L'excellent dessinateur portugais Filipe Andrade a réalisé en l'espace de quelques années deux récits impressionnants en compagnie de Ram V, Toutes les Morts de Laila Starr, et Le Dernier Festin de Rubin - ce dernier étant paru l'an passé chez Urban Comics. Au tout début de l'année 2025, à l'occasion du Festival International de la Bande Dessinée (FIBD) d'Angoulême, Andrade s'est déplacé en France. Une belle occasion pour nous de retrouver à nouveau l'artiste et de lui poser quelques questions.
Puisque nous avions déjà eu le plaisir de discuter avec Filipe pour Laila Starr, nous avons pu directement entrer dans le vif du sujet pour parler de la façon dont l'artiste a de gérer l'entre deux projets, de voir quelle a été son approche sur Le Dernier Festin de Rubin, quelles ont été ses recherches, et s'il est aisé pour lui de mettre en scène la cuisine, car ce n'est pas forcément chose facile à aborder. Une discussion que vous pouvez également retrouver à l'audio via le podcast First Print si vous êtes anglophone, et que l'on vous invite à partager (quel que soit le format) pour soutenir le travail que nous menons de mise en avant des artisans de la bande dessinée américaine.
Nous remercions chaleureusement Clément Boitrelle qui s'est occupé de la traduction et retranscription de l'interview.
Bienvenue, comment allez-vous depuis notre dernier entretien Filipe ?
Bonjour Arnaud, je me porte très bien ! Et vous ?
Ma foi je me porte plutôt bien ! Parlons du Dernier Festin de Rubin. Vous êtes-vous mis au travail sur Rubin juste après Laila Starr ou bien avez-vous travaillé sur d’autres projets entre ces deux récits ?
Entre ces deux histoires j’ai travaillé sur Swan Songs. Il s’agit d’une anthologie écrite par W. Maxwell Prince et dessinée par cinq autres artistes. Le livre a plutôt bien marché et fait encore son petit chemin. Il parle de la fin. Par exemple un numéro parle de la fin d’une phrase, un autre la fin d’un couple. Pour ma part, j’ai travaillé sur la fin de la fin, un nouveau départ… la Genèse en quelque sorte. J’ai donc travaillé sur ce projet mais je me suis aussi beaucoup reposé. J’ai également participé à la promotion de Laila Starr. Je dirais donc qu’il aura fallu un an, un an et demi entre Laila Starr et Rubin. C’est un délai plutôt bénéfique je trouve.
Etiez-vous habitué à ce genre de délai ?
Pas vraiment non, mais durant ce délai je n’ai pas travaillé sur des projets au long terme comme Laila ou Rubin. J’ai travaillé numéro par numéro avec Marvel. J’ai aussi travaillé sur des projets de trois ou cinq numéros. Le rythme a été différent car vous ne fournissez pas le même effort de préparation pour ces projets. Quand vous travaillez pour des projets américains, de super-héros par exemple, vous n’avez souvent qu’une semaine pour effectuer des repérages, expérimenter de nouvelles choses. Pour des projets plus ambitieux comme Laila ou Rubin, il vous faut plusieurs mois pour faire les dessins, les repérages, rassembler les documents dont vous aurez besoin. Par exemple pour Rubin il m’a fallu effectuer des recherches sur la cuisine, la nourriture, les marchés, les légumes locaux… Le rythme de travail est le même, mais c’est la phase préparatoire qui est très différente. Je préfère ce genre de projet où je commence plutôt lentement avant d’arriver tranquillement à la phase de production, plutôt que de travailler chapitre par chapitre sans prendre le temps.
Pensez-vous que vous disposez d’une certaine liberté pour vous permettre ce type de délai ? En tant qu’artiste, vendre des planches vous permet de gagner votre vie. Peu d’artistes peuvent se permettre de prendre autant de temps pour préparer leurs projets…
Je n’ai pas toujours travaillé ainsi. Vous savez, cela fait 20 ans que je fais ce métier et j’ai appris au fur et à mesure sur quoi je voulais travailler et comment travailler. Je me suis rendu compte que cette organisation était la meilleure pour moi et les projets sur lesquels je travaille. Je préfère gagner moins d’argent, mais je tire plus de satisfaction de ce que je fais. Et si je suis satisfait, le projet n’en sera que meilleur. Et finalement, c’est un investissement en temps que je pourrais récupérer plus tard en vendant des planches, en assurant la promotion et en développant un nouveau lectorat. J’ai le sentiment que dans une carrière, vous avez une petite fenêtre pour investir plus de temps dans un projet qui portera ses fruits d’ici deux ans. Et quand ce projet marche bien, vous êtes content de vous, les clients… je veux dire les lecteurs sont contents, vos responsables sont contents. Vous faites la promotion du livre… C’est une autre approche, un peu comme en littérature. Vous travaillez à fond sur un projet, vous disparaissez pendant deux ans et vous sortez un livre et ce dernier fera son chemin.
A quel moment Ram V vous a-t-il approché pour travailler sur Rubin ?
Nous en avons discuté pour la première fois à San Diego en 2022, il y a un petit moment donc. Nous étions présents pour la remise des prix [des Eisner Awards].
Vous mentionnez ça comme ça…
Nous n’avons rien gagné en plus ! Mais après la cérémonie, nous sommes allés boire un verre et c’est là que Ram et Eric [Harburn] m’ont présenté ce curieux projet qui parle de nourriture indienne. Bon, j’aime la nourriture, j’aime l’Inde…
Qui n’aime pas manger ?
Vous savez certaines personnes ne sont pas très curieuses ! Ce qui n’est pas mon cas ! Et pas juste pour la nourriture mais également …
Ce qu’elle dit d’une culture et d’une société ?
Exactement. L’acte social d’être autour d’une table, vous voyez. Voilà quelle a été la première approche du projet. J’ai accepté, j’étais très curieux. Mais durant le vol qui me ramenait chez moi, je me suis rendu compte que j’avais dit oui à un projet que je n’étais peut-être pas sûr d’avoir bien compris. Quelle approche adopter sur la cuisine indienne dans un comics ? Ça ne s’était encore jamais fait avant.
Surtout dans un comics américain.
En effet, surtout pour le marché américain. Mais j’ai fait confiance à Ram et tout s’est bien passé !
Aimez-vous les séries documentaires sur la cuisine, comme Chef’s Table par exemple ? Avez-vous du voir ou revoir ce genre de programme, car comment dessiner la nourriture de manière intéressante ?
Je n’ai pas eu à revoir cette série car je l’avais déjà visionnée de nombreuses fois auparavant. J’adore certains épisodes, c’est une série qui peut être très inspirante et auprès de laquelle je reviens de temps en temps. Mais pour Rubin, je ne voulais pas dessiner la nourriture comme elle peut être filmée dans Chef’s Table. Je me suis plus inspiré de la street-food, celle de nos mamans… Une nourriture qui réconforte. La qualité des produits était le plus important. Je me suis donc inspiré de magazines culinaires, de menus de restaurants français des années 70 ou anglais des années 50. J’ai essayé de reproduire leur manière de présenter les plats
Il vous a fallu un an de préparation…
6 mois.
6 mois donc de préparation. En quoi a-t-elle consisté ?
La préparation a surtout servi à développer les différents personnages et leur environnement. Il a fallu imaginer beaucoup plus de personnages que dans Laila Starr où il n’y en avait que deux ou trois. Dans Rubin, nous avons quatre personnages principaux mais chaque chapitre en amène deux ou trois en plus. Les paysages et l’architecture ont été plus compliqués également car l’action se passe souvent dans des marchés, et croyez-moi c’est un cauchemar de dessiner un marché, c’en est un autre de devoir y dessiner la foule !
Vous n’aimez pas dessiner les scènes de foule ?
Personne n’aime ça !
Vous seriez surpris !
J’imagine ! J’essaie toujours de placer la caméra un peu en contre plongée, comme ça vous n’avez pas à dessiner autant de personnages, vous vous contentez de dessiner leur tête ! Mais parfois il faut la placer plus haut. Et vous savez ce genre de pages sont horribles à dessiner. Dans le deuxième ou le troisième chapitre, l’action se passe exclusivement dans un marché bondé. Comme j’aime les angles de vue cinématographiques, je dois dessiner tous les alentours de l’action. Même si c’est seulement suggéré, je dois dessiner des Indiens habillés ou qui agissent différemment. J’ai donc dû regarder beaucoup de films indiens, des podcasts vidéo qui se déroulent dans la rue pour observer comment ils placent leurs mains…
Leur langage corporel ?
Oui leur langage corporel qui change d’ailleurs radicalement du nôtre. Cette partie de la préparation m’a donc demandé beaucoup de temps.
Comme l’histoire se déroule en Inde, j’imagine que vous ne vouliez pas donner une fausse image du pays, une image de l’Inde fantasmée par les occidentaux.
Tout à fait. Je ne voulais pas donner l’impression d’un occidental qui tente de représenter l’Inde. Je voulais vraiment être fidèle à ce qu’est l’Inde.
C’est un peu ce que vous avez déjà fait avec Laila Starr qui se déroule aussi en Inde. Quelles sont les différences ?
Pour moi, dans Laila Starr, l’Inde sert de décor. On y perçoit un peu la culture, mais il s’agissait surtout d’une étude de personnages. Les lieux et paysages sont justes les décors où se déroule l’action. Dans Rubin, on s’intéresse davantage à la culture locale : comment les gens se tiennent à table, comment ils mangent, comment, et de quoi parlent-ils ? Toutes ces petites choses qui représentent un réel défi car d’un endroit à un autre, les habitudes ne sont pas les mêmes. Dans un pays aussi ancien que l’Inde, à la culture et à la cuisine aussi ancestrales, c’est d’autant plus compliqué car vous voulez faire ça bien. Sur ce point, Rubin a été plus compliqué que Laila Starr qui était plus classique. Ici, comment rendre intéressant, captivant voire pertinent à l’intrigue un type qui fait revenir du riz ?
Avez-vous du faire beaucoup de recherches en termes de dessin ?
J’ai surtout regardé beaucoup plus de films, d’interviews ou de vidéos sur la street-food indienne, sur Youtube notamment.
Béni soit internet !
Complètement ! Sans quoi ce genre de projet serait impossible.
Vous pourriez sinon prendre un mois de congés pour aller là-bas !
Exactement ! Dans un monde idéal, j’irais là-bas avec le scénario et j’y resterais pendant deux mois pour effectuer mes repérages, dessiner les habitudes des habitants… Tout ça m’aiderait beaucoup pour ensuite structurer le projet. Mais ce n’est pas le cas, donc je dois me souvenir de ce que j’ai vu sur place et de mes connaissances. Ram V m’aide également.
J’imagine que Ram vous a conseillé, vous a guidé dans vos recherches. Vous a-t-il aiguillé uniquement au début ou bien aviez-vous des échanges réguliers ?
Nous discutons toujours avant chaque chapitre. Il envoie le script au rédacteur en chef, qui ensuite me l’envoie. Nous discutons ensemble au sujet du chapitre, nous prenons chacun des notes. Je lui explique quelle est ma vision, il l’approuve ou non. On échange nos idées, puis je passe à la mise en page et aux dessins. Ram et Eric y jettent un œil voir si quelque chose cloche. Parfois je lui demande des petites précisions ici et là par WhatsApp ou bien on s’appelle si cela concerne un aspect plus important. Je ne pourrais pas m’en sortir sans ces échanges sur un tel projet.
Arrêtons-nous sur le design de Rubin : il est incroyable !
Merci !
C’est un personnage gigantesque, à la fois inquiétant mais pas tant que ça si l’on regarde bien. Comment en êtes-vous arrivé à ce design ?
L’idée de départ de Ram était d’avoir un personnage élégant, un type très grand avec de larges épaules. Pas tant un monstre d’ordre physique mais plutôt d’ordre psychologique. Pour ma part je voulais lui donner un côté sympathique. Après quelques recherches, j’ai décidé de construire ce personnage en me basant sur un artiste portugais, Pedro Cabrita Reis. Il doit avoir entre 60 et 70 ans mais sa présence est imposante vous voyez ? C’est un personnage volubile, haut en couleur mais toujours aimable. Il est aussi tout le temps en train de fumer de gros cigares ou en train de boire un verre. Un peu comme un personnage de la Rome Antique. Le genre de personne qui reste des heures à table et à qui on amène à manger sans arrêt ! Je me suis donc basé sur cet artiste en jouant sur la gestuelle à la fois aimable mais également agressive. Ce n’est pas forcément évident sur des personnages ronds. Un peu comme le Caïd, mais avec un visage souriant ! Et toujours bien habillé, pas tiré à quatre épingles comme…
Comme s’il allait à une soirée huppée ?
Non. Bien habillé comme quelqu’un qui perçoit les bons côtés de la vie, quelqu’un de « bon goût » [en français dans l’entretien]. Voilà mon approche du personnage. Avec quelques éléments stylistiques du protagoniste de Porco Rosso également. Je ne voulais pas le dessiner dans des tons agressifs. C’est pourquoi Rubin s’habille toujours en jaune, en vert et pas dans des couleurs plus vibrantes. J’ai gardé ces teintes pour les paysages qui l’entourent. Voilà comment j’ai élaboré le personnage de Rubin.
Avez-vous eu du mal à trouver son design ? Avez-vous imaginé différentes versions ou bien êtes-vous rapidement tombé sur le design que vous aviez en tête ?
J’ai immédiatement eu en tête environ 80% du personnage. Puis il m’a fallu un mois pour affiner le design final : a-t-il une moustache qui couvrirait sa bouche monstrueuse ? J’ai voulu cacher quelques éléments de son visage. Les lunettes lui rajoutent un côté mystérieux, de même pour son chapeau. Cela fait-il trop chic de lui rajouter quelques plumes ? Je n’ai pas voulu exagérer ses traits, il a donc fallu aller dans la simplicité. Mais cette recherche de la simplicité m’a pris du temps.
Ma question vous paraitra peut-être curieuse, mais quand vous avez un personnage aussi massif comparé aux autres, cela a-t-il un impact sur votre conception des cases ?
Oui, énormément. Il faut beaucoup jouer avec la mise en page et la caméra. Lors de scènes de dialogue, comme Rubin occupe toute la place des cases, j’ai parfois dû jouer avec les ombres et les silhouettes des personnages, avec les phylactères juste au-dessus pour bien comprendre qu’ils discutent. Ou bien dans le café au début du récit, je joue avec des miroirs. Il faut donc être ingénieux. Mais il faut aussi parfois utiliser le volume d’un personnage comme Rubin pour bien révéler sa personnalité imposante.
Une autre particularité de Rubin, c’est qu’il mange des gens ! C’est un comics qui a bien des égards parle également de cannibalisme. Corentin, mon collègue, était un peu mal à l’aise à la lecture de Rubin.
Vraiment ?
Comment faire pour rendre sympathique un personnage qui puisse être aussi monstrueux ?
Tout se joue sur les petites choses. Je ne vois pas Rubin comme un monstre. Je le perçois comme quelqu’un en quête d’identité. Quand il mange des gens, je ne le vois pas comme quelqu’un qui dévore des individus, je prends davantage en compte ce qu’il cherche à atteindre en faisant ça. Pour moi, le livre ne parle pas de cannibalisme, c’est plus une métaphore. D’ailleurs nous ne montrons presque jamais ces scènes de cannibalisme, car ce n’est pas le sujet. Pour moi, ce dont parle le livre, c’est comment un être comme Rubin à le courage d’entreprendre ce périple pour calmer ses instincts primaires via une autre envie, celle de servir les autres par la cuisine.
Même si par certains aspects l’histoire se rapproche du thriller, cette dernière reste plutôt calme. Comment avez-vous choisi vos couleurs pour instaurer cette ambiance plus posée ?
Je voulais que la nourriture soit la véritable star de l’album, c’est pourquoi les couleurs environnantes sont plus sereines. J’ai réservé les teintes plus vibrantes pour la nourriture afin de réellement la mettre en avant tout au long de l’album. L’idée était de représenter des actions plutôt calmes pour que les personnages se révèlent au fur et à mesure. Mais ce qui nous intéresse ici, ce sont les plats. Cette approche rentre en résonnance avec ma méthode de travail, vous voyez ?
Avez-vous adopté une approche naturaliste pour représenter les paysages ? Essayez-vous de reproduire la réalité, par le biais de photos par exemple ? Vous utilisez parfois les couleurs de manière plus surréaliste, surtout avec un personnage qui n’est pas techniquement humain.
Je connaissais déjà la plupart des décors de l’histoire car je m’y suis déjà rendu, comme la région du Rajasthan, Mumbaï ou New Delhi par exemple. Concernant le marché et sa disposition, je m’y suis également déjà rendu car c’est un marché qui existe bel et bien. Hormis ces exemples, il m’arrive de travailler avec des photos mais je préfère me laisser imprégner par l’atmosphère que dégagent les décors. Je fais un rapide croquis avec les photos, mais je m’en détache très vite pour dessiner un album. Auquel cas le dessin est bizarre, trop réaliste, cela ne m’intéresse pas. Je préfère une approche qui tend plus vers le réalisme magique. C’est au lecteur de se construire son propre décor.
Il me semble que votre style de dessin a un peu changé, notamment vos lignes, surtout comparé à Laila Starr. Qu’avez-vous changé techniquement ? Était-ce quelque chose de voulu ? Quel était votre objectif ? Vos lignes semblent plus amples.
C’est exactement ça. J’appuie moins sur mon crayon car je voulais que mes lignes soient plus vibrantes. Ce que je n’arrivais pas à faire en gardant un contrôle total sur mon crayon. Il y a quelque chose en particulier qui a été un déclic, je peux vous révéler ça. Je joue au tennis et j’ai un entraîneur. Durant un de nos cours (je m’entraîne avec un autre de mes collègues), il nous a demandé d’aller au filet. Vous savez c’est ce genre d’entraîneur de la vieille école qui vous demande par exemple le taux d’oxygène dans votre cerveau ! On est un peu perdu parfois ! Mais il a dit quelque chose ce jour là qui a changé ma manière de dessiner sur Rubin car cela m’a vraiment marqué. Il nous a demandé ceci : quand Usain Bolt franchi la ligne d’arrivée, pensez-vous qu’il est calme ou tendu ? Certains ont répondu calme, d’autres tendu. La réponse était calme. C’est le premier sportif à être arrivé à cette conclusion : si vous voulez vous donner à 100%, il faut que vos muscles soient détendus. Il faut se convaincre de ne pas y aller à fond car cela vous permet d’être plus fluide. C’est ce que j’ai voulu faire avec Rubin. Les lignes sont plus amples, les scènes respirent car on parle de sensations culinaires. Je voulais donner au lecteur la sensation de pouvoir sentir le fumé des plats. C’est de là que vient ce style, ne pas chercher la précision mais davantage la suggestion.
Comment cela se manifeste concrètement ? Vous relâchez un peu plus votre crayon ?
Concrètement, j’applique moins de pression au bout de mes doigts. Je laisse un peu plus le crayon aller. C’est un peu comme pour dessiner un nez et ce qui se faisait au début des années 2000 dans les comics américains. Je dessine un peu comme une imprimante : le crayon perpendiculaire à la page et je me laisse aller. Si cela ne me plaît pas, je recouvre de blanc ou bien je redessine, peu importe.
Le sujet de l’album est plutôt inhabituel pour le marché du comics américain. En voyant l’édition française, on se dit que ce projet aurait pu être exclusivement destiné au marché européen. Était-ce quelque chose que vous avez envisagé avec Ram ?
Au départ, nous pensions que l’album aurait du succès aux Etats-Unis, mais je vous rejoins totalement. Cet album correspond plus à un marché qui comprend la portée de notre histoire. On ne parle pas de cannibalisme, de violence, il n’y pas de sang… Mais nous savions dès le début que Rubin finirait par être édité en France. Laila Starr a ouvert la brèche et nous en avons profité. Ce projet aurait donc très bien pu être exclusif à l’Europe.
A la vue de l’édition française, êtes-vous frustré parfois de voir votre travail réduit en termes de format dans les single-issues ? La différence peut être frappante et certains artistes n’aiment vraiment pas ça.
Ecoutez oui mais j’ai l’habitude maintenant car je travaille principalement pour le marché américain. Bien sûr je préfère la version française : le lecteur à plus de temps à consacrer à chaque page. Les dessins, les scènes, les dialogues sont plus lisibles. C’est bien mieux en tant que lecteur. Mais dans le même temps, le marché américain est bien implanté, donc il faut s’en accommoder.
Ce sera ma dernière question : quand allez-vous réaliser un projet uniquement destiné au marché européen ?
Tôt ou tard… Je ne mets pas la charrue avant les bœufs, mais maintenant que je commence à être reconnu en Europe, je pense que les maisons d’éditions seront plus enclines à m’inviter sur des projets. J’ai deux albums à mon actif qui se sont plutôt bien vendus donc… J’ai travaillé pendant dix ans pour le marché américain, et le marché français m’était fermé. On ne comprenait pas comment j’aurais pu travailler pour deux marchés aussi différents. J’étais un peu comme Jean Claude Van Damme dans la pub : en grand écart !
Pas assez mainstream pour les Américains, mais pas assez classique pour les Français ?
Exactement. Aux Etats-Unis, on se demandait si j’étais capable de dessiner Hulk… Comme si cela avait quelque chose à voir avec l’artiste. Et en Europe on me reprochait d’être trop américain… Mais bon, cela prend du temps… C’est comme être bilingue : on prend plus de temps pour parler mais une fois que vous avez trouvé votre style, on vous comprend ! J’ai l’impression d’avoir trouvé mon langage dans la BD : on me comprend aux Etats-Unis et on commence à me comprendre en Europe !
Nous attendons donc votre prochain projet avec impatience, merci beaucoup Filipe, c’est toujours un plaisir de discuter avec vous !
Merci Arnaud !