La longue l'histoire de l'édition de comics aux Etats-Unis regorge de tentatives infructueuses. De compagnies qui auraient pu, d'entreprises qui ont tenté leur chance, et qui se seront finalement retrouvées coincées par les réalités économiques du secteur, ou par les problématiques d'un moment donné. Cet historique comprend notamment la société Defiant Comics, un label dédié à la production de BDs pensé pour s'intégrer dans les plans de l'enseigne Enlightened Entertainment Partners, et fondé par le grand Jim Shooter en 1993. Les contemporains de cette période se souviendront peut-être de cette tentative, plutôt ambitieuse, de proposer un nouvel univers partagé en plein boum du marché indépendant... et peut-être aussi d'un effort de concurrence déloyale assez stupéfiant mis en oeuvre par les avocats du groupe Marvel pour contrecarrer ce plan.
Anecdote à part entière dans la chronologie des litiges relatifs aux propriétés intellectuelles de l'histoire des comics de super-héros, la tentative Defiant Comics n'a pas survécu suffisamment longtemps pour laisser une trace tangible dans le marché de l'édition au moment de son lancement. Fort heureusement : les réalités d'hier ne sont plus celles d'aujourd'hui, et les comics de l'ex maison d'édition ont peut-être enfin une chance d'être arrachés au cimetière des productions inachevées. Une campagne de financement participative s'est ouverte récemment sur la plateforme Kickstarter pour déterrer, restaurer et publier les séries Defiant Comics telles que celles-ci avaient été pensées au moment de leur création. Plus précisément, les projets du crossoverSchism.
Shooter Did Not Miss (After All)
Pour un peu de contexte : enfant prodige de l'industrie, Jim Shooter entre dans la carrière dès l'adolescence, à l'âge de treize ans, en devenant l'un des plus jeunes auteurs de chez DC Comics sous la supervision de Mort Weisinger, tête pensante des productions de l'âge d'argent des super-héros. A la suite de ce départ fulgurant, celui-ci ne quittera jamais le monde des comics. Il finira même par récupérer les commandes de Marvel à la fin des années soixante-dix, lorsque Stan Lee délaisse ses fonctions de grand manitou pour se consacrer aux adaptations des productions de l'enseigne. Pendant neuf ans, Jim Shooter deviendra le principal capitaine à bord du navire, et participera aux premiers pas de plusieurs grands artistes de l'industrie sur certaines séries d'envergure : Chris Claremont sur les X-Men, Walt Simonson sur Thor, Roger Stern sur Amazing Spider-Man, etc.
Sans entrer dans les détails, cette présidence est aujourd'hui considérée comme une période controversée - essentielle pour la transition vers l'âge de bronze, mais aussi largement décriée. On aura souvent reproché à Jim Shooter sa façon de gérer les conflits en interne (et celui-ci aura même poussé vers la porte plusieurs grandes figures de la Maison des Idées à l'époque, comme Steve Gerber, Marv Wolfman ou Doug Moench) et sa politique de censure générale des thématiques LGBT+ dans les projets publiés à l'époque. Accessoirement, la stratégie de l'éditeur-en-chef assumait une posture très ouvertement tournée vers le marketing et le commercial, ce que d'aucuns auront alors considéré comme la défaite des créatifs au profit des comptables et des publicitaires.
Cette énorme page de l'histoire, déjà documentée et largement commentée, débouche sur un autre moment conséquent : en 1989, Jim Shooter participe à la fondation de Valiant Comics, et quelques années plus tard, en 1992, à la suite de son départ de cette première structure lancée sur le marché indépendant, celui-ci récidive avec l'effort Defiant Comics. Il retrouvera sur place quelques vétérans de la Maison des Idées, comme Chris Claremont ou Steve Ditko, se propose d'aller dénicher de nouveaux talents, à l'image de Charlie Adlard et J.G. Jones, et ambitionne de lancer un nouvel univers partagé capable de concurrencer avec les grosses machines de chez Marvel et DC Comics. Cet objectif s'allie d'un champ lexical consacré avec une récurrence des "ism" pour former une sorte de base dialectale commune : l'une des séries du lancement s'appelle Plasm, par Shooter et David Laphasm, l'adversaire commun aux différents héros de la saga s'appelle Chasm, et l'idée était au départ de produire un certain nombre de projets avant de les réunir dans un crossover... présenté sous le titre de Schism.
Les séries de Defiant Comics entrent en publication en 1993 avec quelques grosses équipes créatives prévues à l'horizon : Claremont, Ditko, Lapham, Jones, Adlard, mais aussi Len Wein, Adam Pollina et Mike Barr, entre autres choses. Et c'est alors qu'arrive l'iceberg.
S'il serait compliqué de résumer les tactiques commerciales des années quatre-vingt dix en quelques paragraphes, l'histoire a retenu l'essentiel : face au boum des indépendants (Dark Horse et Valiant, l'apparition de Hellboy, Image Comics, etc), aux objectifs de vente croissants qui accoucheront de certaines idées folles (Knightfall, La Mort de Superman, La Saga du Clone, etc), à l'effort de marchandisation du format single issue (accroissement des couvertures variantes, cartes à collectionner, explosion du direct market, etc), l'industrie a globalement perdu les pédales. Dans ce contexte de tous-contre-tous, Marvel prendra la décision d'attaquer en justice Defiant Comics pour violation de propriété intellectuelle.
Pourquoi ? En 1993, dans l'idée de contrer Jim Shooter, l'enseigne lance une série consacré à un personnage précis dans le catalogue de Marvel UK. L'héroïne en question s'appelle Plasmer, une création de Glenn Dakin et Pasqual Ferry. Or, comme cela a été évoqué plus haut, le premier comics de Defiant a bien été sollicité sous le titre... Plasm. Et c'est à partir de cette base que la Maison des Idées s'engage dans un procès pour plagiat.
Est-ce que Marvel a commandé la création de Plasmer pour bloquer les plans de Defiant ? Est-ce que l'éditeur avait seulement eu vent du lancement de la série Plasm en amont des premières sollicitations ? Difficile à dire. Une chose est sûre : si le copyright de Plasmer avait bien été enregistré au Royaume-Uni, le bureau des dépôts de brevets des Etats-Unis n'avait pas encore validé la demande de Marvel au moment où le procès a été engagé. Autrement dit, l'enseigne a pris a décision d'attaquer avant même d'avoir la moindre base juridique pour soutenir son argument de violation de la propriété intellectuelle... et ça ne les a pourtant pas empêchés de traîner Jim Shooter et ses équipes devant les tribunaux américains.
Defiant consentira un effort : pour éviter toute confusion dans les kiosques entre les titres Plasm et Plasmer, le premier projet de la compagnie obtiendra un nouveau titre pour devenir Warriors of Plasm. Malgré tout, Marvel fera le choix de maintenir sa plainte. Dans le présent, le constat est communément admis : l'éditeur savait pertinemment que ce procès était sans fondement. L'objectif était simplement de couper l'herbe sous le pied de Jim Shooter en obligeant la compagnie à se ruiner en frais d'avocats, au moment où celle-ci avait désespérément besoin de capitaux pour assurer son lancement. En définitive, la justice américaine finira par trancher en faveur de Defiant... mais trop tard. L'objectif avait déjà été atteint : la société aura dû débourser plus de 300.000 dollars de frais judiciaires pour assurer sa défense, et face à un marché des comics déjà saturé de nouvelles propositions (encore une fois : chez Image, Dark Horse, Vertigo, Valiant, DC, Marvel, etc), la compagnie devra mettre la clé sous la porte en 1995.
Seuls quelques projets auront survécu, et la plupart d'entre eux n'ont pas été bien loin. La série Warriors of Plasm de Shooter et Lapham aura tout de même eu droit à treize numéros (en plus du fameux premier essai "Plasm" à l'origine de toute l'affaire) pour développer l'idée d'une saga spatiale originale, dans lequel le lectorat était invité à suivre l'histoire d'un peuple alien à la peau jaune dans un monde organique et malléable. Une série pour adultes, plutôt violente et traversée par différentes trahisons et autres conflits politiques internes. C'est sur cette base que devait au départ reposer le crossoverSchism, lequel ne verra jamais le jour une fois la compagnie enterrée pour de bon.
Sauf que voilà : le projet va finalement avoir droit à une sorte de résurrection. Jake Weaver, l'animateur du podcast Host of the Midnight, s'est associé à Jim Shooter pour lancer le pari fou d'une mission de sauvetage tardive. En association avec différents professionnels de la restauration, cette petite équipe est partie à la pêche aux planches originales, aux photocopies, aux photographies de planches enregistrés à l'époque, pour restaurer les différents numéros produits lors de la grande époque de Defiant Comics. Leur objectif est aujourd'hui de publier un roman graphique de 160 pages qui reprendrait le travail des artistes mobilisés sur le front lorsque le projet Schism était encore d'actualité. Un énorme travail d'archéologie séquentielle dont la campagne s'est lancée tout récemment sur la plateforme Kickstarter.
Cette aventure ambitieuse compte aussi sur le soutien de J.C. Vaughn, le président de Diamond Comics, et de Janet Jackson, éditrice qui avait travaillé avec Jim Shooter à l'époque du lancement de l'univers Defiant. De son côté, Weaver aura passé de longues années à traverser les Etats-Unis à la recherche des planches de Schism dans l'idée de monter cette restauration quasi-complète. Une recherche acharnée pour reconstituer la structure originelle à partir de ces quelques fragments, parfois déterrés dans des états catastrophiques, mais que l'équipe pense pouvoir restituer dans son état initial. Point important : le projet ne sollicitera pas les techniques de l'intelligence artificielle.
La remise en forme passera par le savoir faire humain et en accord avec la vision des artistes embauchés à l'époque (dont certains occupent un rôle de consultant). Le communiqué de presse et la note d'intention insistent lourdement sur cet aspect du processus créatif, pour toutes les étapes du travail : encrage, mise en couleurs, lettrage, etc. En somme, que l'on s'intéresse ou non à l'intrigue de Schism, ou à cette petite partie de l'histoire des comics des années quatre-vingt dix, l'effort de restauration et l'énorme recherche engagée pour reconstituer le puzzle demeurent fascinants en tant que tel. On pourrait même espérer que la stratégie développée sur cette campagne inspirera d'autres archéologues des comics à partir à la recherche de fragments disparus du même genre (au hasard, pour une édition collectée du fameux Spider-Man mexicain ?). Accessoirement, on a déjà pu voir en France certains exemples d'initiatives comparables, comme dans le cas de la réédition du Bloodstar de Richard Corben aux éditions Delirium.
L'équipe promet une livraison des albums d'ici le mois de juillet 2025, et l'on espère au passage que le travail de restauration sera documenté dans la foulée par le biais de contenu vidéo, pour profiter de l'histoire dans l'histoire.