mauvaise chose en ce qui me concerne. Et je n'ai pas peur de perdre mon travail. Si ça arrive, j'irai simplement faire un autre métier. Je trouve que la technologie et son évolution sont intéressantes.
OC : Vous disiez en être au numéro #26 de la série ?
MT : Oui, j'ai même une planche à vous montrer si vous voulez. Et puis, ensuite ce sera le #27, le #28 et on verra. Mais je me vois bien rester encore s'ils sont contents de la série.
OC : Et donc ma question était : est-ce que vous savez si G. Willow Wilson a prévu une fin pour la série ?
MT : Pour autant que je le sache non, ça va rester une série régulière. Tant que ça se vend, vous savez... (rires)
OC : Effectivement, c'est logique.
AK : Merci beaucoup de nous avoir accordé un peu de temps Marcio Takara !
MT : Merci à vous !