Alors que Captain America débarque en force sur grand écran, Panini se joint logiquement à la fête en sortant un luxueux recueil dans sa collection Marvel : Deluxe intitulé Captain America La Sentinelle De La Liberté. Le contenu de ce pavé de 288 pages est des plus intéressants puisqu’il regroupe les numéros 1 à 11 du volume 4 US de Captain America (la série Marvel Knights de 2002) ainsi que les numéros 50 et 600 du volume 5. Curieux assemblage, les deux derniers numéros étant des one-shots déguisés sans aucun rapport avec le gros du recueil. Mais vu leur qualité (ils sont écrits par l’excellent Paul Dini et un Marcos Martin inspiré), on ne se plaindra pas qu’ils aient été inclus. Cependant pour savoureux qu’ils soient, ces numéros font figure de bonus par rapport à la pièce principale qui déterminera à coup sûr l’intérêt de ce volume : le Captain America de John Ney Rieber et John Cassaday (Planetary, Astonishing X-Men). Trevor Hairsine (Ultimate Six, X-Men Deadly Genesis) et Jae Lee (Inhumans, The Sentry) succèderont à ce dernier au dessin.
Replaçons les choses dans leur
contexte : à l’époque « adouber » un personnage (c'est-à-dire
inclure sa série dans la prestigieuse ligne Marvel Knights créée par le duo Joe Quesada-Jimmy Palmiotti) est
l’assurance de voir augmenter les ventes. C’est là la principale raison de la
naissance de ce nouveau volume de Captain America. Mais un évènement tragique
va venir (entre autres) bouleverser les plans de la Maison des Idées : le 11 septembre 2001. Il est inutile de
revenir longuement sur le profond traumatisme qu’ont constitué les attentats
sur le World Trade Center et le Pentagone pour les Américains. Dans le contexte
de ce que beaucoup ont perçu comme un nouveau monde, il était devenu impossible
pour l’Anglais John Ney Rieber et le New-Yorkais d’adoption John Cassaday de
raconter l’histoire qu’ils avaient prévu à l’origine. Surtout une histoire de
Captain America, le super soldat dont le costume est le drapeau américain.
C’est ainsi que ce nouveau volume de Captain America est né.
Le résultat de cette genèse chaotique est, plus qu’une histoire de Cap, un témoignage de l’Amérique libérale (aux sens politique, c'est-à-dire la gauche américaine) face aux conséquences du 11 septembre. C’est particulièrement vrai du premier arc de la série (#1 à 6), le seul entièrement écrit par Rieber (il sera dès le numéro 7 assisté par Chuck Austen, qui sera pourtant peu mentionné à l’époque) et illustré par Cassaday. En effet l’intrigue de The New Deal (La Nouvelle Donne en français) est des plus simples, pour ne pas dire basique. Sept mois après les attentats, un terroriste nommé Al-Tariq s’attaque à la bourgade fictive de Centerville au centre des USA. Des mines sont dispersées dans la ville et la population est prise en otage. Une fois le vilain vaincu, Cap traquera le responsable des attaques jusqu’à Dresde, avec au passage une bagarre contre ses agents le soir du 4 juillet (jour de la fête nationale américaine). Ces mystérieux terroristes n’ont pas de réelle identité, ils sont des archétypes, des personnifications anthropomorphiques du terrorisme. Ce « truc » de l’auteur est parfaitement assumé, surtout dans l’affrontement final avec le vilain en chef qui défie Cap de trouver d’où il vient sans qu’on ait au final la réponse. Car cet arc, c’est un essai des auteurs sur ce que représente Cap : l’idéal du rêve américain.
Tout dans l’écriture de John Ney
Rieber est calculé pour porter un message sur le sujet. Le choix de la ville
fictive attaquée par exemple, représentation iconique de la small town America, cette référence
morale permanente et ce mode de vie idéalisé par les Américains. En la montrant
en danger l’auteur se fait le porte-parole de la peur qui avait saisi le pays,
ce sentiment que son mode de vie, son cœur même, était désormais menacé. Autant
le dire tout de suite, la subtilité ne fait pas partie des atouts de John Ney
Rieber. Le scénariste n’y va jamais avec le dos de la cuillère. Il y a cette
scène où Cap se jette d’un barrage et se rattrape au drapeau américain qui
s’embrase lors de sa chute mais y résiste. Et il y a surtout tout le premier
numéro, avec un Steve Rogers anéanti qui cherche désespérément des survivants
dans les ruines des tours abattues. Avec presque dix ans de recul, force est de
constater que certaines scènes (le souvenir des victimes, Cap qui s’oppose à
une attaque raciste contre un jeune américain d’origine jordanienne) et
répliques (« We have to be America. Or they’ve won. » ou encore « United by a power that no enemy
of freedom could begin to understand. We share… We are… The American
Dream ») ont mal vieilli et dégoulinent un peu trop de bons sentiments. C’est
une impression qui perdure durant les onze numéros réunis dans ce volume. La
série est clairement un produit de son époque, écrit presque sans aucun recul
sur les évènements.
Cependant, il serait une
grossière erreur de résumer l’œuvre de John Ney Rieber à une lettre d’amour
inconditionnelle à l’Amérique, et encore moins à la rhétorique manichéenne et
simpliste qui fut celle de l’administration
Bush. Cela malgré l’utilisation malheureuse et d’ailleurs assez surprenante
d’une citation de Richard III de Shakespeare en conclusion du numéro 11.
Surprenante car elle semble contredire le propos de l’auteur dans le reste de
l’ouvrage. En effet elle signifie en substance qu’il convient d’agir en
fonction de ses convictions envers et contre tout. Mais cela peut sans doute
s’expliquer par le fait que dans la série Cap incarne objectivement le Bien, et
peut donc citer les mots du barde sans passer pour un boucher. On regrettera
juste le raccourci fait par les auteurs. Sinon, si John Ney Rieber souscrit
totalement à l’idéal du rêve américain tel qu’incarné par Cap, il est plus
cynique sur les actes de l’Amérique en tant que nation. Peut-être est-ce parce
qu’il est Anglais, les auteurs britanniques semblant particulièrement doués
pour admirer leurs cousins d’outre atlantique tout en jetant la lumière sur
leur part d’ombre (Mark Millar avec
Civil War ou The Ultimates, Garth Ennis
avec Preacher…). Les agissements critiquables des dirigeants US ne sont pas
occultés, loin de là puisque les complots et autres machinations dans l’ombre
sont au centre de l’intrigue, avec un Nick
Fury plus dans les gris que jamais. Même les actes passés de l’Amérique,
durant la seconde guerre mondiale, sont examinés avec un œil critique (essentiellement, le
bombardement de Dresde qui avait abouti à la destruction quasi-totale de la
ville). Mais là encore un bémol s’impose : si les
questions que pose l’auteur sont intéressantes, les réponses sont un peu
simplistes. La guerre et la haine c’est mal, et aucun tort d’un pays ne peut
justifier des crimes contre des civils forcément innocents. C’est en partie dû
à la nature de l’œuvre (c’est un comic book, pas un traité de sciences
politiques), ce qui incitera à la clémence. Et puis même si, comme on l’a dit,
ça dégouline un peu de bons sentiments, ce n’est pas faux non plus. Mais bon,
un sujet aussi sérieux aurait sans doute mérité d’être traité avec un peu plus
de finesse.
Le second arc, The Extremists co-écrit par Chuck Austen (Uncanny X-Men, Elektra) donc, développe les mêmes thèmes. Cette fois c’est Inali Redpath, un shaman indien ex-soldat et barbouze du SHIELD qui est le méchant. On nage encore en pleine histoire de complots qui annonce l’arc suivant (Ice, étonnamment non inclus dans ce recueil), une relecture des évènements ayant conduit Cap à être emprisonné dans la glace. Et là encore Rieber et Austen insistent, parfois lourdement, sur l’opposition entre un Captain America irréprochable et « pur » et une Amérique qui l’est beaucoup moins (ce sont cette fois les torts du pays envers les tribus indiennes qui sont soulignés). Les réponses apportées sont les mêmes, avec le même bémol quant à leur simplicité, et il faut reconnaître que l’arc fait franchement redite par rapport au précédent au niveau des thèmes abordés. Les auteurs se laissent même aller à quelques scènes limite kitch (les gangsters « avec un bon fond » qui posent les armes parce que Cap le leur demande) et à user de ficelles déplorables (l’arrivée inopinée d’un bus scolaire rempli d’enfants juste pour que le vilain les prenne en otages). En clair ce second arc est moins bon que le précédent. Il est néanmoins loin d’être mauvais surtout grâce à certains moments de lucidité bienvenus des auteurs (et non, la seconde guerre mondiale n’était pas une époque plus innocente…) et à un traitement intéressant du personnage de Steve Rogers.
Car l’autre intérêt majeur du
volume quatre de Captain America, c’est qu’avant Ed Brubaker, Rieber et Austen avaient déjà commencé à redéfinir le
personnage pour le XXIème siècle. Ils l’ont en effet éloigné de sa dimension
super héroïque pour insister sur sa nature de super-soldat. En gros d’arme
vivante (Fury le compare à un SCUD). Ainsi dans cette série on voit Cap accepter
de tuer. Précisons qu’à l’époque, le personnage adhérait au même credo que Spider-Man ou Superman, à savoir ne jamais prendre de vie. Brubaker est revenu
plus tard sur cette idée, faisant remarquer que rien que pendant la guerre, Cap
avait forcément tué et qu’il était ridicule de prétendre le contraire. Sans
pour autant que cela signifie qu’il fallait le transformer en ersatz de
Wolverine. Ici les auteurs ont une position moins tranchée, avec un héros qui
est certes clairement décidé à ne pas tuer sauf absolue nécessité (la scène
avec le garde armé d’un lance roquette illustre bien cela, avec Cap qui refuse
que le sniper l’accompagnant tire). Mais on sent clairement qu’on n’est plus
face au même Captain America que dans Avengers, essentiellement grâce à la confrontation entre Cap et Al-Tariq. L’autre
aspect intéressant du traitement de Captain America c’est la dichotomie assumée
entre sa dimension symbolique et son humanité. Ainsi ces deux aspects du
personnage sont poussés à l’extrême, avec d’un côté un Cap qui est plus que
jamais l’incarnation d’un idéal et de
l’autre un Steve Rogers qui cherche sa place en tant qu’homme. Les deux aspects
sont très bien traités, avec toujours aussi peu de subtilité (les réflexions
mélancoliques de Steve sur ce qu’aurait pu être sa vie s’il n’avait pas été
Cap) mais pour le coup avec une grande justesse (la décision de Cap de révéler
son identité au monde, un grand moment de la série). Et, pour utiliser une
expression chère à notre rédac chef, on a aussi droit à un Captain America
super bad ass, pour notre plus grand
plaisir.
Niveau dessin, le casting fait saliver et ne déçoit pas. John Cassaday livre une prestation brillante et sublime littéralement le premier arc. Il donne un poids, une dimension dramatique, qui aide à faire passer le propos parfois limite grandiloquent du scénariste. Il réussit même à rendre certains passages assez poignants (la scène de la chute dans le drapeau américain mentionnée précédemment par exemple). L’artiste embrasse totalement l’idée de Cap comme un symbole et multiplie les poses iconiques même lors des scènes d’action. Le tout (presque) sans trop en faire et en préservant à chaque instant la lisibilité. Le presque c’est pour la page avec Cap auréolé de lumière vers la fin du premier numéro. La narration est très cinématographique, avec énormément de cases horizontales façon cinémascope. Les scènes d’action sont remarquablement chorégraphiées, s’éloignant des clichés des combats super héroïques pour devenir sinon réalistes, quasi vraisemblables. Les passages plus calmes ne sont pas en reste, avec un vrai souci de mise en scène. Enfin, mention spéciale aux scènes dans les ruines du World Trade Center, tout en gris, criantes de vérité. Là encore un dessin génial sublime un propos qui aurait pu être gratuitement mélodramatique. Et enfin il convient d’attirer l’attention sur les couvertures, inspirées des affiches de propagande de la seconde guerre mondiale et qui mériteraient une étude à elles seules.
Sur le second arc, Trevor Hairsine et Jae Lee prennent la relève. Hairsine dont le style n’est pas encore aussi gritty que sur Ultimate Six s’en tire bien, malgré des couleurs un peu ratées car faisant trop synthétiques (surtout au niveau des effets de lumière). A l’instar de Cassaday, ses arrière-plans sont parfois un peu vides, mais on le remarque un peu plus peut être paradoxalement à cause des cases plus petites. En effet Hairsine, contrairement à son prédécesseur, ne cherche pas à donner une dimension quasi contemplative à ses dessins. Jae Lee est quant à lui fidèle à son style si particulier. Le dessin lui-même est irréprochable, mais c’est plutôt le choix de l’artiste qu’on critiquera. Son univers graphique éthéré contrastant magnifiquement avec ses noirs très denses n’est absolument pas indiqué pour une histoire de complot militaire tirant vers le thriller - même si Thor (superbement rendu) s’invite à la fin de l’histoire. Et surtout la rupture par rapport au style de Trevor Hairsine est beaucoup trop grande et brutale. C’est dommage mais heureusement ça ne suffit pas à gâcher le plaisir de lecture.
Ce recueil de Captain America est donc non seulement un bon comic superbement illustré, mais il est surtout un document fascinant. Non seulement parce qu’il préfigure l’évolution de Cap en tant que personnage, mais aussi pour le témoignage qu’il constitue. Les onze numéros de Captain America Volume 4 sont la chronique d’une Amérique traumatisée qui cherche des réponses à ses angoisses en teintant sa fiction de réalité. Et les deux autres numéros inclus constituent un bonus réjouissant pour qui aime les bonnes histoires de la sentinelle de la liberté.
Notes
Scénario : 4/5
Dessin : 4,5/5
Globale : 4,5/5