Si nombre de titres Batman font office de blockbusters chez DC cette année, de Dark Nights : Metal à Batman #32, celui qu'on attendait le plus était assurément White Knight de Sean Gordon Murphy, scénariste et dessinateur star de l'industrie qui, depuis quelques mois déjà, s'était exilé pour nous livrer un graphic novel dont les débuts ne déçoivent pas.
Et pourtant, ces dernières semaines nous avaient apporté leur lot de frayeurs. D'une part, parce que le pitch de ce White Knight - qui voit Batman et le Joker inverser leur rôles lorsque le vilain décide d'alerter Gotham et ses habitants des dangers du vigilantisme - est des plus casse-gueules. D'autre part, parce que Sean Murphy a donné dans une communication pleine de superlatifs ces derniers mois pour présenter son bébé - les plus sceptiques diront qu'il a les chevilles qui enflent, les plus mesurés rappelleront que c'est désormais sur son trait que toute l'industrie semble s'aligner. On peut donc comprendre d'où vient la fierté du bonhomme, mais on craignait qu'elle le fasse dérailler très vite des rails installés à la hâte par son synopsis. Les différentes previews qui se sont succédées allaient d'ailleurs dans ce sens.
Mais on vous rassure : elles nous faisaient découvrir les dialogues les plus convenus de ce premier numéro, finalement. En une trentaine de pages, Sean Murphy parvient en effet à installer une ambiance assez dingue tout en amorçant son histoire et les ambitieuses promesses qu'elle devra tenir. Difficile de lui reprocher quoi que ce soit, d'ailleurs, si ce n'est deux facilités scénaristiques qui serviront à précipiter l'inversion des rôles entre Batman et le Joker, et dont on se serait bien passé. Mais on imagine que ces détails auront leur importance à l'avenir, et qu'ils ont été placés ici pour mieux faire avaler ce changement à un public large, et notamment aux lecteurs américains, qui semblent avoir développés une phobie pour les titres "politiques".
Pourtant, ce premier numéro de White Knight nous offre une réflexion assez brillante et plutôt bien incarnée sur les agissements de Batman et toutes les limites - économiques, sociales ou encore psychologiques - de son combat. Et là où on pouvait craindre le retour du Sean Gordon Murphy impétueux de Punk Rock Jesus, l'auteur se montre très inspiré, et marcherait même par moments dans les pas de deux de mes itérations préférées du batverse : Batman The Animated Series et la trilogie Dark Knight de Christopher Nolan.
L'influence de la série animée se remarquant plus facilement, je commencerais donc par celle-ci. Sean Murphy fait ici montre de tout son talent graphique, en nous offrant des planches magnifiques, quoi qu'un peut morcelées par la composition. Ça n'enlève rien au niveau de détail offert par le dessinateur, qui a visiblement un compas dans l'œil et séduit le nôtre avec un maximum de petites attentions, si bien qu'on s'arrêtera plus longtemps qu'à l'accoutumée sur les dessins. D'autant que les planches sont chargées de petites références au merchandising Batman, qui ont le bon goût d'enrichir le récit et de mettre leur côté méta au service du propos de l'auteur. Sans même parler d'une ambiance visuelle qui, des superbes couleurs de Matt Hollingsworth aux costumes de la Bat-Family, évoque un Batman : The Animated Series qui aurait vieilli comme un bon vin.
Là où White Knight rappelle la trilogie de Christopher Nolan, c'est dans son approche du Joker et dans son contenu politique. D'abord présenté sous un jour vécu mille fois par ses fans, le personnage évolue très vite en quelque chose de nouveau, pour devenir Jack Napier, puisque l'auteur reprend pour la première fois dans l'histoire des comics l'identité donnée au Joker par le Batman de Tim Burton. Ce Joker d'un nouveau genre, comme celui d'Heath Ledger avant lui, capte immédiatement notre attention et nous plonge dans une réflexion diablement pertinente. Un bienfait à ne pas sous-estimer à l'heure où les Joker so crazy, so fucked up, so edgy se suivent et se ressemblent. Tout comme un Nolan, ce n'est pas la folie du personnage qui intéresse Murphy, mais bien son rapport à l'ordre et au chaos. Et c'est tout ce qui rend ce cher Jack Napier si fascinant, au sein de ce numéro en tous cas.
Côté politique, et malgré ce qu'a pu dire l'auteur sur les réseaux sociaux ou ce qu'il peut écrire dans certaines pages de ce récit, on se rapproche aussi beaucoup d'un Dark Knight, avec un récit ancré dans la réalité socio-politique du moment, où l'on nous parle de violences policières, de guerres raciales et de social justice warriors. Mais les termes ne sont pas jetés tels des bouteilles à la mer. Ils acquièrent vite un sens grâce à la densité de ce numéro, qu'on pourrait presque considéré comme bavard, d'ailleurs, s'il n'était pas aussi bien écrit. Moralité, si Murphy poursuit dans cette voie, l'odyssée de White Knight sera proprement passionnante, car on sent l'auteur bouilloner derrière les pages de son scénario, et la multitudes d'idées présentes dans ce numéro nous rappelle aux meilleurs aspects de son Punk Rock Jesus.
Bonheur pour les yeux, mais ça on le savait déjà, ce premier numéro de Batman : White Knight est également un joli morceau d'écriture qui parvient à poser une ambiance et une direction artistique bien particulières sans négliger les enjeux. Ils seront certes boostés par quelques raccourcis, mais dans l'ensemble, l'audacieuse promesse de Murphy est tenue : son portrait d'une nouvelle relation entre Batman et le Joker s'annonce passionnant. Sans doute parce qu'il ne se limite pas aux deux personnages, d'ailleurs, mais incarne à merveille une Amérique qui vit des temps troubles. On vous recommande donc chaudement d'y jeter un œil, qui Sean Murphy oblige, repartira forcément avec une petite fracture de la rétine.