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Joker : Folie à Deux : l'étrange (et vain) caprice de Todd Phillips

Joker : Folie à Deux : l'étrange (et vain) caprice de Todd Phillips

ReviewCinéma
On a aimé• Lawrence Sher régale pour la photographie
• En soi, il y a de jolis passages musicaux...
• L'introduction en animation
• Des costumes intéressants pour Harleen
On a moins aimé• Des acteurs qui n'ont pas de personnages à jouer
• Le gâchis de Harleen / Lady Gaga
• ... mais s'enchaînent sans harmonie
• Un film qui passe son temps à se renier
• Trois non-films en un
Notre note

En 2019, le premier Joker de Todd Phillips accomplit un double exploit. Le plus visible est certainement son bilan financier puisque le film franchit le milliard de dollars au box-office global, devenant à l'époque le premier long-métrage Rated R à franchir cette barre (il a été rejoint puis dépassé cet été par Deadpool & Wolverine), et restant aujourd'hui, des conséquences d'un petit budget de production, l'adaptation de comics la plus rentable jamais produite. 

Le second exploit tient plus du côté artistique : Phillips réussit à s'emparer d'un des super-vilains les plus connus au monde, notamment par son association inhérente au Chevalier Noir, pour proposer une étude de cas de ce que peut-être la folie, et la façon dont les sociétés contemporaines sont créatrices de leurs propres monstres, quitte à s'en emparer et à en faire un symbole de lutte contre une certaine forme d'establishment. En allant rendre hommage (singer, diraient certains) au cinéma de Scorsese, Joker devient un film d'auteur à part entière, loin des codes des films de super-héros classiques pilotés par les enjeux et les contraintes des logiques d'univers partagé. Une proposition forte, marquée, qui aura récolté un Lion d'Or à la Mostra, que certains auront voulu ériger en objet, sinon en symbole politique, tandis que d'autres auront préféré railler le propos autant que l'esthétique, mettant le succès de Joker sur un supposé populisme de façade, et dénonçant en filigrane un discours incel dangereux pour la condition des femmes dans le monde. 


Pour faire plus simple : Joker a marqué les esprits pour de multiples raisons. Ce qui faisait sûrement sa force, c'est que le film se tenait par lui-même. Succès éclatant, anomalie dans les adaptations de comics, coup d'éclat d'un réalisateur que l'on pensait cantonné aux comédies graveleuses (les Very Bad Trip, c'est lui), Joker n'avait pas besoin de suite. Son réalisateur avait d'ailleurs déclaré publiquement que lui et ses scénaristes avaient toujours envisagé cette histoire comme un stand-alone. Mais le succès faramineux au box-office, et peut-être les remords de Warner Bros., qui n'avaient tellement pas confiance dans le projet qu'ils ne l'avaient financé qu'à moitié, ont incité ces derniers à mettre en route un second volet. 

Contre toute attente, Todd Phillips a accepté de revenir travailler sur le personnage d'Arthur Fleck, et si dans le présent du malheureux "héros", Bruce Wayne n'est qu'un gamin - et Batman est donc par essence inutilisable -, c'est vers une autre figure incontournable du Clown Prince du Crime que le cinéaste va se tourner : Harley Quinn pour cette nouvelle (més)aventure. L'excitation à l'annonce de Lady Gaga dans le rôle titre est palpable : Harley est l'une des figures les plus populaires de DC Comics depuis plus de trente ans (avec sa création dans la série Batman : TAS) et a joui de nombreuses incarnations multimédias, que ce soit dans les jeux vidéo Batman Arkham, au cinéma avec Margot Robbie, ou dans sa propre série d'animation. Gaga a déjà fait preuve de ses qualités en tant qu'actrice (notamment dans American Horror Story), et la perspective d'avoir un "film musical", annoncée dès la mise en route du projet, ne pouvait là aussi qu'intriguer. Après s'être inspiré de Scorsese, Phillips allait-il rendre hommage aux géants de ce registre, de Chantons sous la pluie aux films de Jacques Demy

Quelques années plus tard, et après une longue année de campagne promotionnelle, Joker : Folie à Deux est enfin dans les salles de cinéma. C'est avec une certaine appréhension que le public est allé le découvrir. Les premiers retours à la Mostra 2024 n'ont pas été aussi dithyrambiques que pour le premier Joker (ceci est un euphémisme) ; les projections presses se sont déroulées très tardivement vis-à-vis de la sortie du film, ce qui témoigne souvent de la fébrilité d'un studio vis-à-vis de sa réception. Et à l'heure où nous publions cette critique, les nombreux retours de nos confrères ici et de l'autre côté de l'Atlantique semblent déjà pointer vers un score au box-office bien moins reluisant que celui du premier opus. Joker : Folie à Deux est-il une bonne suite au premier film ? Est-ce un bon film musical ? Ou un bon film en question ? La réponse est assez simple : Joker : Folie à  Deux n'est rien de tout ça.

Mais où est passé la folie ?

Deux ans ont passé depuis la conclusion de Joker, qui voyait Arthur Fleck être érigé en symbole de défiance contre les puissants, après avoir assassiné le présentateur Murray Franklin en direct de son show à la télévision. Deux ans à vivre un quotidien morne dans l'hôpital d'Arkham, auprès de matons qui ont fait de Fleck leur coqueluche, à lui demander inlassablement s'il n'aurait pas "une bonne blague" entre deux maltraitances. Arthur, lui, ne pense qu'à rester loin de tout le chaos qu'il a pu provoquer, et à fumer ses cigarettes. Son séjour longue durée dans l'asile est bouleversé par sa rencontre avec Harleen "Lee" Quinzel, une autre patiente de l'hôpital, visiblement obsédée par lui. Il va entretenir à son contact une relation amoureuse fulgurante et explosive. En parallèle, le procès très médiatisé du Joker doit commencer. L'avocate d'Arthur, Maryanne Stewart (Catherine Keener), veut convaincre le jury que son client est atteint d'un trouble dissociatif de l'identité, et que c'est la personnalité du "Joker", et non Arthur lui-même, qui est responsable des crimes commis. En face, un jeune procureur du nom de Harvey Dent a bien l'intention d'envoyer Fleck sur la chaise électrique. Alors que toute la ville de Gotham se passionne pour cette affaire, et que les afficionados du Joker se rassemblent devant le tribunal, Arthur Fleck va-t-il pouvoir s'en sortir ?


Le résumé tel que présenté donne un bon aperçu de ce que tente d'être Joker : Folie à Deux. C'est-à-dire, à la fois un film de romance, un film carcéral et un film de procès, tout en ayant la dimension musicale à insérer dans ce détonnant mélange. Todd Phillips échoue hélas à faire une vraie proposition sur l'ensemble de ces tableaux. La partie romance est en réalité assez vite expédiée et l'absence d'alchimie notable (et dommageable) entre Joaquin Phoenix et Lady Gaga fait qu'on ne s'intéresse jamais à ce couple factice, dont on peine à discerner réellement quelle serait leur folie partagée (le titre du film étant en effet un réel terme utilisé en psychiatrie, théorisé à partir de la seconde moitié du XIXe siècle). La partie carcérale n'offre rien de particulier qu'une autre oeuvre du genre n'aurait pas déjà proposée, et même Brendan Gleeson en garde cruel et violent ne fait qu'une redite d'un rôle déjà vu à des centaines de reprises par le passé. Quant à la partie du procès, elle est interminable, mal servie par certains seconds rôles comme celui d'Harvey Dent (Harry Lawtey) et ne se montre jamais satisfaisante dans ce qu'elle pourrait dire du Joker. D'autant plus qu'elle échoue à garder une forme de cohérence par rapport à ce que l'on savait de la situation de Gotham auparavant (dont les espoirs de révolution sont désormais limités à quelques clampins devant un tribunal).

Reste alors l'aspect musical, mais là aussi la déception est de mise. Si l'on peut noter quelques clins d'oeils très évidents que même les profanes du genre reconnaîtront aisément (aux Parapluies de Cherbourg ou à La La Land), les adaptations des grands classiques du musical américain ne sont jamais particulièrement réussies. La voix de Phoenix s'accorde mal à l'exercice de la chansonnette, Lady Gaga ne semble pas non plus au meilleur de sa forme et les deux personnages se mettent à chanter dans des moments parfois franchement incongrus. Ou du moins, pas très bien amenés. Surtout, la plupart des inserts musicaux sont clairement séparés des autres séquences par des fondus au noir, ce qui donne vraiment l'impression que Todd Phillips a placé ces instants juste pour se faire plaisir (ainsi qu'à son chef op' et ses équipes techniques), sans penser une seconde à la fluidité et au rythme de son film. En outre, ces séquences ne font jamais qu'appuyer quelque chose qui a déjà été dit ou montré auparavant dans le film. Avec en conséquence une accentuation de l'aspect très répétitif de l'ensemble.


D'un point de vue purement technique, Joker : Folie à Deux n'est pas vilain. Le film s'ouvre sur une très chouette séquence animée dirigée par Sylvain Chomet, même s'il faut reconnaître qu'à l'instar de bien d'autres des éléments musicaux du film, elle n'apporte pas grand chose. L'idée est de faire un bref résumé du premier film, tout en laissant immédiatement entrevoir la curieuse ligne directrice de l'histoire - à savoir celle d'un Todd Phillips qui renie absolument tout ce qu'il a pu faire sur le Joker. C'en est presque incompréhensible : au terme de l'histoire d'amour avec Quinzel et du procès d'Arthur Fleck, le réalisateur (et son scénariste Scott Silver) s'amusent non pas à déconstruire ce qu'ils ont fait du personnage, mais à dire l'absolu inverse, dans une forme de reniement constant qui ne peut avoir que deux interprétations. Soit considérer que le réalisateur serait un génie pour aller à l'inverse de là où il serait attendu. Soit considérer qu'il s'agit d'un foutage de gueule pur et simple. Au vu de l'enrobage, il n'y a pas trop de difficulté à savoir comment la majorité l'interprétera, et on ne pourra que lui donner raison.

Si encore Joaquin Phoenix livrait à nouveau une superbe performance : las, il se contente de tirer avec suffisance sur ses cigarettes, à avoir l'air triste ou ailleurs, comme si le film ne l'intéressait plus. Même son rire qui était déjà forcé l'est aujourd'hui encore plus. Si encore Lady Gaga attirait la lumière pour elle, mais sa Lee Quinzell est d'une triste fadeur, réduite à un simple rôle de "fan obsédée par un tueur" à qui même cette posture surannée n'est jamais approfondie à son plein potentiel. Si encore Joker : Folie à Deux enchaînait de grandes scènes ou des instants de pure violence frénétique pour choquer ses spectateurs. De ce côté aussi, tout a l'air plat, au point où le passage supposément le plus violent du film (et traumatique pour le personnage principal) se déroule dans un hors-champ à la pudeur qui ne se justifie pas, compte tenu de ce que montrait le premier Joker. Cette suite aurait eu au moins mérite à se montrer provocatrice, à déranger son spectateur, à se montrer incisive, mais elle a préféré opter pour une courtoisie des plus ennuyeuses.


Et si encore l'aspect musical venait relever le tout avec des compositions/reprises réussies et que ces passages pouvaient illustrer concrètement la "folie à deux" supposément partagée par Arthur et Lee ? Ces séquences, aussi jolies soient-elles pour certaines, n'ont pas de substance à proprement parler. Les ajustements pour coller au score lugubre d'Hildur Guðnadóttir n'apportent pas d'ambiance particulière. On pourra reconnaître en revanche un superbe travail de Lawrence Sher puisque la photographie est incroyable, avec une gestion des éclairages et des couleurs à couper le souffle. De quoi voir en réalité dans ce film un énorme caprice de Todd Phillips, qui aurait accepté de tourner Joker : Folie à Deux dans le seul but de se faire plaisir avec des séquences de musical, collées à une intrigue plus ou moins artificielle. Problème : quand on est réalisateur, il vaut mieux faire un film tourné vers le partage avec son public plutôt qu'un simple kiff personnel.

Non content d'avoir une histoire qui traîne sur 2h20 pour raconter peu de choses d'un pur point de vue narratif, Joker : Folie à Deux annule tout ce que disait le premier film d'Arthur Fleck. Ici, on tente de le dédouaner de tous ses actes, de faire comme si le "Joker" n'existait pas et ne portait rien avec lui. Tout le message politique (quoi qu'on puisse railler sa profondeur), toute la symbolique est abandonnée, comme si Phillips n'assumait plus rien de son premier film. Plus grave encore : en rajoutant Harleen Quinzell dans cet opus, Phillips passe à côté de toute la relation toxique, notoire, qui accompagne ce célèbre couple Joker/Harley, pour au final même inverser le rapport de force, dans une obsession à vouloir rendre les femmes coupables du malheur d'Arthur Fleck qui devient proprement inquiétante.


Tout au long du film, est répété qu'au final Arthur n'est qu'un triste sire, que s'il a commis des meurtres ce ne serait que la faute de sa mère, et même de sa voisine (Zazie Beetz a accepté de rejouer Sophie Dumont pour quelques minutes), avant que ce ne soit celle d'Harleen. Après tout, c'est à cette "fan" que l'on doit le grand retour du Joker après deux ans de calme, et c'est aussi à cause d'elle qu'Arthur replongera dans le malheur. En somme, les personnages féminins ne sont que des manipulatrices, d'odieuses mégères médisantes et moqueuses, qui vont jusqu'à se tirer si Arthur n'incarne pas l'idéal qu'elle se sont elles-mêmes imaginées dans leur tête. Une forme de discours particulièrement bizarre, alors qu'on défendait ici même l'idée que le premier Joker n'était pas un film d'incels.

Quant aux clins d'oeils pour les fans de comics, ils sont au demeurant aussi grossiers que faméliques dans un ensemble assez avare, qui se contente de passer par quelques obligations évidentes. Harvey Dent fait assez peine à voir, particulièrement comparé à la prestance d'autres acteurs l'ayant incarné précédemment sur les écrans. Un clin d'oeil à son destin est fait avec des sabots dont la taille n'aurait pas déplu à celui des scénaristes de la série Gotham, à qui d'ailleurs il est très difficile de ne pas penser avec la conclusion, bâclée, du film. Comme un dernier doigt d'honneur de Todd Phillips à ses spectateurs, façon "et au final, tout n'était qu'un rêve", comme si les deux films bâtis autour du Joker ne servaient à rien. Alors que le cinéaste promettait une belle variation sur une thématique connue, le voilà qu'il balance tout à la benne, sur la forme comme sur le fond. N'allez pas croire qu'on reprocherait, par exemple, à Joker : Folie à Deux de s'éloigner des canons, notamment sur la caractérisation de Harleen, puisque cet éloignement était déjà présent avec Arthur Fleck. Par ailleurs, d'aucun pourrait arguer que la conclusion amenée par Todd Phillips permet de renouer une construction plus fidèle de ce qu'on pense être le Joker. Mais la Harleen montrée n'est pas simplement différente de celle qu'on a l'habitude de voir, elle pêche surtout par le manque d'intérêt qui lui est porté, par une écriture trop légère, et un rôle qui amène à ce simple constat : on a pas seulement gâché le temps du spectateur, mais aussi celui de Lady Gaga


Avez-vous remarqué que ce plan est absent du film ? 

Au sortir de la séance, les interrogations fusent. Que s'est-il passé pour que Phillips aille à ce point à contre-courant de son propre premier film ? Warner Bros. aurait-il dû, pour une fois, se montrer plus ferme plutôt qu'à laisser son réalisateur faire ce qu'il veut - on sait que c'est lui qui a eu le final cut du film - ? Le cinéaste a-t-il pris trop à coeur les discussions sur Joker au point de vouloir renier toute ébauche de discours qu'il avait posée dans le premier film ? Ou bien la vérité est-elle bien plus cruelle ? A savoir, Todd Phillips n'a jamais eu qu'un coup de chance en 2019, avec les contraintes imposées par le budget, et la libération du côté fric s'est accompagnée d'un envol au loin de la créativité. On aurait pourtant envie de croire à la théorie d'un cinéaste qui aurait voulu prendre tout le monde de court en allant à l'opposé inverse de là où on l'attendait. Il aurait fallu pour y adhérer que Joker : Folie à Deux déborde de panache, d'audace et d'inventivité. On n'y retrouve que des bouts de films passables, qui une fois collés ensemble, ne donnent pas le grand spectacle auquel on prétendait nous faire assister.

De toute façon, la critique dans son ensemble s'est déjà mise d'accord pour vous déconseiller ce Joker : Folie à Deux, qui pourra malgré tout vous intéresser dans une perspective analytique. Façon "assister à un accident au ralenti", pour peu que vous supportiez un ralenti de presque deux heures et demi. Jamais enthousiasmant, ni franchement repoussant, Joker : Folie à Deux déçoit surtout par son aspect vain, son allure de coquille creuse, de film sur lequel seul les équipes techniques se seraient amusées, tandis que du côté de l'écriture et du jeu, on ne serait venu qu'empocher les billets. Pour Warner Bros., l'addition risque d'être carrément salée.

Arno Kikoo
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