Bienvenue dans une nouvelle édition de The Wanderer’s Treasures. Cette semaine c’est à un véritable OVNI que nous allons nous intéresser : La Muse, publié chez Big Head Press en 2008 (et qui était à l’origine un web comic). Les auteurs de cette graphic novel, Adi Tantimedh (JLA : Age Of Wonders, et auteur pour la TV et le cinéma) et Hugo Petrus (Raise The Dead, The Three Musketeers chez Marvel) ne sont assurément pas des grands noms du comics. Mais ces deux illustres inconnus ont su séduire Alan Moore (Watchmen, V For Vendetta, From Hell) qui qualifie leur travail de « wonderful » sur la couverture. Avec une telle recommandation, autant dire qu’on est en droit de s’attendre au meilleur, et c’est bel et bien ce que les deux compères nous offrent.
La Muse est une œuvre qu’il est à peu près impossible de classer dans un genre précis. Le pitch pourrait être résumé ainsi : Susan La Muse (appréciez le jeu de mot avec le titre, il prend tout son sens lors de la lecture) est une alien omnipotente et elle a décidé de sauver le monde, parce qu’elle estime qu’il en vaut la peine. Simple activiste au début, elle se retrouve propulsée au rang de superstar quand elle est filmée en train d’empêcher un attentat à la bombe à Londres. La jeune femme décide alors de tirer partie de cette nouvelle célébrité pour accomplir la mission qu’elle s’est fixée.
Le mot « omnipotente » ne doit pas être pris à la légère. L’héroïne n’est pas juste une superwoman dotée de la panoplie classique de force, vitesse, vol et invulnérabilité ; elle peut littéralement TOUT faire (arrêter le temps, ressusciter les morts, aller dans d’autres plans d’existence, TOUT je vous dis). Cette toute puissance de l’héroïne aurait pu être gênante pour le scénariste (combien de fois a-t-on entendu dire que Superman était trop fort pour être intéressant), mais il en fait au contraire un élément essentiel du récit et en tire remarquablement partie pour imaginer les effets d’un démiurge sur le monde. Et ce qui rend le récit encore plus plaisant c’est que le démiurge en question est une rouquine hyper-sexy et un brin déjantée, très portée sur la bagatelle (le sexe n’est pas à proprement parler l’un des thèmes développé dans le récit, mais il en est une constante). Drôle, charismatique, profondément humaine et attachante malgré sa toute puissance, Susan La Muse est le principal attrait de cette graphic novel indiscutablement « character driven ». On peut même dire que le récit est totalement à son image. Elle est secondée par sa sœur, Libby, qui est agent pour des acteurs et autres célébrités. Dépourvue de pouvoirs, bien plus sage que Susan, Libby est forcée par son patron de devenir l’agent de sa sœur. Elle l’accompagnera tout au long du récit, supportant ses frasques et s’efforçant de la cornaquer. La relation entre les deux sœurs est très bien écrite et on sent bien la tendresse qui existe entre elles, même quand elles se tapent sur les nerfs. Les autres personnages secondaires notables sont Tim, fiancé de Libby et avocat de La Muse, et Todd, un « ami » qui se rêve grand réalisateur et qui a « toute l’éthique d’une maladie vénérienne » selon les propres mots de Susan. Bien d’autres interviennent au fil du récit mais il serait fastidieux de les énumérer tous.
Le scénario de La Muse est quasi impossible à résumer au-delà du pitch sans déflorer l’intrigue. Sachez juste qu’en plus de la croisade de Susan, on a droit à l’intervention de ses parents (eux aussi des aliens tout puissants mais à l’apparence d’enfants, et oui c’est expliqué) qui trouvent à redire au comportement de leur progéniture. Des scènes cosmiques très réussies en résultent, ajoutant un côté encore plus barré à cette graphic novel Il y a aussi l’agent Venkow, âme damnée de mystérieux comploteurs voulant garder la main mise sur le monde. Ce dernier personnage (ainsi que ses maîtres) s’avère assez archétypal, pour ne pas dire caricatural. De même que la « méchante journaliste » Naomi Pinney. Mais c’est probablement une volonté du scénariste pour faire passer l’idée que ce n’est pas contre des hommes que Susan lutte, mais contre un système dont Venkow est la personnification. Au chapitre des (petits) bémols, on pourra aussi reprocher à l’occasion au scénario un petit côté artificiel quand on voit la facilité avec laquelle La Muse change le monde. Elle change le système économique, déclare qu’elle est elle-même un Etat souverain, j’en passe et des meilleures. Certes il y a un bel effort d’Adi Tantimedh pour prendre en compte les conséquences politiques et économiques des actes de l’héroïne. Mais en « vrai » les choses ne seraient sûrement pas aussi simples, même pour quelqu’un doté des pouvoirs de Susan. Cependant on oubliera vite ce détail qui ne gâche en rien le plaisir de lecture. D’autant plus que la construction du récit et la gestion de son rythme sont exemplaires. On va de rebondissement en rebondissement comme sur un grand huit sans jamais se lasser jusqu’à un final en apothéose. Le scénariste glisse même discrètement une belle histoire d’amour entre Susan et la belle anglaise Martine au milieu de tout ça (et il le fait à travers seulement quelques séquences éparses, belle performance).
Mais l’aspect le plus fascinant de La Muse, c’est sûrement sa paradoxale légèreté. Les thèmes abordés sont sérieux (injustice, corruption, intolérance…). Susan fait parfois des choix dont la moralité peut paraître discutable (la scène avec les néo-nazis dans le troisième chapitre, plus généralement le fait qu’elle tue à l’occasion alors que ses pouvoirs lui permettraient toujours d’éviter d’en arriver là). Il y a même un partie pris assez discutable sur la notion de libre arbitre : Susan ne veut pas priver les gens de leur volonté mais elle n’hésite pas à leur « reprogrammer » le cerveau pour les rendre meilleurs (les « dé-trou-du-cul-iser » comme elle dit). Pourtant, à la lecture, on ne se pose pas de questions. On se laisse porter par la personnalité joviale et extravagante de l’héroïne. Bref on est sous son charme, comme si elle utilisait ses pouvoirs sur nous aussi. A travers son écriture, Adi Tantimedh donne donc une dimension méta textuelle à son œuvre, et c’est sûrement là sa plus grande prouesse.
Au niveau du dessin, Hugo Petrus livre une prestation très honorable dans l’ensemble. Son trait est soigné et agréable. Ses personnages sont particulièrement expressifs, au point d’évoquer à l’occasion le travail de Kevin Maguire (Justice League International, Formerly Known As The Justice League), le maître incontesté des expressions faciales. Les designs sont très réussis, ce qui est d’autant plus remarquable que tous les personnages sont des humains ordinaires habillés normalement. Ici pas de costumes de super-héros. Pourtant chacun à son propre look (à commencer par Susan) et une réelle identité visuelle. Les mises en pages sont en général très sages et la lisibilité irréprochable. L’artiste ne se « lâche » que lors des séquences cosmiques (notamment à la fin) et c’est tout aussi réussi, tant en termes de design que de composition. Le travail remarquable du coloriste -3- (oui, c’est bizarre comme pseudonyme) contribue aussi grandement à l’efficacité de ces passages. Sa palette aux couleurs vives fait d’ailleurs des merveilles sur l’ensemble de l’œuvre. Les seules remarques négatives qu’on pourra faire à propos des dessins concernent le manque relatif de détails sur les personnages lors de la plupart des plans larges, et le fait que certains arrière-plans sont trop vides. Ce dernier point est cependant atténué par -3-, qui utilise la couleur pour leur donner plus de consistance.
La Muse s’avère donc être une œuvre des plus singulières. Envoûtante, déconcertante, drôle, émouvante, intéressante, sexy, provocatrice. Ce ne sont là que quelques uns des adjectifs qu’on peut utiliser pour la décrire. Au final, la meilleure chose à faire est de se laisser guider par Susan La Muse et de profiter du voyage. Vous ne le regretterez pas.