Les séries consacrées aux vilains sont l'un des exercices de style favoris de l'industrie des comic books. On retrouve ainsi très régulièrement nos méchants préférés dans leurs propres aventures, qui sont hélas souvent dispensables, quand elles ne prouvent tout simplement pas qu'un antagoniste ne peut fonctionner sans sa contre-partie. Et pour son entrée chez Marvel en tant que scénariste, Ed Brisson rentre effectivement par cette porte, mais en la fracassant au passage avec le très bon premier numéro d'une série consacré au sadique mercenaire qui ne manque jamais sa cible : j'ai nommé Bullseye.
S'amusant avec la réputation du vilain, qui a souvent trouvé la mort des mains de ses adversaires récurrents, au moins autant qu'il l'a donné, le lettreur et scénariste nous place ainsi dans le quotidien complètement taré de Bullseye, une nouvelle fois de retour dans l'univers Marvel. S'ennuyant plus que jamais, notre cher antagoniste est à la recherche d'un contrat après avoir expédié son dernier petit boulot par un jet de cartes des plus meurtriers. Une séquence qui au passage, fait montre du talent de Brisson pour l'action, puisque le découpage, très inspiré, nous place directement dans l'esprit malade du chasseur qu'est Bullseye.
En discutant avec l'un de ses contacts, le vilain va trouver une tâche à la hauteur de son talent : récupérer le fils d'un mafieux notoire des mains d'un très puissant cartel, dont les chefs s'annoncent au moins aussi fêlés que notre personnage principal. Un pitch des plus simples, mais des plus accrocheurs puisque Brisson le déroule avec une vraie classe et une ambiance proche du polar, genre cher à son cœur. Une atmosphère d'ailleurs renforcée par les dessins de Guillermo Sana, qui donnent une vraie patte à ce numéro et sans doute à toute la suite de la série, qui avec un dessinateur au style moins identifié, serait d'emblée plus oubliable.
En mélangeant les codes du Noir et du super-vilain, Brisson installe d'ailleurs un drôle de malaise dans la tête du lecteur, qui ne sait plus s'il doit rire des punchlines et des meurtres de Bullseye, où s'en dégoûter. Il faut dire que l'auteur insiste énormément, et peut-être trop d'ailleurs, sur les pouvoirs surnaturels de notre homme, capable d'assassiner les passants de toute une rue avec un simple trombone. Mais ce fameux malaise finit par servir le titre et lui donner une vraie singularité. Après tout, quitte à s'intéresser à un vilain, autant plonger à fond dans sa folie.
Le scénariste la nuance d'ailleurs assez bien avec d'autres personnages. Secondaires et à ma connaissance inédits à l'univers Marvel, ils renforcent le classicisme de ce titre et ne font donc que renforcer l'étrangeté de Bullseye et de son comportement. Moralité, le ton de la série est assez surprenant et on plonge pourtant très vite dans la tête de son détraqué personnage principal et dans les enjeux, posés dans des dialogues bien construits, mais qui peuvent parfois être bavards. Mais on se consolera en imaginant que les phylactères vont vite être crevés par une avalanche de balles, de cartes et d'objets tranchants lorsque l'action va exploser.
D'autant qu'on pourra alors compter sur les talents de Guillermo Sanna, qui se montre très en forme dans ce premier numéro. Encore une fois, celui-ci a des allures de film Noir et fait preuve d'un classicisme assez élégant et débouche ainsi sur une entente totale entre les idées de l'auteur et les capacités du dessinateur. Pour un titre spécialement consacré à un vilain, Bullseye a donc une sacré gueule, même si quelques cases peuvent paraître moins réussies que d'autres. Mais on le pardonne volontiers au regard d'un Back-Up signé Marv Wolfman et Alec Morgan, qui prolonge habilement l'expérience, aussi bien du côté de l'histoire que visuellement.
Si l'inversion des points de vue se fait régulièrement dans le monde des comics, avec moult séries consacrées aux vilains, ce premier numéro de Bullseye nous montre qu'il encore possible de créer de belles histoires, quitte à ce qu'elles soient classiques, en se lançant dans cet exercice de style. Solide et méthodique, Brisson installe à merveille ses enjeux, son personnages et son ambiance façon film Noir ou polar dans ce premier numéro dopé par les dessins d'un Sanna très en forme. Un titre à suivre, assurément !