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Arca, Hedra et Drome : rencontre avec Jesse Lornergan, génie du 9e Art

Arca, Hedra et Drome : rencontre avec Jesse Lornergan, génie du 9e Art

InterviewIndé

Considéré à juste titre comme un prodige de la bande dessinée, Jesse Lonergan était l'invité en début d'année du Festival International de la Bande Dessinée (FIBD) par les éditions 404 Graphic, qui ont sorti son album Arca en 2024, et récidiveront d'ici l'automne prochain avec Drome. Entretemps, une autre de ses réussites, Hedra, est parue aux Humanoïdes Associés. Autant de très bons prétextes pour aller prendre nos micros pour interroger l'artiste/auteur... ce que nous avons évidemment fait.

De ses débuts dans la bande dessinée à son approche exceptionnelle du découpage, l'entretien avec Jesse Lonergan s'est révélé riche et passionnant, à l'image de son travail sur les planches qu'il réalise. Nous sommes donc ravis de vous proposer cette interview, que vous pouvez aussi découvrir à l'audio et en anglais via le podcast First Print, si vous préférez ce format. En tous les cas, on ne peut que vous encourager à découvrir la bibliographie de cet artiste, et à partager cette interview pour le faire découvrir, ou pour soutenir notre travail s'il vous plaît.

Nous remercions chaleureusement Clément Boitrelle qui s'est occupé de la traduction et retranscription de l'interview et Émilie Hurel de 404 Graphic pour avoir organisé la rencontre.

On est très heureux de vous recevoir Jesse, c’est votre première venue en France ?

En effet oui.

Est-ce que l’endroit vous plaît ?

Je ne pense pas en avoir vu assez ! J’ai atterri à Paris mercredi matin en plein jetlag et sous une pluie battante !

Bienvenue chez nous !

Je suis resté huit heures à Paris, j’en ai fait le tour ! [rires] J’ai ensuite pris le train direction Angoulême où j’ai fait des dédicaces le jour d’après. En tout cas du peu que j’en ai vu, j’aime beaucoup ! J’adore ce festival, cette grande déclaration d’amour à la bande dessinée, nous n’avons rien de tel aux Etats-Unis.

Avez-vous l’habitude d’aller dans des conventions là-bas ?

Tout à fait oui. J’en fait généralement quatre ou cinq par an. Je vais par exemple à la New York Comic Con, à la HeroesCon et bien d’autres.

Comme c’est votre première venue parmi nous, commençons par le commencement ! Quelle est votre relation avec les comics ? Avez-vous commencé à en lire dès le plus jeune âge ? Avez-vous toujours voulu être dessinateur ?

Contrairement à d’autres artistes, pas vraiment je dirais. Jusqu’à l’âge de cinq ans, j’ai vécu en Arabie Saoudite et les bandes dessinées que l’on pouvait trouver là-bas étaient Astérix ou Lucky Luke. Ce furent donc mes premières lectures. Je me suis ensuite intéressé aux comic-strips comme Calvin & Hobbes, Garfield ou bien les Peanuts. A l’époque il était assez difficile de mettre la main sur des comics. Il fallait savoir où se situait la librairie la plus proche, y aller… J’ai ensuite grandi dans la campagne du Vermont, un petit Etat au Nord des Etats-Unis. A quinze ou seize ans j’ai donc commencé à lire et dessiner des comics. J’ai l’impression que la majorité des artistes commencent à lire Spiderman ou les X-Men vers l’âge de huit, neuf ans ! J’ai surtout été attiré par la première vague de titres de chez Image comme Spawn, Youngblood ou Wildcats. Je me suis ensuite intéressé aux comics plus alternatifs qui furent publiés vers la fin des années 90 comme Eightball ou Hate. Dès lors, je n’ai jamais arrêté de dessiner et produire mes propres comics sans grand succès !

Vous étiez en auto-édition ?

Je crois que mon premier album a été publié en 2007 chez NBM Publishing. Je devais avoir la vingtaine je crois. Malheureusement il n’a pas été très remarqué et ne s’est pas bien vendu. J’ai collaboré avec cette maison d’édition sur une poignée d’autres romans graphiques. Mais il m’aura fallu du temps pour trouver mon style et comprendre quelle pierre je pouvais apporter au monde des comics. Je crois que c’est après l’échec de mon troisième album qui répondait en tous points aux critères de ce que devait être un roman graphique, que j’ai réalisé que je me moquais d’être publié. C’est aussi à cette époque que m’est venue l’idée d’Hedra, nous étions en 2014. Je me suis donc décidé que je ne ferais que ce que j’ai envie de faire et on verra bien ce qu’il en adviendra. Avec le recul, je me dit que tout ça fait sens : j’ai décidé de travailler pour moi et c’est à ce moment que les lecteurs ont commencé à s’intéresser à mon travail. J’ai auto-édité Hedra, Eric Stephenson a mis la main dessus et m’a demandé si je voulais le publier chez Image. Et depuis 2022, ma carrière sur le marché du comics a véritablement décollé.


Vous souvenez-vous de la raison pour laquelle vous vouliez devenir dessinateur ? Que représentent les comics pour vous en tant qu’art ?

C’est au lycée que j’ai sérieusement considéré cette voie d’un point de vue professionnel. A l’époque je ne me disais pas que c’était quelque chose de prestigieux… J’aimais juste ça ! Je trouve qu’il y a quelque chose de très attrayant dans le dessin de comics. En découvrant ces dessins à l’époque, je me disais que c’était ce que je voulais faire. Il y a tellement de façons différentes de retranscrire vos idées, c’est très inspirant je trouve. Je crois que c’est vraiment cet aspect qui m’attirait. J’étais, et le suis encore, impressionné par le travail de Todd MacFarlane ou Jim Lee mais je le suis d’autant plus quand je vois Chris Ware découper une page ou le travail de Moebius, qui reste encore à ce jour assez difficile à trouver aux Etats-Unis. Je me baladais un peu plus tôt en ville et je suis tombé sur un album de Bluebuerry ! C’est introuvable aux Etats-Unis ! Mais voir le trait de Moebius me motive. Je me dis que c’est quelque chose que je peux essayer de reproduire… Sans succès ! [rires] Ce n’est pas un sentiment que je ressens avec d’autres formes d’art. L’autre soir je discutais musique. J’ai fait partie de plusieurs groupes, mais qu’est-ce que j’étais mauvais ! Je ne peux pas écouter jouer un très bon guitariste et me dire « j’aimerais faire pareil ! » … Je me dis juste que c’est impossible !  Mais grâce aux comics, je ressens cette motivation qui me donne envie de faire partie de ce milieu.

Vous vous sentiez capable de le faire aussi.

Tout à fait, cela me paraissait atteignable. Attention, je ne dis pas que je peux dessiner comme Moebius ou Mignola mais je peux avoir mon propre style, ce qui n’est déjà pas mal !

Vous évoquiez plus tôt la recherche de votre style et ce que vous pouviez apporter au medium. Je pense que l’influence dans votre travail de Chris Ware est assez évidente. Pensez-vous que votre style ne repose-t-il pas sur votre utilisation des découpages ? Vous êtes assez connu pour ces derniers, vous expérimentez beaucoup avec. Est-ce quelque chose qui vous est venu comme ça ou vous-êtes-vous décidé à devenir le spécialiste du découpage ?

[rires] Ce n’est pas vraiment ce que je me suis dit à l’époque mais avec le recul c’est un peu ce que je ressens maintenant ! J’ai parfois l’impression d’être étiqueté « Mr Découpage » ! Evidemment Chris Ware m’a beaucoup influencé. J’ai cependant commencé à regarder la planche de bd sous un autre angle que la simple lecture de gauche à droite. Je me suis dit qu’une page pouvait aussi se lire comme un diagramme, une carte ou toute autre approche visuelle qui permet la lecture. Comment l’approche visuelle d’une page vous permet d’aller au-delà du simple récit et de plutôt comprendre comment ce dernier se déploie. Je pense que les maisons d’édition doivent avoir du mal à décrire mes travaux comme Hedra ou Drome qui va d’ailleurs bientôt sortir. 


Ma narration passe par le médium comics lui-même, et c’est ce que je trouve le plus intéressant. J’ai par exemple déjà imaginé raconter une histoire un peu sous la forme d’un plan de métro où vous pourriez suivre la ligne rouge pour avoir un récit en particulier. Ces autres façons de raconter des histoires sont très proches de ma façon de penser ! Le visage d’une personne va me faire penser au visage d’une autre personne et ainsi de suite, tout ça s’emballe et devient très vite désordonné ! Retranscrire ce raisonnement tentaculaire est je pense ce qui me caractérise le mieux. La narration n’a pas à être simplement séquentielle, elle peut par exemple se jouer de l’ordre chronologique. J’aime à penser qu’il s’agit d’une sorte de dialogue avec le lecteur où ce dernier doit également fournir un petit effort pour remettre les pièces dans l’ordre et ainsi, j’espère, tirer une plus grande satisfaction de sa lecture. Ce n’est pas une lecture passive, en tout cas je l’espère ! Certains lecteurs m’ont déjà reproché que mes albums se lisent très vite. Je ne pense pas qu’ils étaient vraiment impliqués dans la lecture.

Je crois me souvenir d’une interview de vous dans laquelle vous citiez Scott McCloud qui qualifiait le comics d’« art invisible », ce à quoi vous avez répondu que vous vouliez le rendre visible.

Vous savez, j’entends parfois des personnes s’exclamer sur mon travail : « Ouah ! Je n’avais jamais vu ça auparavant ! ». Je ne pense pas être un pionnier dans quoi que ce soit, mais il se trouve que oui, vous l’avez déjà vu auparavant. Cela n’a juste jamais été mis autant en avant. Tout ça doit probablement venir d’une frustration de ma part. Je refuse que mon art soit invisible. J’ai parfois l’impression d’être cette personne à une soirée qui insiste et qui vous force à écouter son histoire ridicule ! Je veux que les lecteurs comprennent comment tout ça fonctionne.

Dans les œuvres de Scott McCloud, nous savons que la gouttière est censée représenter une unité temporelle mais dans vos travaux et vos compositions, elle représente l’espace. Vous profitez de l’espace offert par la gouttière pour relier plusieurs éléments. Est-ce que ce procédé est le fruit d’une volonté de votre part ou bien est-ce devenu naturellement un élément de votre travail ?

Pour moi, la gouttière n’est effectivement pas forcément une séparation temporelle. Cela vient sans doute de ma manière de lire les comics sous un angle inhabituel. Quand vous lisez un comics, vous pouvez embrasser d’un simple coup d’œil toute une page. Vous aurez bien sûr besoin d’aller un peu plus dans le détail. C’est différent par exemple quand vous lisez un roman : vous ne pouvez pas lire une page d’un simple coup d’œil. Quand je dessine, je garde cette idée en tête et c’est pour ça que mon art n’est pas forcément séquentiel. Les gouttières peuvent jouer plusieurs rôles : elles peuvent représenter le mouvement, l’espace. Elles offrent tellement de possibilités. Je pense que n’importe qui jetterait un œil à mes dessins, mes esquisses et mes découpages n’y comprendrait sans doute rien ! Il n’y a que des ronds et des carrés partout ! Si vous vous contentez de six cases par pages, vous vous privez de toutes ces possibilités. Regardez Arca par exemple, j’ai basé mon travail sur une grille plutôt dense : quarante cases ! Bien évidemment, vous ne verrez pas quarante cases à chaque fois, mais c’est le puzzle avec lequel j’aime jouer ! Cette approche m’offre beaucoup plus de liberté.

D’autres artistes travaillent un peu de la même manière. Je pense par exemple à Mike Deodato Jr. qui utilise souvent la forme du carré mais dans son cas, cela semble presque artificiel ou bien c’est une façon pour lui de mieux découper l’action. Je me souviens d’une interview d’Alan Moore qui s’exprimait sur Promethea et qui déclarait qu’il ne souhaitait pas faire une intrigue rédigée à deux mains, mais à quatre mains : celles du scénariste et du dessinateur, J.H. Williams III dans cet exemple et qui a effectué le même travail que vous avec les gouttières. Dans Man’s Best, il y a cette séquence où un chien tourne la tête pour regarder de l’autre côté. Avec votre travail de découpage, le lecteur ressent le besoin d’accompagner le mouvement du chien ! Désirez-vous imposer un peu plus votre présence dans vos albums que d’autres artistes par exemple ?

Je suis définitivement plus un dessinateur qu’un scénariste. Le dessin, c’est ce qui me fait avancer. Quand je réfléchis à une histoire, je me laisse suffisamment d’amplitude pour que des idées qui me viendront plus tard lors du découpage puissent être intégrées naturellement. Chacun à ses points forts : quand je m’assois pour réfléchir à une intrigue, le résultat est souvent bien fade. Je me contente de recycler des schémas narratifs vus et revus… En revanche, quand je dessine, je peux plus facilement exprimer mon caractère, ce qui fait ma particularité. Aussi, lors du processus créatif, j’essaie de ne pas trop anticiper. Je reporte ça à l’étape d’après. Par exemple dans mes esquisses, il n’y a aucune silhouette. Quand je passe au crayonnés, il y a peu de détails. Je passe à l’encrage, et c’est terminé ! Il faut faire confiance à ce que vous ressentez durant chaque étape, se laisser porter et vous verrez où cela vous mène !


A quoi ressemblent les scripts des auteurs avec lesquels vous travaillez ?  Vous laissent-ils le champ libre ou bien se risquent-ils à vous demander 6 cases ?! [rires]

Je discute toujours avec les auteurs au début de chaque projet. Je demande par exemple si je peux rajouter des cases. Je me souviens qu’au début je me disais que j’enverrais une planche qui, même pour moi, me semblerait vraiment exagérée. Si l’on me remonte des remarques, je la modifie. Mais si l’on ne me dit rien, cela veut dire que je peux faire ce que je veux ! Mais vous savez, un script rédigé par un scénariste ne pourra pas être aussi farfelu qu’Hedra par exemple. La narration dHedra est portée par le dessin, un scénario ne peut pas reproduire ça. Vous aurez par exemple des dialogues, et dès l’instant où vous avez du texte, les planches commencent à s’organiser. Il faut respecter le sens de lecture de gauche à droite, tel phylactère doit aller à tel endroit, tout ça doit être cohérent. Il faut un ordre chronologique. L’histoire peut certes devenir un peu bizarre, mais uniquement par segment.

A titre personnel, j’adore votre travail sur Planet Paradise.

Merci beaucoup.

Je trouve que c’est un très bel exemple de l’usage des espaces négatifs. Il y a beaucoup de blanc et de noir. Mais si l’on compare cet album à Arca, ce dernier semble beaucoup plus dense, compacte. Les planches semblent très denses car les personnages sont prisonniers à l’intérieur de ce vaisseau. Quelle est votre approche de l’espace entre les personnages, les dialogues et les décors ?

C’est une question que je n’ai pas encore résolue à l’heure actuelle… Mais je pense que c’est pour le mieux car cela continue à me faire avancer. Si vous prenez un album comme Planet Paradise que j’ai réalisé moi-même, si je veux consacrer une page entière pour retranscrire un mouvement, je peux le faire. Vous n’avez pas forcément cette possibilité si vous travaillez avec un scénariste. La narration d’Arca est confinée à ce vaisseau. J’ai donc pu utiliser la densité de mes planches pour retranscrire cette sensation de confinement. Vous voyez, tout dépend de ce que je ressens… Je ne suis pas sûr que ce soit une réponse satisfaisante ! [rires]

Toutes les idées et les thématiques que vous avez apporté dans la scène indépendante semblent avoir plutôt bien marché pour vous. Il y a cette collaboration avec Pornsak Pichetshote, un des auteurs les plus en vogue à l’heure actuelle. Vous avez travaillé avec Mike Mignola sur Miss Truesdale (vous avez du réellement apprécier cette collaboration car Mignola est une telle légende !). Estimez-vous avoir enfin trouvé votre place ? Vous sembliez encore un peu hésitant un peu plus tôt mais ne pensez-vous pas avoir enfin pu imposer votre style dans l’industrie ?

J’estime avoir été très chanceux ! Les choses se sont plutôt bien déroulées ! J’ai le sentiment d’être dans cet intermédiaire où je ne suis pas complètement mainstream ni indépendant. Les lecteurs mainstream apprécient mon travail et les lecteurs d’indépendant me tolèrent ! Je pense être dans une position assez privilégiée. Vous savez, j’étais déjà un peu plus âgé quand Hedra est sorti chez Image. Quand vous commencez jeune dans cette industrie, vous rentrez très vite dans un moule dont il très difficile de s’affranchir. De mon côté, les lecteurs m’ont découvert grâce à ce one-shot bizarre de cinquante-six pages, sans dialogue… Rien dans tout ça n’aurait dû fonctionner !

C’est une vraie anomalie.

Complètement. Mais les lecteurs ont réalisé de quoi j’étais capable. Est-ce que quelqu’un d’autre a le droit de faire ça ? On ne sait pas mais en tout cas moi je peux ! Et si vous rajoutez à ça Mike [Mignola] qui est une telle légende et comme un héros pour moi…

Est-ce lui qui vous a contacté ?

C’est bien lui qui m’a contacté et qui m’a demandé si je voulais travailler sur un projet dans l’univers d’Hellboy. J’ai d’abord cru à une farce de la part d’un de mes amis ! Travailler avec lui a été un peu intimidant car c’est quand même Mignola ! Mais également en termes de confiance en moi. Je me souviens que pour le premier numéro de Miss Truesdale, le script indiquait pour la page 5 « le combat continue » … [rires]

Débrouille-toi avec ça !

Je me suis mis pas mal la pression au début puis je me suis dit qu’il fallait croire en Mike, car s’il me fait confiance, c’est que je dois être au niveau ! Travailler avec Pornsak a été super aussi. Cette collaboration a été possible grâce à Eric Harburn qui travaillait chez BOOM ! à l’époque, il travaille chez Tiny Onion dorénavant. Mais oui je m’estime être dans une position plutôt privilégiée.

Je me souviens qu’avant votre travail sur Miss Truesdale, vous aviez fait tout le découpage d’une séquence en vous basant sur « Les Loups de Saint Auguste », une histoire de Hellboy.

Effectivement, quand j’ai appris que j’allais travailler sur ce projet, j’ai étudié les dessins de Mike dont j’ai toujours été fan. C’était du sérieux et j’ai donc décidé de reprendre cette séquence…

Mais pourquoi ?

Eh bien, l’univers de Mike a un ton bien particulier. Je ne pense pas que ce soit le même chez moi. Je voulais rendre hommage à son travail et je voulais voir comment il découpait ses séquences. Comment organise-t-il une page, une scène d’action ? Et j’adore dessiner ! J’ai déjà discuté avec d’autres artistes et l’idée de devoir reproduire une planche reste très fastidieux pour eux. De mon côté, je suis toujours prêt à refaire une planche, me tromper et recommencer ! Je suis sûr que pour Hedra il y a eu autant de planches jetées à la poubelle que de planches terminées ! J’ai surtout considéré cet exercice comme un test pour voir si tout se passait bien. Je ne suis pas le genre de personne qui peut apprendre juste en lisant ou en écoutant des consignes. Je pense que c’est un avantage car cela me force à beaucoup pratiquer mais cela me prend du temps. Vous pouvez m’expliquer comment faire de l’aquarelle, je vais quand même avoir besoin de me tromper pendant un bon moment avant de finalement réussir à peut-être m’en sortir. Le côté positif c’est qu’il s’agit d’un processus très personnel, mais le revers c’est que cela me prend beaucoup de temps. Les gens s’imaginent que je suis plus jeune. « Je ne t’ai pas revu depuis 2020, tu as quel âge maintenant, 25 ans ? – Non, 45 » [rires].

Vous n’êtes pas, par contre, l’ami des deadlines ?

Je me débrouille plutôt bien en ce qui concerne les dates de rendu. Je peux dessiner assez vite donc j’arrive à abattre pas mal de travail.


Il y a donc des chances que vous deveniez la nouvelle étoile montante du comics à 45 ans ! Beaucoup de vos travaux se situent dans le genre de la science-fiction, avez-vous une affinité particulière avec ce registre ?

Vous savez j’ai grandi avec la science-fiction. La première trilogie Star Wars a occupé une grande place durant mon enfance. J’ai également lu beaucoup d’auteurs de science-fiction en grandissant, comme Robert Heinlein ou Isaac Asimov par exemple. Je trouvais ça vraiment cool plus petit. Je pense également que ce qui m’attire le plus dans le dessin se marie très bien avec la science-fiction : ces concepts parfois un peu perchés, la mythologie… Tout ça fonctionne bien avec la science-fiction. Adopter un angle plus terre à terre, comme un récit de tranche de vie, serait sans doute une faute de goût. Représenter une scène de rupture par exemple dans un récit avec tant d’ampleur serait très maladroit. Disons que la forme se marie très bien avec mes idées.

Pour autant, vos personnages peuvent être très émotifs. Il y a de nombreux gros plans sur des personnages tristes. Dans Planet Paradise, il y a certes peu de dialogues mais on parvient à lire les émotions sur les visages des personnages. Dans Man’s Best, il y a cette mélancolie avec ces animaux qui se retrouvent seuls. Vos albums disposent d’une certaine sensibilité. Vos personnages ne semblent pas toujours très heureux, ou tout du moins ils semblent doux-amers.

C’est vrai… Je trouve ces conflits internes intéressants. Mais attention, je n’ai rien contre des récits plus terre à terre. Je n’apprécie juste pas forcément le décor dans lequel ces intrigues se déploient. Je préfère les intrigues avec plus d’ampleur et d’audace où l’on peut exagérer un peu plus. Concernant l’aspect doux-amer et la tristesse de mes personnages… En tant qu’individu, il faut évidemment chercher à être heureux. Mais d’un point de vue créatif, ce n’est pas forcément très intéressant de raconter l’histoire d’un type heureux… En tout cas cela ne me parle pas.

Ce n’est donc pas intéressant d’être heureux ?

Evidemment qu’il faut chercher à être heureux, être en bonne santé, faire du sport, son yoga et se coucher tôt. Mais dans la fiction ce qui est intéressant, ce sont les conflits. Une narration sans conflit ne va nulle part. C’est un sacré défi que de vouloir associer le bonheur et le conflit dans une histoire. C’est un peu comme quelqu’un qui s’extasierait d’une dispute ! Je n’aurais aucune idée comment retranscrire le ton de l’histoire.


Concernant votre prochain projet, Drome. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Bien sûr. C’est un projet sur lequel je travaille depuis 2020. J’ai terminé la majeure partie de l’album début 2024 je crois. C’est un genre de récit fondateur et mythologique, un peu à la Gilgamesh. Je me suis inspiré de ce genre de récits mythiques, comme la légende du Roi Arthur ou les mythes grecs. Dans un sens, c’est le prolongement d’Hedra d’un point de vue stylistique. Mais avec plus d’ampleur. L’album fait trois cents pages et reprend beaucoup des éléments que j’ai utilisé dans Hedra mais à une échelle toute autre. L’avantage avec un nombre de pages plus élevé c’est que vous pouvez faire évoluer graphiquement un élément de votre intrigue à différents moments de l’album. Vous voyez, pour moi la narration c’est comme un tour de magie. Vous ne le savez pas encore, mais j’ai présagé quelque chose et quand vous vous en rendrez compte, le tour sera joué ! Je suis tellement content de savoir qu’il y aura d’autres personnes plus qualifiées que moi pour vendre cet album ! [rires] Il sortira en août prochain aux Etats-Unis chez First Second Comics et en septembre chez 404 Graphic.

Avez-vous eu difficultés à trouver une maison d’édition pour cet album ?

Pas vraiment non. J’ai été très chanceux. Matt Kindt m’a mis en relation avec son agent avec qui je travaille dorénavant, ce dernier s’est occupé de démarcher les éditeurs et c’est First Second qui l’a récupéré. Puis Nicolas [Beaujouan] de 404 s’est jeté sur les droits français !

Il est comme ça oui !

Je crois bien que les droits français ont été vendus un mois après que j’ai signé mon propre contrat ! C’est très étrange pour moi que l’album sorte à un mois d’intervalle entre les Etats-Unis et la France.

Vous avez donc travaillé sur cet album en parallèle des autres projets dont nous avons parlé ?

Tout à fait. Je travaille toujours sur deux projets en même temps. J’ai évidemment besoin d’avoir des revenus réguliers. Je peux certes toujours toucher une avance une fois le projet terminé. Mais Ghosts of Science Past, Arca, Miss Truesdale et Man’s Best furent réalisés en parallèle de mon travail sur Drome. Ça a été un long projet !

Si l’on met de côté les mails que vous recevez de Mike Mignola, comment avez-vous choisi ces différents projets ?

Je ne sais pas trop… Je ne crois pas que certains de mes choix aient été aussi délibérés que ce que j’aimerais faire croire ! Parfois c’est ce que l’on vous propose et qui s’accorde plutôt bien avec votre organisation, parfois vous commencez à réfléchir avec un collègue et le projet n’abouti pas… Il faut aussi prendre en compte le fait que je suis papa depuis août 2021. J’ai cru comprendre qu’en France vous aviez une bonne sécurité sociale, des allocations, un congé parental etc. Mais aux Etats-Unis, il faut bosser ! C’est une vérité un peu triste, mais vous avez besoin d’avoir des revenus réguliers.


Vous pourriez emménager en France ! Vous aurez d’autres raisons de quitter les Etats-Unis d’ici les prochains mois !

D’ici les prochaines semaines vous voulez dire ? [rires] Eh bien… Je suis toujours très impressionné par les personnes qui décident de vivre dans un autre pays. J’ai été bénévole pour Peace Corps et j’ai vécu au Turkménistan. Et vous voyez, même en me baladant ici, on comprend très vite que je suis américain, un étranger. J’aime l’anonymat aux Etats-Unis. Je peux aller dans un magasin, m’acheter un Coca sans problème. Il n’y a pas la barrière de la langue. Je n’aime pas trop me faire remarquer !

Si nous avons bien compris, il n’y aura pas énormément de dialogues dans Drome. Etes-vous réticent aux dialogues ? Pensez-vous qu’ils vous gênent plus qu’autre chose ? Un peu comme pour Hedra, vous pourriez faire un album silencieux où seuls les dessins raconteraient l’histoire.

Je ne pense pas y être farouchement opposé. Je ne les trouve pas spécialement nécessaires. Si vous coupez le son par exemple pendant un film, vous pouvez toujours suivre l’histoire. Surtout s’il s’agit d’un film d’action, vous n’avez pas besoin de son. Il n’y a pas de son dans les comics. Des expressions comme « Allons-y ! », « Sors de là » ou « Attention ! » ne sont pas si essentielles. Je suis surtout opposé à l’aspect visuel des dialogues. Je crois que je m’en suis rendu compte quand j’ai travaillé sur un album intitulé All Star. Certains critiques ont remarqué que les vingt-cinq dernières pages de l’album ne comportaient aucun dialogue. Je ne m’en étais même pas rendu compte ! Je n’avais pas besoin de mots pour raconter mon histoire. Pour Hedra, je n’avais pas décidé au départ de faire un album sans dialogue, mais, au bout d’une vingtaine de pages sans aucune parole, j’ai réalisé que s’il fallait faire figurer le moindre mot, ces derniers auraient une énorme importance ! Ils doivent en valoir la peine car ce seront les seuls mots de l’album ! Si vous avez plus de cinq mille mots, vous pouvez vous permettre d’en avoir quelques-uns qui n’ont pas grand intérêt ! 

Mais si vous n’avez qu’une seule phrase de tout l’album, c’est trop de responsabilités ! C’est pour ça que je préfère rester silencieux. Tout ceci est le résultat d’une réflexion de ma part. C’est un peu comme pour les titres. Je ne veux pas donner des titres trop identifiables. Regardez Hedra : c’est un comics silencieux, énigmatique dont l’intrigue est un véritable puzzle. Intitulez-le « SPACE » et tout l’intérêt de l’album s’envole. C’est pour ça que je tiens à choisir des titres qui ne viendraient pas parasiter le contenu de l’album. Aux Etats-Unis, je ne sais pas pour la France, personne ne sait prononcer « HEDRA ». Le titre vient de « POLYHEDRA » [Polyèdre en français]. C’est le nom d’une forme géométrique. Cela ne me dérange pas que le titre soit mal prononcé car l’essentiel ne repose pas dans les mots. Il s’agit de laisser quelque chose exister sous une autre forme.


Rassurez-nous, nous prononçons bien « Drome » depuis le début de l’entretien ?

Non non c’est très bien. J’ai eu le même raisonnement pour ce titre aussi. On m’a vite appris qu’il s’agissait d’un département français également !  Mais le titre vient de la racine du mot « course », que l’on retrouve dans « hippodrome », dans « autodrome » mais également dans « palindrome » ce qui évoque la direction d’un objet ou d’un personnage, comme l’itinéraire d’un héros par exemple.

Si l’on s’intéresse à la couverture de Drome, on aperçoit un énorme personnage cornu qui se confond avec l’espace et qui ressemble beaucoup au style de Steve Ditko. De même, dans Man’s Best, on peut apercevoir l’effet « Kirby Krackle ». Est-ce que l’aspect divinités cosmiques est une imagerie vers laquelle vous aimeriez vous dirigez ?

J’apprécie beaucoup les récits mythologiques grecs et ces histoires de dieux imparfaits qui peuvent prendre plusieurs formes, qui s’affrontent les uns les autres par divers moyens. Je souhaitais aussi représenter différents niveaux de réalité par le biais du médium vous voyez, les dieux, les demi-dieux, les humains et leurs relations. J’ai beaucoup entendu ici à Angoulême que je me situais à mi-chemin entre la bande dessinée franco-belge et le comics. Je suis évidemment énormément influencé par le comics. J’adore Jack Kirby tout comme Ditko, surtout quand il expérimente des idées visuelles dans Spiderman mais également dans ses travaux plus tardifs, peut-être même plus d’ailleurs. Il a vraiment réfléchi à une façon différente d’appréhender l’espace sur la page. Je trouve donc plutôt intéressant d’essayer d’intégrer ces éléments dans mes travaux.

Diriez-vous qu’il s’agit là de votre projet le plus personnel ?

Complètement oui. J’ai le sentiment qu’il va me falloir un peu de temps pour m’en remettre ! Une fois terminé, je me suis demandé ce que je pourrais faire après mais je me sens un peu lessivé !

Vous pourriez vous reposer aussi !

C’est en effet un élément important pour être heureux ! Comme j’ai travaillé sur d’autres projets en même temps, je suis très content de la discipline que j’ai dû respecter pour avancer, le labeur accompli. Je me donnais pour objectif deux pages par semaine. Quand vous savez que l’album fait trois cents pages, cela représente cent cinquante semaines de travail ! J’imagine que cette discipline et cette application, ça ne peut être que de la passion ! Vous ne pouvez pas faire autrement !

Nous avons très hâte de lire cet album à l’automne prochain. Merci beaucoup Jesse ce fut un plaisir, nous espérons vous retrouvez bientôt pour discuter à nouveau !

Ce sera avec plaisir !

Arno Kikoo
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